31
Rohan et Lara s'empressèrent de quitter la vallée de San Frasco. Le père Paolini ne tarderait pas à s'apercevoir de la disparition de la jeune femme. Il la ferait d'abord rechercher dans la montagne, puis se douterait très vite qu'elle s'était enfuie. Bien sûr, il ne pourrait pas penser qu'elle avait trouvé une voiture à moins de cinq cents mètres du monastère, ce qui leur donnait une avance certaine. Mais il bénéficiait de l'appui des services secrets français et peut-être suisses. Il lancerait la gendarmerie à leurs trousses, ou même l'armée. Il l'avait suffisamment répété : elle représentait une arme importante contre la secte des Hosyrhiens. La prétendue liberté qu'il lui accordait n'était qu'un leurre. Quoi qu'il pût dire, elle était bel et bien prisonnière.
Délaissant le lac Majeur, ils foncèrent vers la France. Il leur fallait passer la frontière le plus rapidement possible. Au poste de douane, Lara redouta de rencontrer des difficultés. Rohan s'insurgea :
— Il ferait beau voir qu'ils nous arrêtent ! Nous n'avons rien fait de mal ! Je suis citoyen américain. Je demanderais la protection de mon ambassade !
— Tu oublies les gros pontes du FBI qui ont essayé de te faire porter le chapeau. Il ne reste plus qu'à espérer qu'ils n'ont pas été prévenus de ma fuite.
Ce fut dans un état de paranoïa avancée qu'ils arrivèrent au poste frontalier. Pourtant, contrairement à ce qu'ils craignaient, ils passèrent sans trop de problèmes. Un douanier français du genre zélé leur demanda leur passeport, examina le coffre avec circonspection, fit venir un chien, qui renifla le véhicule dans tous les recoins. Enfin, visiblement déçu de n'avoir rien trouvé, le douanier les laissa partir en maugréant, sans même leur souhaiter bonne route.
— Il cherchait de la drogue, commenta Rohan. Heureusement que j'ai arrêté le shit.
Soulagés, ils décidèrent malgré tout de s'écarter des grands axes. Ils n'avaient d'autre but que d'échapper à d'éventuels poursuivants. Mieux valait prendre les petites routes. Le soir venu, leur errance les mena à proximité du lac de Saint-Point, dans cette région que l'on surnomme la Sibérie jurassienne. En hiver, c'est souvent la contrée la plus froide de France. Mais l'été régnait en maître et un magnifique soleil déclinant éclaboussait le lac. Une lumière rasante découpait les vagues en ombres mouvantes de bleu marine et d'or.
— Ils ne viendront jamais nous chercher par ici, dit Lara. On pourrait s'y arrêter quelques jours.
Rohan acquiesça. Depuis le matin, il avait l'impression de vivre des moments magiques. Il existait entre Lara et lui des liens d'une intensité étonnante. Pendant la journée, ils avaient beaucoup parlé. Orphelins tous les deux, ils avaient vécu des drames identiques, possédaient tous deux le don de communiquer avec des personnes disparues, ils avaient partagé leurs rêves, ou plus exactement leurs souvenirs communs de vies antérieures. Ils s'étaient déjà rencontrés, en d'autres lieux, à une autre époque, et ils s'étaient aimés. Ils n'avaient fait que renouer un lien brisé par le temps. Ils n'étaient plus seuls. Et ils n'avaient aucune envie de se quitter. Plus jamais.
Peu désireux de s'enfermer dans un hôtel, ils louèrent, par l'intermédiaire du syndicat d'initiative de Malbuisson, qui avait donné son autre nom au lac, un petit chalet isolé dans le massif sauvage de la forêt de Noirmont.
Après avoir fait quelques courses, ils emménagèrent. Lara, qui tenait de sa mère de solides talents de cordon bleu, leur prépara une fondue savoyarde arrosée d'un vin blanc d'Arbois, ce qui les mena dans un état d'euphorie avancée… et dans les bras l'un de l'autre.
Ils firent l'amour longtemps, avec un mélange de passion et de tendresse, comme deux amants qui se retrouvent après une très longue absence. Ils ne s'étonnèrent pas de la connaissance qu'ils possédaient des désirs secrets de l'autre.
Bien plus tard dans la nuit, alors que la tiédeur de l'été s'était évanouie dans les caprices d'un vent nocturne qui laissait présager une tempête pour le lendemain, ils restèrent un long moment enlacés, les pensées perdues dans le vague, le corps repu et apaisé.
— Qu'allons-nous devenir ? demanda soudain Lara.
— Je ne sais pas. Nous pourrions repartir pour les Etats-Unis. J'avais une maison là-bas, mais elle a été détruite par les Hosyrhiens. Je me demande d'ailleurs comment j'ai pu être assez naïf pour croire à leur sincérité. Ils m'ont manipulé depuis le début et je suis tombé stupidement dans leur piège. Cela a failli te coûter la vie.
— N'en parlons plus. Tu ne pouvais pas savoir.
Il se redressa sur un coude et contempla le corps nu de sa compagne, son visage illuminé par les rayons argentés que la lune pleine faisait couler à travers la fenêtre. Au-dehors, les branches des sapins s'agitaient sous les coups de boutoir des bourrasques orageuses. Le bois du chalet craquait, les mugissements du vent en colère leur parvenaient, assourdis.
— Viendrais-tu avec moi en Amérique ? demanda-t-il.
Elle laissa passer un court silence, puis acquiesça.
— J'irai où tu voudras. Je ne veux plus qu'on soit séparés. Nous nous connaissons depuis toujours. Et cela ne date pas de ce contact bizarre qui s'est établi depuis quelques semaines. C'est beaucoup plus ancien. Tu étais avec moi à bord de ce navire volant. C'est à cette époque-là que nous nous sommes connus. Mais quand était-ce ? Et où ? Ce que j'ai vu de l'architecture de ce pays ne me rappelle rien de connu.
— Moi non plus.
Elle se redressa à son tour.
— Tu sais ce qu'on devrait faire ? Demain, on pourrait acheter du papier à dessin et essayer de reproduire ce que nous voyons dans ces rêves. Je l'ai déjà tenté, mais sans grand résultat. A deux, nous devrions arriver à quelque chose.
— D'accord. Dès demain.
Ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. Pour se retrouver un peu plus tard réunis dans des régions oniriques inconnues.


Lorsqu'ils s'éveillèrent, le lendemain, le jour était déjà levé depuis un bon moment. Un jour sombre et inquiétant. A l'extérieur sévissait une violente tempête de montagne. Des éclairs zébraient la forêt noyée dans une pénombre glauque et menaçante. De puissantes rafales heurtaient les murs du chalet. La température s'était rafraîchie depuis la veille.
Lara s'éveilla la première, et frissonna. Née en Bretagne, elle n'aurait pas dû avoir peur d'une tempête. Mais celle-ci lui paraissait symboliser un danger latent, comme si des ombres imprécises avançaient vers eux. Elle secoua la tête pour chasser ses idées moroses. Elle se sentait un peu nauséeuse, et la bouche pâteuse en raison des agapes de la veille. Le vin blanc n'était guère recommandé le soir, surtout mélangé avec le kirsch de la fondue.
Anxieuse, elle se leva, s'enveloppa dans une couverture et se rendit à la fenêtre. Au-dehors, la pluie tombait en rafales, tandis que l'ouragan torturait les cimes des grands sapins. Une sensation de froid lui fit resserrer les pans de la couverture autour d'elle. Le moment n'était peut-être pas si bien choisi pour aller quérir papier et matériel de dessin. Après tout, ils avaient des provisions pour au moins trois jours. Ils pouvaient allumer un bon feu dans la cheminée et rester là à regarder danser les flammes… et faire l'amour. Personne ne les attendait plus nulle part.
Elle revint vers le lit, s'assit et contempla Rohan, encore endormi. Il y avait en lui un mélange de maturité et d'innocence. Lorsqu'il était éveillé, des rides marquaient son front. Elles s'estompaient quand il dormait. Alors, il paraissait plus jeune. Il y avait pourtant déjà en lui une forme de sagesse due aux épreuves traversées.
Elle ne voulait pas trop songer à l'avenir. Leur relation avait ceci d'étrange qu'ils ne se connaissaient physiquement que depuis un jour à peine, mais ils étaient irrémédiablement enchaînés l'un à l'autre. Une chose était claire dans son esprit : jamais plus ils ne seraient séparés.
L'écho des nuits torrides qu'il avait partagées avec d'autres lui revint et une bouffée de jalousie l'envahit, qu'elle étouffa aussitôt. Cela s'était passé avant. Et il n'était pas dans sa nature de succomber à ce sentiment qu'elle jugeait stupide. Et puis, elle devait plutôt être reconnaissante à ses précédentes partenaires. Il connaissait bien le corps des femmes et lui avait fait l'amour mieux qu'aucun autre homme avant lui. Il savait se montrer délicat quand il le fallait, et dominateur lorsqu'elle le réclamait. C'était très rare chez un homme aussi jeune. Mais surtout, il la connaissait tellement bien. Il savait ce qu'elle aimait ; sans qu'elle ait besoin de le guider, il avait su la combler des caresses les plus subtiles, toucher son corps, sa peau, aux endroits précis où elle était le plus sensible. Une onde équivoque coula le long de son dos au souvenir de certaines choses qu'ils avaient faites au cours de la nuit. Elle eut envie de le réveiller pour qu'ils recommencent, là, au cœur de la tempête. Mais elle résista. Elle aimait aussi le voir dormir.
Tout à coup, un bruit insolite trancha sur les hurlements de la tempête et la ramena à la réalité. Instantanément, elle fut sur ses gardes. On aurait dit une voix humaine. Elle haussa les épaules ; c'était impossible. Qui aurait eu l'idée de s'aventurer jusqu'ici par un temps pareil ? Le chalet se trouvait au bord d'un minuscule lac de montagne, au bout d'un chemin à peine praticable.
Mais son inquiétude refusa de se dissiper. Elle secoua Rohan, qui s'éveilla douloureusement en se tâtant le cuir chevelu.
— Oh là là, grommela-t-il. Je m'en souviendrai, de cette fondue savoyarde…
— Rohan, il y a des bruits bizarres, là, dehors.
— Bien sûr. C'est l'orage. On pourrait peut-être dormir encore un peu.
Mais un craquement proche l'éveilla tout à fait. Il bondit du lit, enfila son jean, courut à la fenêtre et poussa un cri de surprise.
— Bon sang ! Des voitures !
Le cœur broyé par l'angoisse, Lara passa ses vêtements à la hâte. Elle avait à peine terminé que la porte s'ouvrait sur Paul Flamel, suivi par une douzaine d'hommes de main.
La prophetie des glaces
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