LE CHANT DU CYGNE
en conservant même le nom de Chambre des pairs, pour éviter de voir renaître un Sénat responsable de la chute du régime. La chambre basse est appelée « Chambre des représentants ». Le mode de désignation de ces députés reprend les dispositions de la Constitution de l'an X, ce qui revient à dire qu'ils sont élus par les collèges électoraux, composés des seuls notables. La Constitution de 1815
renoue donc avec les principes révolutionna!res, tout en fondant un régime bourgeois. Présentée au Conseil d'Etat le 21 avril, elle est promulguée le 22, avant d'être soumise au vote populaire.
Le plébiscite organisé au cours du mois de mai n'est pas un franc succès pour Napoléon. Il est vrai que depuis onze ans, les Français ont perdu l'habitude de ce mode de consultation. Par ailleurs, en ces temps de troubles et de changements politiques, l'abstention est encore le meilleur moyen d'échapper à d'éventuelles représailles.
De fait, un cinquième seulement du corps électoral, estimé à 7,5 millions de Français, se déplace pour signer l'un des registres ouverts soit à la mairie, soit au tribunal, soit dans tel autre lieu public susceptible de l'accueillir. Le oui l'emporte très largement - on dénombre en effet 1 552 942 oui et 5 740 non - mais l'enseignement majeur de ce scrutin demeure la très forte abstention. Aux motifs traditionnels de refus de vote, rencontrés au début du régime, en particulier l'analphabétisme, s'ajoute sans doute en 1815
la faible pression de l'administration. Les autorités locales n'ont semble-t-il guère poussé les électeurs à voter. Dans certaines communes, par exemple dans l'Ouest, on n'a même pas ouvert de registres à cet effet. L'abstention recouvre donc aussi bien une opposition à l'égard du régime qu'une profonde indifférence. La population ne se reconnaît pas dans une Constitution qui n'est guère démocratique et qui, au contraire, à travers l'hérédité de la Eairie notamment, semble revenir sur le principe de l'égalité civile.
A l'inverse, les libéraux restent méfiants à l'égard d'un texte dont ils ne savent comment Napoléon l'interprétera. L'enthousiasme des premiers jours de mars a vécu. La carte des suffrages laisse apparaître deux France. Une France du Nord-Est et de l'Est, acquise au bonapartisme, et une France du Nord-Ouest, de l'Ouest et du Sud, au contraire rétive à l'emprise de Napoléon. C'est dans cette dernière région que les manifestations d'hostilité à l'Empire sont les plus nombreuses. Napoléon n'obtient donc pas le soutien qu'il espérait, sauf dans l'armée qui reste majoritairement acquise à son chef.
Les pressions y ont été aussi plus fortes.
Dans le même temps, les collèges électoraux se réunissent pour désigner leurs représentants à la chambre basse. L'organisation de ces élections est une victoire des libéraux sur Napoléon qui avait espéré les différer jusqu'au règlement de la question extérieure. Les élections se déroulent dans une atm�sphère de relative liberté. La pression des préfets demeure faible. A l'inverse, la suppression de la censure favorise une amorce de campagne électorale. Ces conditions 429
L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)
profitent aux libéraux qui remportent largement ces élections. Sur six cent vingtneuf sièges à pourvoir, ils en obtiennent en effet près de cinq cents, tandis que les partisans de Napoléon ne sont que quatrevingts. On compte également une quarantaine de jacobins.
Mais ces députés ne représentent qu'une fraction de l'opinion. Ils ont été élus par cent mille électeurs seulement. Or, au même moment, d'autres modes d'expression permettent de mesurer la diversité des réactions face au rétablissement de l'Empire.
Le retour de Napoléon a été favorisé par une crise morale et politique que sa seule présence ne peut parvenir à régler. Cette crise révèle la persistance de courants d'opinion bien tranchés, mais en même, temps le profond désarroi d'une grande partie de la population. A gauche, le courant favorable à la défense des acquis de la Révolution a vu dans Napoléon le restaurateur des principes de 1789. Il s'est exprimé, dès le mois de mars, dans une série de démonstrations populaires qui ont impressionné l'Empereur. Ce mouvement se prolonge par la renaissance de clubs qui rappellent les grandes heures de la Révolution, mais leur nombre et leur activité restent réduits ; l'étouffement de la vie politique sous l'Empire a détruit en profondeur les réseaux jacobins. La génération de l'époque révolutionnaire a vieilli ou a disparu sans être remplacée.
L'élan populaire de mars trouve cependant d'autres moyens pour s'exprimer, en particulier les groupes de fédérés. Ce mouvement des fédérés s'organise au cours des mois d'avril et mai. Il s'inspire à la fois de l'élan de 1790 et de la levée en masse de 1793. Il se répand à travers toute la France, mais il est particulièrement actif dans l'Ouest où les villes bleues craignent la victoire des royalistes, et dans l'Est où la menace étrangère est la plus forte. Les fédérés de 1815 réclament des armes pour lutter contre les ennemis de la Révolution, tant à l'intérieur du pays, notamment dans l'Ouest où l'insurrection a repris, qu'à l'extérieur. Le souvenir de 1793 est très présent dans leurs rangs et si l'on entonne volontiers la Marseillaise ou le Chant du départ, on conspue également les prêtres et les anciens nobles. L'anticléricalisme redevient un des ciments de ce courant jacobin. À Paris, le mouvement fédératif est populaire. Il réunit plusieurs milliers d'hommes, issus notamment des quartiers est de la capitale. Les héritiers des émeutiers du faubourg Saint Antoine reprennent la tradition de leurs pères. Le « parti jacobin », assoupi pendant l'Empire, se réveille. Il reconnaît en Napoléon 1'« homme de la nation », le « défenseur de la patrie ». Mais l'Empereur qui passe en revue quinze mille fédérés parisiens le 14 mai 1815
refuse de leur donner des armes, préférant s'appuyer sur les seules troupes régulières. En outre, les notabl�s s'inquiètent de plus en plus de cette résurgence du jacobinisme. A Paris, la Garde nationale, formée d'éléments bourgeois, reste sur la réserve. En province également, ces mouvements inquiètent. Le préfet du Vaucluse signale ainsi : « Les partisans de l'Empereur tiennent des propos qui nous 430