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Quarante nouvelles années s'étaient écoulées…
Tanithkara était désormais âgée de cent trois ans. Elle avait renoncé à son titre de reine peu après son retour d'Hedeen. Isis lui avait succédé, s'était mariée et avait eu quatre enfants. Elle régnait depuis sans difficulté sur un peuple qui se gouvernait tout seul.
La vieille dame, dont l'esprit restait parfaitement lucide, avait passé beaucoup de temps après son abdication à approfondir ses contacts avec l'Ether. Elle avait ainsi découvert des éléments essentiels, comme la puissance de la pensée humaine, capable d'influencer le déroulement des événements. Par l'autohypnose, elle s'était plongée dans l'univers étrange qui conservait les mémoires de tous ceux qui avaient vécu depuis l'origine des temps, depuis l'apparition de l'homme. Elle avait noué avec cet espace étonnant des liens singuliers, qui lui avaient fait prendre conscience de son extraordinaire complexité.
Nombre de ses questions restaient sans réponse. Peut-être ces réponses n'existaient-elles pas…
Ainsi, pouvait-on considérer l'Ether comme une divinité ? Tanithkara pensait que non. Il s'agissait d'autre chose, une entité supérieure dont tous les êtres vivants faisaient partie. L'humanité ne représentait qu'une infime fraction de cette entité, même si l'homme était la créature la plus évoluée. Ce qui l'avait amené parfois à se croire lui-même d'essence divine. L'Ether n'était pas un dieu omnipotent qui aurait créé l'univers et la Terre. Il était apparu sur la planète plusieurs milliards d'années auparavant, et il s'y était développé, s'adaptant aux modifications des conditions de vie au fil du temps, sur une durée qui défiait l'imagination humaine. A plusieurs reprises, il avait failli être anéanti par des cataclysmes bien plus terrifiants que celui qui frappait la Terre depuis le passage de la comète. Quelques centaines de millions d'années auparavant, l'un d'eux avait provoqué la disparition de quatre-vingt-dix pour cent des êtres vivants. Pourtant, la vie s'était reconstruite à partir des espèces survivantes. Un phénomène identique s'était aussi produit il y avait soixante-cinq millions d'années. Tanithkara avait appris ces informations en explorant l'incommensurable mémoire collective de l'Ether, profondément marquée par ces apocalypses. Elle avait pu remonter très loin dans le passé, découvrant avec étonnement l'évolution qu'avait connue l'espèce humaine au fil du temps. Au-delà, elle avait retrouvé l'aspect véritable de ces êtres étonnants qui avaient peuplé la planète avant même l'apparition de l'homme. Cette quête passionnante lui prenait une grande partie de son temps. Elle consignait ses découvertes par écrit, dessinait les croquis des animaux fabuleux aperçus au cours de ses transes, dont elle s'éveillait à chaque fois émerveillée. Il lui aurait fallu de nombreuses vies pour retracer la fantastique histoire de la planète.
Cependant, même si elle avait bénéficié d'une vie longue et fructueuse, le temps lui était compté. A l'âge de cent trois ans, son corps fut saisi un matin d'une faiblesse nouvelle. Elle comprit qu'elle arrivait au terme de son existence. Elle n'en conçut aucune inquiétude, plutôt un certain soulagement. Depuis quelque temps, elle respirait plus difficilement, ses jambes la soutenaient moins bien. Elle éprouva une grande tristesse à l'idée de devoir quitter les siens, mais ils pouvaient se passer d'elle. Et puis, tous ses vieux compagnons avaient disparu. Elle devait poursuivre son voyage sous une autre forme et abandonner un véhicule désormais trop fatigué.
La nuit qui suivit, elle se plongea une dernière fois dans l'Ether, attirée par quelque chose qu'elle ne put définir. L'esprit grand ouvert, elle se laissa guider par ce sixième sens qu'elle avait appris à développer tout au long de sa vie : son intuition. Une sorte de voix l'appelait à pénétrer plus profondément dans cet univers où n'existait aucune distance, et qu'elle percevait comme un espace de lumière couleur d'azur et d'or, dans lequel elle croisait les mémoires, les âmes des disparus. Ces contacts l'entraînaient toujours à un moment ou un autre du passé. Cette fois, pourtant, elle comprit qu'une nouvelle voie s'ouvrait à elle, une voie différente, qui l'emmenait vers un ailleurs insolite, encore inexploré.
Une multitude d'images stupéfiantes lui apparurent, comme dans un kaléidoscope, lui montrant un monde qui n'existait pas encore, un monde où l'homme s'était multiplié dans des proportions effarantes, où il avait envahi la planète et l'avait asservie, un monde de contradictions où, pour beaucoup, l'esprit humain s'était défait de sa liberté de pensée pour se soumettre à des philosophies religieuses qui étouffaient toute quête personnelle. Des images atroces la heurtèrent : des femmes emprisonnées derrière des grilles, soumises aux caprices d'hommes tout-puissants, des femmes voilées, cloîtrées contre leur gré pour consacrer leur vie à un dieu, des femmes lapidées pour avoir eu l'imprudence d'aimer un autre homme que celui qu'on leur avait imposé, des hommes aussi, des hommes jeunes jetés dans des combats où étaient utilisées des armes de plus en plus meurtrières ; des massacres effrayants, perpétrés au nom d'un dieu unique, un dieu d'amour que ses adeptes abreuvaient du sang de ceux qui adoraient une autre divinité ; des hommes de pouvoir, qui s'appuyaient sur ces croyances pour asseoir leur domination, des hommes dont le seul but était de diriger pour s'enrichir encore et toujours. Elle vit des forêts brûler, disparaître, des mers se vider des créatures qui y vivaient. Elle vit des pays entiers se transformer en déserts desséchés par un soleil impitoyable. Elle vit des hommes se battre pour la possession de sources ou de puits, pour une eau devenue trop rare. Elle vit des peuples harcelés, persécutés, massacrés, des hommes et des femmes nus et squelettiques, exterminés au cœur de bâtiments sombres et terrifiants, équipés de douches qui ne fournissaient pas d'eau, des hommes, des femmes et des enfants à la peau noire, déportés pour servir d'esclaves à des hommes à peau blanche qui les traitaient encore plus mal que des animaux, d'autres hommes et femmes noirs, découpés vivants à coups de machette au cœur d'une jungle sanglante. Elle vit des hommes et des femmes en haillons, mourant de froid et de faim au cœur d'effrayantes cités tentaculaires.
Au cœur de sa transe, Tanithkara ressentit un profond malaise. Elle savait que l'Ether lui montrait l'avenir. Un avenir éloigné de plusieurs milliers d'années. Et la souffrance qu'elle ressentait était celle de la Terre elle-même, de cette entité qui allait bientôt l'accueillir en son sein.
Elle sut aussi qu'elle reviendrait à la vie à cette époque lointaine. Pour prévenir l'humanité du danger qu'elle courait en raison de son aveuglement. L'homme devait conserver sa liberté de pensée, devenir un être responsable, capable de prendre son destin en main dans un esprit de solidarité et de respect mutuel, et non de soumission à un dieu. Un dieu semblable à celui des Haaniens, mais derrière lequel s'abritait une autre divinité encore plus terrifiante, un dieu qui avait mille noms, qui tous traduisaient l'insatiable appétit de l'homme pour la richesse : la maudite soif de l'or.


Lorsqu'elle s'éveilla de sa transe, elle se releva, au prix de quelques douleurs, prit une plume et du papier et se mit à écrire. Les siens devaient savoir. Ils devaient transmettre à travers le temps ce qu'elle avait découvert.
Une prophétie…
En souvenir de l'Hedeen désormais plongé dans un hiver éternel, elle l'appela « la Prophétie des Glaces ».
La prophetie des glaces
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