Jean-Benoît Paolini pestait. Averti de l'échec de
ses hommes, il était venu en personne dans le Jura pour superviser
l'effacement des traces de leur opération manquée. Il s'en voulait.
Il avait sous-estimé l'adversaire.
Paul Flamel avait deviné juste. A l'origine,
Paolini avait espéré que l'ennemi parviendrait à localiser
l'Abomination grâce à ses médiums. Il leur aurait alors tendu un
piège sur son propre territoire. Et aucun d'eux ne serait ressorti
vivant du monastère de San Frasco. Mais les jours avaient passé et
rien ne s'était produit. Il avait compris qu'il ne pourrait pas
retenir cette maudite femelle très longtemps.
Par précaution, il lui avait implanté sous la peau
une puce GPS. Il avait ainsi pu la suivre lorsqu'elle avait repassé
la frontière. Il avait ressenti une certaine contrariété quand elle
s'était évadée. Mais il l'avait prévu. Cette évasion ne
l'empêcherait pas de pouvoir la localiser à tout instant. Au fond,
c'était mieux ainsi ; elle allait le guider vers les créatures
démoniaques qui lui servaient de complices.
Elle avait fait halte dans le Jura. Sans doute se
croyait-elle à l'abri. Les autres allaient probablement la
rejoindre. Il suffirait de les capturer et de les faire parler. Il
avait organisé une expédition dans ce but. Malheureusement, ses
hommes, pourtant entraînés, étaient tombés sur plus forte partie.
Ces démons n'avaient pas hésité à les massacrer tous. Il avait
fallu que l'Ensis Dei envoie des spécialistes pour nettoyer le
champ de bataille de la forêt de Noirmont.
A présent, Jean-Benoît Paolini se trouvait sur
les rives du Doubs, bien en aval de Besançon. Grâce au GPS, il
avait été possible de maintenir le contact avec l'Abomination
jusqu'à un endroit appelé Osselle. Là, le signal avait disparu
pendant quelques heures. Puis il était réapparu et avait recommencé
à se déplacer. Il avait envoyé une autre équipe à sa poursuite. On
avait vite compris qu'elle suivait le cours de la rivière.
Peut-être avait-elle emprunté un bateau. Puis le signal s'était
immobilisé. Il avait cru pouvoir remettre la main sur elle. Il
était venu en personne, cette fois, avec une trentaine de frères
tueurs.
Mais il n'y avait rien ! Rien qu'un endroit
désert de la rive du Doubs, encombré par des racines. Des plongeurs
avaient fini par repêcher une petite bouteille d'eau. La garce
avait réussi à se débarrasser de la puce GPS. Les quelques
témoignages recueillis à Noirmont et à Osselle n'avaient pas donné
grand-chose. Personne ne se souvenait de la jeune femme.
A Noirmont, à l'agence de location, un témoin avait parlé d'un
homme jeune, à l'accent américain.
Depuis, Jean-Benoît Paolini se morfondait. Cet
Américain était probablement le jeune Westwood, celui qui avait
échappé au massacre de sa famille quelques mois plus tôt. Ainsi, il
avait réussi à passer à travers les mailles du filet qu'on lui
avait tendu là-bas. Et il était venu en France pour nouer contact
avec l'Abomination. Le religieux frissonna. Les choses étaient
pires désormais.
Et surtout, il était furieux contre lui-même. Car
l'apparition de l'Abomination avait réveillé en lui de vieux
démons, qu'il avait crus enfouis à jamais. Touché très tôt par la
grâce divine, il n'avait pas immédiatement envisagé de rentrer dans
les ordres. Quand il avait eu dix-huit ans, il était tombé
éperdument amoureux d'une fille de son âge, excellente chrétienne
comme lui, avec qui il avait eu envie de fonder une famille. Elle
s'appelait Maria, comme la sainte mère du Seigneur. Il avait voulu
y voir un signe.
Mais un jour, alors qu'ils avaient déjà noué des
promesses de fiançailles, il avait appris qu'elle le trompait avec
son meilleur ami, qui s'apprêtait à entrer dans les ordres. Il
avait compris ce jour-là que la religion disait vrai, et que les
femmes étaient bien ces êtres vils et fourbes dont parlait la
Bible, que l'Eve tentatrice séduit l'homme pour mieux le conduire au péché et à
la perdition de son âme. Il avait alors rompu ses fiançailles et
décidé de devenir prêtre.
Sa hargne et son intelligence lui avaient permis
de gravir résolument les échelons de la hiérarchie ecclésiastique.
Il possédait de plus un atout sérieux, cet air bonhomme qui
inspirait la confiance et endormait la méfiance de ses ennemis.
Avec le temps, il avait appris à en jouer à la perfection. Dans son
cheminement, il avait croisé la route de certains évêques, qui
l'avaient sollicité pour entrer dans une organisation ultrasecrète.
Son zèle avait attiré leur attention et ils lui avaient parlé de
l'Ensis Dei. Il avait été enthousiasmé par l'idée d'appartenir à
cette caste très fermée. Sa rigueur et son opiniâtreté,
l'efficacité des actions menées et son imagination l'avaient
conduit à y occuper très vite un rôle de premier plan. Il avait
rencontré grâce à cette fonction, dans le plus grand secret,
quelques-uns des personnages les plus puissants de la planète, qui
l'avaient assuré de leur soutien inconditionnel.
Le but de sa vie était de mettre hors d'état de
nuire les cohortes de démons qui hantaient le monde depuis des
millénaires, ces fameux Hosyrhiens, êtres insaisissables qui se
dissimulaient sous les traits de personnages apparemment
inoffensifs, mais dont l'objectif consistait à détruire la
Religion. La Prophétie des Glaces était très claire sur ce point.
Il convenait donc de trouver ces monstres et de les anéantir
jusqu'au dernier. Malheureusement, malgré tous les pièges mis en
place, ils s'étaient révélés insaisissables. Jusqu'au moment où un
hypnotiseur avait parlé d'une fille qui présentait des symptômes
identiques à ceux de la sorcière finlandaise du seizième siècle.
Depuis longtemps, des membres de l'organisation traquaient une
information semblable en surveillant les travaux des chercheurs
dans ce domaine. Car on savait que l'Antéchrist serait une femme et
se signalerait par ses rêves. Aussitôt, il n'avait fait aucun doute
qu'ils avaient affaire à elle.
Paolini regrettait à présent de n'avoir pas cédé à
sa première idée, qui était de la tuer. Mais il voulait profiter de
l'occasion pour détruire à jamais le réseau hosyrhien, qui ne
manquerait pas d'être attiré par elle à un moment ou un autre. Il
avait donc organisé ces
crimes pour l'effrayer et l'amener à accepter son offre de
protection.
Il avait échoué. Elle s'était enfuie et elle avait
disparu. Dieu seul savait désormais ce qui allait se passer.
Il s'en voulait à double titre. Il ne se
pardonnait pas cet échec, qui lui avait valu les remontrances de
ses pairs. Mais surtout, cette terrifiante femelle avait provoqué
en lui des envies inavouables. Il avait plus de cinquante ans et se
croyait à l'abri des tourments de la chair. Pourtant, il n'avait pu
s'empêcher d'éprouver une attirance violente et charnelle pour
cette fille au visage d'ange. Elle l'avait séduit en raison de son
air effrayé, de sa personnalité troublée. Ses yeux d'un bleu
turquoise lui avaient rappelé ceux de Maria, cette maudite Maria
qui l'avait trahi. Il avait pris un plaisir trouble à sa compagnie,
à leurs bavardages. Il s'était rendu compte qu'elle possédait une
grande intelligence et une bonne connaissance de l'art et de
l'histoire. Tout en elle dénotait l'étudiante parfaite, qui se
passionne pour les sujets qu'elle étudie. Pourtant, il savait que
derrière ce masque se cachait un être terrifiant. Il n'avait pas
cédé à la tentation de se laisser prendre à son jeu pervers,
destiné à endormir sa méfiance. Après son escapade dans la
montagne, il avait pris ses précautions et l'avait droguée. Puis,
avec l'aide des frères, il l'avait transportée dans un laboratoire
secret et avait demandé à rester seul avec elle. Il possédait les
connaissances médicales pour cette intervention, qu'il avait déjà
pratiquée plusieurs fois pour marquer des ennemis à leur insu. Des
images lui revinrent en mémoire, qui lui donnaient à présent envie
de vomir.
Lorsqu'il avait dénudé son dos pour lui implanter
la puce GPS, il avait ressenti un désir féroce s'emparer de lui,
contre lequel il avait eu toutes les peines du monde à lutter.
Alors qu'elle était endormie, il n'avait pu s'empêcher de faire
glisser le drap jusqu'aux fesses fermes et joliment dessinées, il
avait laissé sa main glisser sur la peau tendre, s'insinuer entre
les cuisses, effleurer le sexe délicat. Il s'était retenu pour ne
pas hurler sa frustration et sa honte. Il était seul avec elle.
Mais un frère pouvait survenir. Ce fut sans doute ce qui le retint.
Il n'avait pas cédé à la tentation de la posséder et avait ainsi
évité de perdre son âme.
Cependant,
ce souvenir s'incrustait douloureusement dans sa mémoire et la
frustration restait présente, malgré les séances de pénitence qu'il
s'était imposées ensuite. Il s'en était confessé, avait avoué son
crime à l'un de ses pairs. Il avait été absous, car il avait su
résister, mais le désir demeurait ancré au creux de ses reins,
plusieurs jours après la disparition de l'Abomination. Il
s'imposait depuis de porter un cilice sous ses vêtements afin de
mortifier son corps et de chasser ses pensées impures. Malgré ses
souffrances, amplifiées par la chaleur qui régnait sur les rives du
Doubs en cette fin du mois d'août, les images ne s'effaçaient
pas.
C'était bien là la preuve que cette femme
possédait un pouvoir démoniaque. Il n'aurait de cesse qu'il ne
l'eût anéantie, dût-il y brûler sa propre vie.