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La mise en place du Consulat
Quel est l'état d'�sprit de Bonaparte au matin du 20 brumaire, alors que le coup d'Etat qu'il a organisé a réussi,? Sans doute goûtet-il le plaisir d'avoir été porté au sommet de l'Etat, lui qui, dix ans plus tôt, n'était qu'un petit officier corse, sans fortune. Mais les difficultés commencent. Les journées des 18 et 19 brumaire n'ont pas effacé les raisons qui avaient provoqué la colère du pays. La France est toujours en guerre avec ses voisins et reste partiellement troublée, l'état des finances est déplorable. Le désenchantement guette une société harassée par dix années de révolution. Bonaparte connaît ces difficultés et sait que sa propre stabilité passe par leur apurement. Il ne lui suffit pas de donner des institutions fortes au pays, même si c'est sa priorité. Il doit aussi lui assurer la paix et la stabilité à l'intérieur comme à l'extérieur. C'est ce qu'il s'attache à mettre en œuvre au cours de l'année 1800.
1. L'ÉTABLISSEMENT n'UN RÉGIME FORT
Le 20 brumaire, les Français se réveillent avec un nouvel exécutif qui ressemble cependant à l'ancien. Le directoire de cinq membres a laissé place à un régime provisoire placé sous la direction d'un exécutif à trois têtes : Bonaparte, Sieyès et Ducos. Ces deux derniers figuraient dans l'ancien Directoire, ce qui nuance l'impression de changement ressentie alors par les contemporains. Néanmoins, le rôle de Sieyès et Ducos apparaît très vite secondaire, lorsque Bonaparte s'empare, avec le soutien de Ducos, de la présidence du Consulat provisoire. Quant au pouvoir législatif, il ne disparaît pas, même s'il est restreint. Il est confié à deux commissions législatives provisoires, de vingtcinq membres chacune, émanant des deux assemblées du Directoire, le Conseil des Anciens et le Conseil des 48
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Cinq-Cents. Ces assemblées n'ont donc pas été dissoutes, mais plutôt épurées, afin de conserver les éléments les plus favorables au nouvel ordre des choses. Cette autoreproduction des assemblées parlementaires devient décidément une habitude, à chaque changement de régime ; elle est, aux yeux des libéraux, une garantie de stabilité. La principale fonction de ces commissions est la rédaction d'une nouvelle constitution, mais elles se chargent aussi des autres réformes entreprises par le consulat provisoire.
Le nouveau pouvoir s'appuie également sur un groupe de plusieurs ministres, placés directement sous l'autorité des trois consuls, selon un modèle qui s'inspire, du Directoire. Les ministres sont avant tout des serviteurs de l'Etat, même si leur désignation revêt un caractère politique. Ils sont choisis pour leurs compétences. Là encore le changement n'est pas total. Les ministres du Directoire les plus influents qui s'étaient ralliés au coup d'État sont conservés, à l'image de Cambacérès, à la Justice, et de Fouché, à la Police.
Bonaparte impose aussi quelques-uns de ses choix ; ainsi, le général Berthier qui le suivait depuis la campagne d'Italie remplace au mi!1istère de la Guerre Dubois-Crancé qui s'était opposé au coup d'Etat. De même, le mathématicien Laplace, membre de l'Institut où il avait contribué à faire entrer Bonaparte, devient ministre de l'Intérieur, Bonaparte donnant ainsi un gage aux Idéologues. Seul le ministre des Finances, Gaudin, un spécialiste de ces questions, est désigné sur la proposition de Sieyès. Quant aux ministères de la Marine et des Relations extérieures, après un bref passage de Bourdon de Vatry et de Reinhard, ils furent finalement confiés à deux proches de Bonaparte, le premier à Forfait qui avait organisé l'expédition d'Égypte, le second à Talleyrand, un des principaux soutiens de Bonaparte lors du coup d'État, qui retrouve un poste abandonné quelques semaines plus tôt et pour lequel ses compétences sont déjà reconnues. Le gouvernement ainsi constitué peut gérer les affaires courantes, pendant que se prépare la nouvelle constitution.
Depuis des mois, Sieyès et ses amis réfléchissaient à la réforme de la constitution, objet même du coup d'État du 18 brumaire. Il fallut pourtant plus d'un mois pour qu'un texte soit rédigé. Sieyès luimême avait naturellement des idées sur ce qu'elle devait être, mais aucun texte écrit qu'il pût proposer aux commissions chargées de la rédiger, ce que confirme Mme de Staël : « On croyait que Sieyès présenterait toute rédigée cette constitution dont on avait souvent parlé pendant le cours de la Révolution comme de l'arche d'alliance qui devait réunir tous les partis, mais par une bizarrerie singulière, il n'avait pas un mot d'écrit à ce sujet 1. » Ses principes, distillés peu à peu à ses proches, reposaient sur une construction pyramidale des institutions, le pouvoir remontant par étage du peuple vers le sommet, au gré d'un système électoral à plusieurs degrés que résume la formule célèbre : « L'autorité vient d'en haut, la confiance vient 49
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d'en bas. » En effet, une fois délégué, ce pouvoir devait être fort. Le projet final, revu par Bonaparte, reprit plusieurs des propositions de Sieyès, en les simplifiant toutefois. Surtout, la fonction de « grand électeur », c'est-à-dire de gardien des institutions et de dispensateur des charges, réservée par Sieyès à Bonaparte, ne convint pas du tout au nouvel homme fort du régime, peu soucieux d'être « un cochon à l'engrais », selon sa propre expression, c'est-à-dire un haut personnage, couvert d'honneurs et d'argent, mais sans aucun pouvoir réel.
Bonaparte n'avait assurément pas délaissé les champs de bataille pour se contenter de veiller à la bonne marche des institutions.
Il le fait du reste savoir en accélérant au début du mois de décembre 1799 la conclusion des débats constitutionnels dont avaient été chargés deux comités issus des deux, commissions parlementaires désignées au lendemain du coup d'Etat. Chacun de ces comités comprenait six membres, parmi lesquels de véritables spécialistes du droit constitutionnel, tels Daunou ou Boulay de la Meurthe. La lenteur supposée de leurs travaux ne tenait pas à une quelconque apathie de leur part, mais plutôt à des divergences de vues sur la nature des futurs pouvoirs. Aux amis de Bonaparte qui souhaitaient l'instauration d'un exécutif fort, les libéraux proches de Sieyès opposaient la nécessité de conserver un poids réel aux assemblées législatives. Ils durent céder sous la pression de Bonaparte luimême. Ce dernier décida que les deux comités se réuniraient au Luxembourg, en présence des consuls provisoires. Daunou fut chargé de rédiger un avant-projet. Déjà associé à la rédaction de la Constitution de l'an III, membre du groupe des Idéologues, il était proche de Sieyès dont il avait recueilli les idées depuis un mois ; on en retrouve donc tout naturellement les traces dans son avant-projet qui met l'accent sur la collégialité de l'exécutif et le principe de souveraineté populaire. Cette esquisse fut considérablement amendée, à la demande de Bonaparte, pour finalement donner naissance à ce qui devait être la Constitution de l'an VIII. Plusieurs voix, dont celles de Daunou et de Chénier, s'élevèrent cependant pour critiquer la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d'un seul homme, celles du Premier consul. Elles ne furent pas entendues, parce que isolées, mais elles montrent combien les principes de 1789
ne sont pas encore totalement éteints.
Achevée le 13 décembre 1799, cette constitution est présentée au peuple deux jours plus tard, à travers une déclaration courte et relativement obscure. On peut y lire : « La Constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité, de la liberté. Les pouvoirs qu'elle institue seront forts et stables, tels qu'ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l'État. » Et cette déclaration s'achève par cette célèbre formule : « Citoyens, la Révolution est fIxée aux principes qui l'ont commencée. Elle est finie 2. » Dans cette dernière phrase, Bonaparte résume ses intentions : être fIdèle 50
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à l'œuvre de 1789 en conservant certains de ses grands principes, mais en ayant soin de rejeter la liberté au dernier rang de ses priorités, après le respect de la propriété et de l'égalité civile, droits auxquels le régime naissant sera moins infidèle qu'à la première. En même temps, Bonaparte affirme son souci de terminer la Révolution, de l'achever au double sens du terme.
Composée de quatrevingt-seize articles, répartis en sept titres, la Constitution de l'an VIII n'est précédée d'aucune Déclaration des droits de l'homme, à la différence des précédentes. En revanche, elle réitère d'emblée l'attachement de ses rédacteurs au régime républicain, tout en prenant acte des agrandissements survenus depuis 1792 : « La République française est une et indivisible. Son territoire européen est distribué en départements. » Ce dernier point rappelle que la France de 1799 englobe la Belgique et la rive gauche du Rhin, héritage de l'époque révolutionnaire auquel Bonaparte resta très attaché jusqu'à la fin de son règne, au point de ne pas vouloir en céder une parcelle à l'heure des défaites de 1814.
Le cadre est donc fixé, avant même que soient évoqués les habitants qui le peuplent. La qualité de « citoyen français » n'est reconnue qu'aux seuls hommes de plus de vingt et un ans, nés en France et y résidant depuis au moins un an. Les femmes échappent à cette définition, tandis que les étrangers peuvent acquérir la nationalité fran
çaise, mais avec moins de facilité que sous la Révolution puisqu'il faut habiter en France depuis plus de dix ans et en formuler la demande. La qualité de « citoyen » peut se perdre pour divers motifs, notamment une condamnation judiciaire, mais aussi l'emploi comme domestique. Les droits reconnus aux citoyens sont assez minces. Inscrits sur les registres civiques, ils sont de droit électeurs au sein d'assemblées primaires qui forment la première étape dans le long processus électoral conduisant à la sélection des notabilités politiques. Pour le reste, la Constitution est muette en ce qui concerne les droits de l'homme, se contentant, dans ses derniers articles, de limiter l'arbitraire en matière d'arrestation. Cambacérès rappelle à ce propos, dans ses Mémoires, les remarques qu'il avait formulées sur ce point au moment où le texte était élaboré : « Il n'est question dans le projet ni des droits de l'homme, ni de la liberté de la presse. Si c'est une intention de la part des rédacteurs, je n'ai rien à dire. Si c'était une omission, je remarquerais qu'une déclaration des droits serait un écueil par la difficulté qu'il y aura toujours à ne pas empiéter sur la législation par des maximes 3. » La Constitution de l'an VIII n'a pas été rédigée pour répondre à l'éventuelle soif de libertés des citoyens, mais pour régler la question du gouvernement de la France et assurer l'organisation des divers pouvoirs. De ce point de vue, elle porte en elle les attributs du régime dictatorial. Il est vrai qu'en 1799 la stabilisation politique apparaît plus urgente que le respect de libertés qui, bien qu'inscrites dans la Constitution, ont été plusieurs fois bafouées depuis 1789.