Rohan et Lara s'empressèrent de quitter la vallée
de San Frasco. Le père Paolini ne tarderait pas à s'apercevoir de
la disparition de la jeune femme. Il la ferait d'abord rechercher
dans la montagne, puis se douterait très vite qu'elle s'était
enfuie. Bien sûr, il ne pourrait pas penser qu'elle avait trouvé
une voiture à moins de cinq cents mètres du monastère, ce qui leur
donnait une avance certaine. Mais il bénéficiait de l'appui des
services secrets français et peut-être suisses. Il lancerait la
gendarmerie à leurs trousses, ou même l'armée. Il l'avait
suffisamment répété : elle représentait une arme importante
contre la secte des Hosyrhiens. La prétendue liberté qu'il lui
accordait n'était qu'un leurre. Quoi qu'il pût dire, elle était bel
et bien prisonnière.
Délaissant le lac Majeur, ils foncèrent vers la
France. Il leur fallait passer la frontière le plus rapidement
possible. Au poste de douane, Lara redouta de rencontrer des
difficultés. Rohan s'insurgea :
— Il ferait beau voir qu'ils nous
arrêtent ! Nous n'avons rien fait de mal ! Je suis
citoyen américain. Je demanderais la protection de mon
ambassade !
— Tu oublies les gros pontes du FBI qui ont
essayé de te faire porter le chapeau. Il ne reste plus qu'à espérer
qu'ils n'ont pas été prévenus de ma fuite.
Ce fut dans un état de paranoïa avancée qu'ils
arrivèrent au poste frontalier. Pourtant, contrairement à ce qu'ils
craignaient, ils passèrent sans trop de problèmes. Un douanier
français du genre zélé leur demanda leur passeport, examina le
coffre avec circonspection, fit venir un chien, qui renifla le
véhicule dans tous les
recoins. Enfin, visiblement déçu de n'avoir rien trouvé, le
douanier les laissa partir en maugréant, sans même leur souhaiter
bonne route.
— Il cherchait de la drogue, commenta Rohan.
Heureusement que j'ai arrêté le shit.
Soulagés, ils décidèrent malgré tout de s'écarter
des grands axes. Ils n'avaient d'autre but que d'échapper à
d'éventuels poursuivants. Mieux valait prendre les petites routes.
Le soir venu, leur errance les mena à proximité du lac de
Saint-Point, dans cette région que l'on surnomme la Sibérie
jurassienne. En hiver, c'est souvent la contrée la plus froide de
France. Mais l'été régnait en maître et un magnifique soleil
déclinant éclaboussait le lac. Une lumière rasante découpait les
vagues en ombres mouvantes de bleu marine et d'or.
— Ils ne viendront jamais nous chercher par
ici, dit Lara. On pourrait s'y arrêter quelques jours.
Rohan acquiesça. Depuis le matin, il avait
l'impression de vivre des moments magiques. Il existait entre Lara
et lui des liens d'une intensité étonnante. Pendant la journée, ils
avaient beaucoup parlé. Orphelins tous les deux, ils avaient vécu
des drames identiques, possédaient tous deux le don de communiquer
avec des personnes disparues, ils avaient partagé leurs rêves, ou
plus exactement leurs souvenirs communs de vies antérieures. Ils
s'étaient déjà rencontrés, en d'autres lieux, à une autre époque,
et ils s'étaient aimés. Ils n'avaient fait que renouer un lien
brisé par le temps. Ils n'étaient plus seuls. Et ils n'avaient
aucune envie de se quitter. Plus jamais.
Peu désireux de s'enfermer dans un hôtel, ils
louèrent, par l'intermédiaire du syndicat d'initiative de
Malbuisson, qui avait donné son autre nom au lac, un petit chalet
isolé dans le massif sauvage de la forêt de Noirmont.
Après avoir fait quelques courses, ils
emménagèrent. Lara, qui tenait de sa mère de solides talents de
cordon bleu, leur prépara une fondue savoyarde arrosée d'un vin
blanc d'Arbois, ce qui les mena dans un état d'euphorie avancée… et
dans les bras l'un de l'autre.
Ils firent l'amour longtemps, avec un mélange de
passion et de tendresse, comme deux amants qui se retrouvent après
une très longue absence. Ils
ne s'étonnèrent pas de la connaissance qu'ils possédaient des
désirs secrets de l'autre.
Bien plus tard dans la nuit, alors que la tiédeur
de l'été s'était évanouie dans les caprices d'un vent nocturne qui
laissait présager une tempête pour le lendemain, ils restèrent un
long moment enlacés, les pensées perdues dans le vague, le corps
repu et apaisé.
— Qu'allons-nous devenir ? demanda
soudain Lara.
— Je ne sais pas. Nous pourrions repartir
pour les Etats-Unis. J'avais une maison là-bas, mais elle a été
détruite par les Hosyrhiens. Je me demande d'ailleurs comment j'ai
pu être assez naïf pour croire à leur sincérité. Ils m'ont manipulé
depuis le début et je suis tombé stupidement dans leur piège. Cela
a failli te coûter la vie.
— N'en parlons plus. Tu ne pouvais pas
savoir.
Il se redressa sur un coude et contempla le corps
nu de sa compagne, son visage illuminé par les rayons argentés que
la lune pleine faisait couler à travers la fenêtre. Au-dehors, les
branches des sapins s'agitaient sous les coups de boutoir des
bourrasques orageuses. Le bois du chalet craquait, les mugissements
du vent en colère leur parvenaient, assourdis.
— Viendrais-tu avec moi en Amérique ?
demanda-t-il.
Elle laissa passer un court silence, puis
acquiesça.
— J'irai où tu voudras. Je ne veux plus qu'on
soit séparés. Nous nous connaissons depuis toujours. Et cela ne
date pas de ce contact bizarre qui s'est établi depuis quelques
semaines. C'est beaucoup plus ancien. Tu étais avec moi à bord de
ce navire volant. C'est à cette époque-là que nous nous sommes
connus. Mais quand était-ce ? Et où ? Ce que j'ai vu de
l'architecture de ce pays ne me rappelle rien de connu.
— Moi non plus.
Elle se redressa à son tour.
— Tu sais ce qu'on devrait faire ?
Demain, on pourrait acheter du papier à dessin et essayer de
reproduire ce que nous voyons dans ces rêves. Je l'ai déjà tenté,
mais sans grand résultat. A deux, nous devrions arriver à
quelque chose.
— D'accord. Dès demain.
Ils
s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. Pour se retrouver un
peu plus tard réunis dans des régions oniriques inconnues.
Lorsqu'ils s'éveillèrent, le lendemain, le jour
était déjà levé depuis un bon moment. Un jour sombre et inquiétant.
A l'extérieur sévissait une violente tempête de montagne. Des
éclairs zébraient la forêt noyée dans une pénombre glauque et
menaçante. De puissantes rafales heurtaient les murs du chalet. La
température s'était rafraîchie depuis la veille.
Lara s'éveilla la première, et frissonna. Née en
Bretagne, elle n'aurait pas dû avoir peur d'une tempête. Mais
celle-ci lui paraissait symboliser un danger latent, comme si des
ombres imprécises avançaient vers eux. Elle secoua la tête pour
chasser ses idées moroses. Elle se sentait un peu nauséeuse, et la
bouche pâteuse en raison des agapes de la veille. Le vin blanc
n'était guère recommandé le soir, surtout mélangé avec le kirsch de
la fondue.
Anxieuse, elle se leva, s'enveloppa dans une
couverture et se rendit à la fenêtre. Au-dehors, la pluie tombait
en rafales, tandis que l'ouragan torturait les cimes des grands
sapins. Une sensation de froid lui fit resserrer les pans de la
couverture autour d'elle. Le moment n'était peut-être pas si bien
choisi pour aller quérir papier et matériel de dessin. Après tout,
ils avaient des provisions pour au moins trois jours. Ils pouvaient
allumer un bon feu dans la cheminée et rester là à regarder danser
les flammes… et faire l'amour. Personne ne les attendait plus nulle
part.
Elle revint vers le lit, s'assit et contempla
Rohan, encore endormi. Il y avait en lui un mélange de maturité et
d'innocence. Lorsqu'il était éveillé, des rides marquaient son
front. Elles s'estompaient quand il dormait. Alors, il paraissait
plus jeune. Il y avait pourtant déjà en lui une forme de sagesse
due aux épreuves traversées.
Elle ne voulait pas trop songer à l'avenir. Leur
relation avait ceci d'étrange qu'ils ne se connaissaient
physiquement que depuis un jour à peine, mais ils étaient
irrémédiablement enchaînés
l'un à l'autre. Une chose était claire dans son esprit :
jamais plus ils ne seraient séparés.
L'écho des nuits torrides qu'il avait partagées
avec d'autres lui revint et une bouffée de jalousie l'envahit,
qu'elle étouffa aussitôt. Cela s'était passé avant. Et il n'était
pas dans sa nature de succomber à ce sentiment qu'elle jugeait
stupide. Et puis, elle devait plutôt être reconnaissante à ses
précédentes partenaires. Il connaissait bien le corps des femmes et
lui avait fait l'amour mieux qu'aucun autre homme avant lui. Il
savait se montrer délicat quand il le fallait, et dominateur
lorsqu'elle le réclamait. C'était très rare chez un homme aussi
jeune. Mais surtout, il la connaissait tellement bien. Il savait ce
qu'elle aimait ; sans qu'elle ait besoin de le guider, il
avait su la combler des caresses les plus subtiles, toucher son
corps, sa peau, aux endroits précis où elle était le plus sensible.
Une onde équivoque coula le long de son dos au souvenir de
certaines choses qu'ils avaient faites au cours de la nuit. Elle
eut envie de le réveiller pour qu'ils recommencent, là, au cœur de
la tempête. Mais elle résista. Elle aimait aussi le voir
dormir.
Tout à coup, un bruit insolite trancha sur les
hurlements de la tempête et la ramena à la réalité. Instantanément,
elle fut sur ses gardes. On aurait dit une voix humaine. Elle
haussa les épaules ; c'était impossible. Qui aurait eu l'idée
de s'aventurer jusqu'ici par un temps pareil ? Le chalet se
trouvait au bord d'un minuscule lac de montagne, au bout d'un
chemin à peine praticable.
Mais son inquiétude refusa de se dissiper. Elle
secoua Rohan, qui s'éveilla douloureusement en se tâtant le cuir
chevelu.
— Oh là là, grommela-t-il. Je m'en
souviendrai, de cette fondue savoyarde…
— Rohan, il y a des bruits bizarres, là,
dehors.
— Bien sûr. C'est l'orage. On pourrait
peut-être dormir encore un peu.
Mais un craquement proche l'éveilla tout à fait.
Il bondit du lit, enfila son jean, courut à la fenêtre et poussa un
cri de surprise.
— Bon sang ! Des voitures !
Le cœur broyé par l'angoisse, Lara passa ses
vêtements à la hâte. Elle avait à peine terminé que la porte
s'ouvrait sur Paul Flamel, suivi par une douzaine d'hommes de
main.