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La France en guerre

L'Empire naît de la guerre et survit par la guerre. Après la reprise des combats contre l'Angleterre en 1803, la France est sans cesse en conflit avec l'un ou l'autre de ses voisins. Le pays doit donc s'habituer à vivre dans cet état de guerre permanent. L'armée devient de ce fait l'une des composantes essentielles de la société.

1. UN ÉTAT DANS L'ÉTAT

L'armée est omniprésente dans la société impériale, même si l'Empire n'est pas à proprement parler une dictature , militaire.

Jusqu'en 1810, la place des soldats dans l'appareil d'Etat reste faible. Mais ils n'en sont pas moins associés à la vie du régime, tant dans la distribution des brevets de la Légion d'honneur que dans la mise sur pied de la noblesse d'Empire. Les premiers bénéficiaires de la Légion d'honneur sont des militaires. Quant à la noblesse d'Empire, elle accueille 59 % d'officiers. L'État reconnaît alors sa dette envers l'armée.

Ses effectifs vont croissant et l'on estime qu'au total l'armée napoléonienne a vu passer dans ses rangs deux millions six cent mille hommes, parmi lesquels deux millions étaient originaires de l'Empire français, les six cent mille autres provenant des contingents levés par les alliés de la France. Ces troupes ont été pour l'essentiel fournies par la conscription et, dans certains cas, par le volontariat.

Napoléon a conservé la loi Jourdan de 1798 qui organisait la conscription de tous les jeunes gens de vingt ans, mais il en a modifié quelqu�s aspects. Le recrutement est ainsi confié aux représentants de l'Etat, préfets et sous-préfets ; ils sont chargés de présider un conseil de révision qui est alors itinérant. Ce conseil procède à l'examen sanitaire des jeunes gens, puisque seuls les individus en 265

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

bonne santé sont aptes au service. Il procède également à un tirage au sort, destiné à désigner les hommes à enrôler. L'armée n'a, en effet, pas besoin de l'ensemble d'une classe d'âge. Elle recrute donc en fonction d'un tri : ceux qui ont tiré un mauvais numéro sont enrôlés, les autres sont exemptés du service militaire, au moins pour un temps, car au fil des ans, le gouvernement rappelle des jeunes gens des classes antérieures. Par ailleurs, le pouvoir a officialisé, à partir de 1803, la possibilité d'acheter un remplaçant. Cette mesure permet aux fils des classes aisées d'éviter le service, moyennant le paiement d'une somme variant entre deux mille et dix mille francs, mais seuls 4 % des conscrits ont usé de ce moyen d'échapper à l'armée.

Sous l'Empire, le nombre des recrues est fixé annuellement par le Sénat qui suit naturellement les demandes de Napoléon. Jusqu'en 1805, c'est-à-dire en période de paix au moins relatiye, le contingent annuel avait atteint environ trente mille hommes. A partir de 1806, il augmente, pour atteindre quatrevingt mille hommes par an en moyenne jusqu'en 1810, ce qui représente 30 % d'une classe d'âge.

Cette différence entre les générations laisse apparaître une des formes de l'inégalité du recrutement. Le contingent à fournir étant fixé par département, on épargne les départements maritimes, notamment ceux de l'ouest de la France qui, il est vrai, fournissent la majeure partie des marins, mais aussi les départements belges et rhénans. Enfin, la Seine obtient également un traitement de faveur.

Il existe d'autres façons d'échapper à l'armée, ind�pendamment de l'inaptitude physique ou d'une trop petite taille. A partir de 1808, le gouvernement exempte du service les hommes mariés ou chargés de famille et ceux qui se destinent au sacerdoce.

L'insoumission est également un des moyens d'éviter de servir à l'armée, mais elle suppose de vivre hors la loi pendant plusieurs années, ce qui explique qu'elle soit surtout développée dans les régions de montagne. Très répandues au début du Consulat, les désertions diminuent sous l'Empire, en particulier à la suite du rétablissement de l'ordre policier. Les déserteurs sont traqués sans merci et le gouvernement n'hésite pas à user de moyens de coercition pour punir les villages qui les protègent. En outre, les fortes peines de prison qui frappent les déserteurs ont une valeur dissuasive, de même que le régime disciplinaire qui leur est imposé après leur réintégration. Dans le récit qu'il fait de sa tentative de désertion en 1804, en compagnie de quatre camarades, le soldat Robinaux met l'accent sur le rôle des villageois dans la traque des déserteurs ; ils sont récompensés en proportion des soldats qu'ils parviennent à capturer. Les gendarmes et les douaniers sont les deux autres bêtes noires du déserteur. Repris, il est réintégré après quelques jours de prison, mais deux de ses camarades qui avaient poursuivi leur route subissent un châtiment plus sévère :

« Ils furent pris deux jours plus tard et conduits d'une prison dans 266

 

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l'autre ; ils y séjournèrent pendant six mois ; l'un mourut de misère et des maux qu'ils avaient soufferts, l'autre se trouva attaqué de la poitrine, accablé de misère ; l'on fut obligé de lui délivrer un congé de réforme lorsqu'il eut rejoint le régiment ; peu de jours après il mourut dans cet état 1. » La répression contre les désertions a donc favorisé le meilleur rendement de la conscription. Elle reste très active tout au long de la période. En 1809, par exemple, au moment où Napoléon a besoin de troupes pour faire face à la cinquième coalition, il lance une vaste opération contre les déserteurs, notamment dans l'Ouest. Le général Morgan rend compte de sa mission en ces termes : « Il est à peu près certain que, pendant le cours d'avril, les opérations ordonnées dans l'Ouest seront terminées et que le pays sera purgé des déserteurs et réfractaires. Si les mêmes mesures étaient employées dans tout l'Empire, elles produiraient une recrue de plus de quatre mille hommes 2. » Ces traques menées sur un vaste champ s'appuient sur l'envoi de garnisaires dans les villages dont sont originaires les déserteurs. C'est souvent un moyen efficace.

Une fois incorporés, les jeunes soldats sont envoyés dans des casernes, disséminées sur le territoire français. Ils y passent quelques semaines ou quelques mois, suivant les besoins du moment, s'initiant au maniement des armes sous la direction de sousofficiers expérimentés, fiers de leurs nombreuses campagnes.

De fait, l'armée napoléonienne est un agrégat de générations successives. Les jeunes recrues rejoignent les plus anciens, d'autant plus que le pouvoir a du mal à renvoyer dans leurs foyers les troupes en place. Les sold'lts qui ne connaissent pas toujours la durée exacte de leur engagement rempilent pour beaucoup, par force ou par habitude. En 1802, Bonaparte a augmenté la solde des soldats qui ont dix ans de service, c'est-à-dire qui sont sous les drapeaux depuis l'époque de Valmy. Les plus anciens favorisent ainsi la formation des plus jeunes, au combat comme dans la vie quotidienne. Après le temps de la formation, vient en effet le moment du départ en campagne. Fantassins pour la plupart, c'est à pied qu'ils effectuent les longues marches imposées p�r l'Empereur pour se rendre d'un théâtre d'opérations à l'autre. A travers l'Europe, de la Pologne à l'Espagne, le trajet est long. C'est pourtant celui qu'effectuent une partie des soldats dépêchés dans la péninsule Ibérique à l'automne de 1808, à l'image de ce Jacques Chanteloube, originaire de Haute-Loire, écrivant à sa mère en juin 1809 : « Ma très chère mère, je vous dirai que nous avons eu une très longue route ; depuis le 8 septembre, nous avons marché jusqu'au 21 décembre. » Parti de Silésie, il arrive au siège de Saragosse deux mois et demi plus tard.

La mobilité du soldat est donc une des clefs de la réussite napoléonienne. Elle suppose une relative autonomie dans ses déplacements. Une trop grande discipline n'aurait pas permis de mouvoir 267

 

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des troupes aussi nombreuses avec rapidité. Certes, les régiments avancent ensemble, mais les écarts sont toujours possibles ; ils favorisent la maraude, le vol, le pillage, surtout lorsque l'intendance fait défaut. « Il était trop vrai que la rapidité des marches et des contremarches de la campagne d'Ulm, et le défoncement des chemins par les pluies, en retenant chariots et caissons, avaient rendu les distributions régulières impossibles, se souvient le comte de Ségur. C'est un fait certain, poursuit-il, que si nos soldats n'eussent point arraché aux paysans leurs provisions et leurs bestiaux pour s'en nourrir, que s'il leur eût fallu attendre leurs vivres de nos chariots qui traînaient au loin derrière leurs colonnes, le principal but de l'entreprise eût été manqué 3. » Malgré les mesures prises par Napoléon pour empêcher de telles pratiques, elles se poursuivirent plus ou moins tout au long de l'Empire.

L'encadrement de ces troupes est pourtant important. Les officiers forment un groupe nombreux, bien qu'hétérogène, auquel Napoléon a toutefois cherché à donner des règles plus précises, notamment en matière de promotion. À l'époque de la Révolution, l'élection était devenue le principal mode de désignation des officiers. Puis, dès 1798, la part des nominations s'était renforcée, les lieutenants et capitaines étant promus pour moitié par l'élection, et pour l'autre moitié au choix, solution seule retenue pour la désignation des officiers supérieurs. Dans la pratique, l'élection des officiers est illusoire, car la pression des colonels, à la tête de leur régiment, s'exerce pour contrôler ces choix. Le principe de l'élection tombe donc en désuétude, tandis que s'impose, avec l'Empire, le primat de l'ancienneté. À partir de 1805, il faut faire la preuve de quatre ans de service pour passer à un grade supérieur, ce qui contribue au relatif vieillissement des officiers qui n'en ont dès lors que davantage d'expérience. Le temps des carrières fulgurantes parcourues par les officiers révolutionnaires est révolu. Le corps des officiers demeure cependant un corps ouvert puisque les trois quarts d'entre eux sont sortis du rang. Quelques-uns étaient déjà officiers sous l'Ancien Régime ; ils ont conservé ou repris leur grade dans les armées napoléoniennes. Enfin, un dixième du corps des officiers est passé par les écoles militaires créées ou réorganisées par Napoléon.

L'Empire hérite ainsi de l'École polytechnique, fondée en 1794 et transformée en 1804 en école militaire. Il conserve aussi l'École du génie, établie à Mézières. Napoléon Bonaparte a surtout fondé en janvier 1803 l'École spéciale militaire, installée d'abord à Fontainebleau, et qui déménage à Saint-Cyr en 1808. Plus de quatre mille officiers en sortent pendant l'Empire. Ces écoles ont contribué à former un groupe d'officiers aux techniques modernes du combat, mais ce groupe reste très minoritaire dans la France impériale.

La Grande Armée repose avant tout sur l'expérience de son encadrement.

Bien que sortis du rang, ces officiers appartiennent moins au 268

 

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monde des notables, par leur naissance, car les fils du peuple y sont peu nombreux, mais aussi par le statut qui leur est imposé. Ils doivent d'abord savoir lire et écrire. Ils doivent aussi, à partir de 1808, s'ils souhaitent se marier, en demander l'autorisation au ministre et pouvoir attester que leur épouse percevra un revenu annuel d'au moins six cents francs. Le gouvernement ne souhaite pas que les femmes d'officiers soient à la charge de leur mari, d'autant que les soldes qui leur sont attribuées sont correctes sans être exorbitantes : un sous-lieutenant reçoit mille francs par an, l'équivalent de ce que touche un curé, un colonel d'infanterie reçoit quant à lui cinq mille francs, deux fois moins qu'un évêque. Or, les officiers ont des frais, notamment d'équipement, et lorsqu'ils sont mariés, ils se doivent de tenir leur rang. Il est vrai qu'à la solde s'ajoutent pour certains, notamment les officiers supérieurs, le butin tiré des conquêtes et les gratifications accordées par l'État, en particulier aux officiers entrés dans la noblesse d'Empire.

Malgré les contacts qu'elle entretient avec la société civile, par le biais notamment du logement chez l'habitant, l'armée forme un monde à part. Elle a sa propre justice, qui échappe aux règles de la justice civile et se montre particulièrement sévère en cas de désertion devant l'ennemi. L'armée organise aussi sous l'Empire un service de médecine qui tente de soigner les blessés, mais aussi les soldats atteints de maladies telles que le typhus qui fait des ravages dans les armées napoléoniennes. Quatre hommes se distinguent dans la galaxie médicale formée autour de Napoléon : deux sont médecins, Coste et Desgenettes, les deux autres chirurgiens, Larrey et Percy.

La lutte est sourde entre eux, car deux conceptions des soins s'opposent. Le docteur Coste fut le premier médecin de la Grande Armée ; il tenta, souvent en vain, de développer des mesures d'hygiène et de vaccination contre la variole dans les hôpitaux militaires. En 1807, il fut remplacé par René-Nicolas Desgenettes qui avait peu avant organisé l'hôpital du Val-de-Grâce. Dominique Larrey est l'un des inventeurs des ambulances volantes, allant soigner les blessés sur les champs de bataille. Pierre-François Percy enfin fut l'organisateur du service de santé aux armées ; ce service emploie plus de mille sept cents personnes, dont un tiers de chirurgiens directement présents sur le théâtre d'opérations. Avec l'augmentation des forces engagées et la dureté des combats, perceptibles notamment lors de la campagne de 1809, la tâche des médecins militaires s'accroît. Malgré ces efforts, les pertes humaines dans les hôpitaux militaires demeurent énormes, car une blessure apparemment sans gravité peut provoquer une infection fatale. La mort est la compagne du soldat ; sa proximité contribue à souder le groupe des militaires. Les longues années passées à l'armée font ainsi naître une véritable caste militaire. Celle-ci vit en partie repliée sur elle-même, sûre de sa force et de sa supériorité, regardant de haut la société des pékins. Elle a son propre code de l'honneur qui 269

 

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conduit soldats et officiers à défendre haut et fort les couleurs de leur régiment. Les rixes entre soldats ne sont donc pas rares, de même que les duels entre officiers qui jalonnent l'histoire de l'armée impériale.

La Grande Armée naît avec l'Empire, lorsque Napoléon décide de faire mouvoir les troupes concentrées au camp de Boulogne et dans les camps de la mer du Nord vers les champs de bataille de l'Europe centrale. Elles s'illustreront à Austerlitz. « L'armée des côtes de l'Océan prend, dès ce jour, la dénomination de Grande Armée », précise un ordre du jour du commandement général en date du 31 août 1805. Cette armée regroupe la moitié des effectifs présents sous les drapeaux, soit près de deux cent mille hommes, parfaitement aguerris puisque, depuis 1803, ils s'entraînent avec ardeur dans la région de Boulogne, en vue d'un hypothétique débarquement en Angleterre. À côté de la Grande Armée, subsistent tout au long de l'Empire des armées secondaires qui combattent sur d'autres fronts comme en Espagne à partir de 1808, ou des armées d'occupation, comme en Italie ou en Hollande. Selon les circonstances, certaines peuvent du reste rejoindre la Grande Armée dont les effectifs et les contours sont mouvants. Elle est ainsi dissoute en 1808, de même qu'au lendemain de la campagne de 1809, mais peut se reconstituer avec rapidité, dès que le danger menace.

Armée du souverain en campagne, elle est l'un des symboles de la puissance napoléonienne.

Sa force découle du nombre de ses soldats et aussi de son organisation. Reprenant les principes mis en avant à la fin de l'Ancien Régime, puis à l'époque de la Révolution, Napoléon tente de rationaliser l'organisation militaire, profitant de l'accalmie provoquée par la paix sur le continent. En effet, c'est en septembre 1803 qu'il modifie les structures de son armée. Il rétablit ainsi le régiment aux dépens de la demi-brigade qui avait fait les beaux jours de la Révolution. Le régiment, commandé par un colonel, redevient l'un des éléments de base de l'armée. Il est lui-même divisé en bataillons, placés sous la direction de chefs de bataillons, qui sont à leur tour répartis en compagnies commandées par des capitaines. Le régiment d'infanterie est d'abord divisé en quatre bataillons de mille hommes de troupes, trente-deux officiers et quarante-six sousofficiers. Ce chiffre théorique est rarement atteint. La réforme de 1808 modifie du reste ce schéma. Désormais, le régiment comprend cinq bataillons de huit cent quarante hommes chacun, encadrement compris. Le régiment d'infanterie dispose donc d'un effectif d'un peu moins de quatre mille hommes. Le régiment de cavalerie se compose à partir de 1810 de quatre escadrons de deux cent quarante hommes, soit un millier d'hommes. Ces régiments sont à leur tour rassemblés au sein de divisions. Une division comprend de trois à cinq régiments, formés soit de cavaliers soit de fantassins. En revanche, pour permettre une meilleure coordination des diverses 270

 

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armes, une nouvelle structure est créée en 1805, le corps d'armée, qui comprend tous les éléments nécessaires au combat : l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie et le génie. Le corps d'armée regroupe deux à trois divisions d'infanterie, une division de cavalerie et plusieurs compagnies d'artilleurs et de sapeurs. Le commandement de ces corps d'armée est confié à des maréchaux. Ainsi, en 1805, les corps d'armée qui se dirigent vers l'Autriche sont commandés, dans l'ordre, par Bernadotte, Davout, Soult, Lannes, Ney et Augereau.

Un seul de ces corps d'armée, le deuxième, revient à un général, Marmont� qui n'a pas été inclus dans la promotion des maréchaux de 1805. A ces sept corps d'armée s'ajoute la réserve de la cavalerie, placée sous le commandement de Murat et la Garde impériale dirigée par Berthier. Cette Garde, issue de la garde consulaire formée en novembre 1799, est un corps d'élite, composé des meilleurs éléments de l'armée et gardé en réserve lors des principaux combats. Ses effectifs s'accroissent sous l'Empire, passant de dix mille hommes en 1805 à cinquante-six mille en 1812. Elle doit servir de modèle aux autres corps de l'armée.

Cette organisation rationalisée et hiérarchisée subit cependant des modifications sur le terrain. Tout d'abord, les effectifs théoriques sont rarement atteints, soit qu'un combat décime le régiment, soit qu'une marche un peu rapide provoque des retards dans l'arrivée des troupes, y compris dans le prestigieux corps de la Garde.

Ainsi, lors de la campagne de 1805, croisant le régiment de cavalerie commandé par le général MorIand, colonel des chasseurs à cheval de la Garde, Napoléon s'étonne de n'y pas apercevoir l'ensemble des mille deux cents hommes qu'il devrait compter et il demande à Marbot d'établir le nombre des absents, après les avoir lui-même estimés à quatre cents. « L'estimation de l'Empereur était fort exacte, car il n'y avait que huit cents et quelques chasseurs présents : il en manquait donc quatre cents 4. » Marbot accepte cependant de dissimuler cette nouvelle à Napoléon, le général MorIand lui ayant assuré que ces absents regagneraient rapidement leur régiment. Cet exemple, tiré du prestigieux corps de la Garde, laisse supposer l'état de fluidité des effectifs dans l'armée, notamment en campagne.

Cette masse énorme et mouvante pose de réels problèmes d'approvisionnement. Napoléon en a pris très tôt conscience, car des soldats affamés et sans chaussures sont de mauvais combattants. Le ministère de l'Administration de la guerre a été précisément créé, en 1802, pour remédier à ces difficultés. Dès la campagne de 1805, le ministre Dejean est donc invité à prendre des mesures pour faciliter l'acheminement des troupes vers l'Allemagne et assurer ensuite leur ravitaillement. Napoléon lui demande par exemple, le 23 août, de tenir prêtes cinq cent mille rations de biscuits à Strasbourg et deux cent mille à Mayence. Elles n'y seront pas, car l'armée est toujours en avance sur l'approvisionnement. Ce travail est en principe confié à l'Intendance générale de la Grande Armée, 271

 

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alors dirigée par Gaude Petiet. Il doit, en concertation avec le chef d'état-major général, le maréchal Berthier, fournir les denrées demandées aux corps d'armée qui se chargent ensuite de les répartir à leurs troupes. Il doit aussi prendre en main l'organisation des hôpitaux militaires. Dans les pays conquis, il s'occupe de la levée des contributions en argent et en nature, grâce auxquelles les soldats peuvent être nourris et habillés. De ce point de vue, la guerre nourrit la guerre. La campagne de 1805 en Autriche a par exemple coûté un peu plus de soixante-deux millions de francs, mais les recettes ont dépassé les soixante-cinq millions de francs, laissant donc un excédent de trois millions. En 1806-1807, le ravitaillement se révèle plus délicat, à cause des distances et du climat. L'armée passe l'hiver en Pologne et doit affronter le gel et des routes impraticables aux chariots. Or, il faut nourrir chaque jour plus de cent mille hommes. Daru, devenu intendant général de la Grande Armée, fait confectionner sur place vêtements et chaussures, en créant cinq ateliers de confection en Allemagne et en Pologne. Malgré ces efforts, le ravitaillement reste un des problèmes cruciaux de la Grande Armée, car elle se déplace toujours plus vite que l'intendance, sans parler des convois pris par l'ennemi. Les soldes sont aussi payées avec retard. Dans ces conditions, rapine et vol restent une pratique commune pour les soldats en campagne. La situation s'améliore à l'issue des combats lorsque la conquête de villes et de territoires permet de s'emparer des réserves en vivres de l'ennemi.

L'armée doit alors administrer les régions conquises, avant le règlement de leur sort.

2. L'ARMÉE EN CAMPAGNE

Les débuts de l'Empire sont marqués par trois campagnes principales, qui se déroulent entre l'automne de, 1805 et l'été de 1809.

Napoléon doit faire face à des coalitions d'Etats d'Europe centrale alliées à l'Angleterre. Cette dernière n'a en effet jamais désarmé durant toutes ces années, poursuivant sa lutte contre Napoléon tant sur mer que sur terre, par l'intermédiaire de petits corps expéditionnaires débarqués sur le continent. Sur mer, les grands combats cessent après la bataille de Trafalgar. Napoléon avait prévu d'utiliser la flotte dans son plan de conquête de l'Angleterre. Elle devait attirer les vaisseaux anglais vers les Antilles et revenir ensuite rapidement en Manche pour protéger le passage des troupes françaises.

Mais ce plan échoue. Napoléon remet donc à plus tard son idée d'invasion, mais, à l'heure où il se prépare à gagner l'Allemagne avec son armée, il recommande à sa flotte de ne pas se dérober aux combats contre la marine anglaise. À ce moment, le gros de la flotte française, commandée par le vice-amiral Villeneuve, se trouve 272

 

LA FRANCE EN GUERRE

bloqué à Cadix en compagnie d'une partie de la marine espagnole.

Les deux flottes combinées disposent de trente-trois vaisseaux contre vingt-sept aux Anglais commandés par Nelson. Cette apparente supériorité numérique ne tient pas compte du meilleur entraÎnement des marins anglais et de leur armement plus performant. Le combat engagé, au large de Cadix, près de Trafalgar, le 21 octobre 1805, tourne à la déroute ; les FrancoEspagnols perdent vingt-deux vaisseaux sur trente-trois, alors que les Anglais n'en perdent aucun ; ils comptent aussi près de quatre mille cinq cents morts, la tempête ayant achevé l'œuvre des canons anglais. La marine française est complètement désorganisée ; elle ne compte plus qu'une trentaine de vaisseaux. Malgré une politique de régénération menée par l'amiral D�crès, ministre de la Marine - soixantetreize vaisseaux sont opérationnels en 1814 et une trentaine sont en construction -, Napoléon n'a plus recours aux grands combats navals jusqu'à la fin de l'Empire. C'est sur terre que se déroulent les grandes actions militaires.

La campagne terrestre de 1805 n'est cependant pas la conséquence de la défaite de Trafalgar, puisque les premiers bruits de guerre s'étaient fait entendre dès le printemps, au moment où Napoléon était sacré roi d'Italie à Milan. De plus, les troupes massées au camp de Boulogne et le long des côtes de la mer du Nord amorcent leur marche vers le Rhin dès la fin du mois d'août. Napoléon a alors renoncé à une intervention immédiate en Angleterre. Il veut profiter de l'automne et de l'hiver pour régler la question continentale. Sept corps d'armée, qualifiés de « sept torrents » par l'Empereur, doivent fondre sur le Rhin. Napoléon luimême est à Strasbourg, au début du mois d'octobre, d'où il dirige les mouvements de la Grande Armée, forte alors de cent quatrevingt-cinq mille hommes auxquels se joignent bientôt quarantecinq mille soldats fournis par les alliés de la France. L'objectif de Napoléon est d'empêcher la concentration des troupes russes et autrichiennes. Il souhaite aussi une victoire rapide pour éviter l'entrée de la Prusse dans la coalition. Le but assigné à ses troupes est la capitale autrichienne, Vienne, mais plutôt que de s'y rendre directement, en traversant la Forêt-Noire, Napoléon préfère opérer un contournement par le nord qui déstabilise les armées autrichiennes, commandées par le général Mack. Celui-ci, en effet, attend les Français à Ulm, au confluent du Danube et de l'Iller, pensant qu'ils arriveront par l'ouest. Le mouvement opéré par Napoléon encercle les troupes autrichiennes, son armée atteignant le Danube, à l'est d'Ulm, à la fin du mois de septembre. Prise en étau, l'armée du général Mack doit capituler dans Ulm, le 20 octobre 1805 ; les Autrichiens y laissent vingtcinq mille hommes et soixante-cinq canons. La Bavière est alors aux mains des Français, Napoléon luimême entrant dans Munich le 26 octobre. Le sort de la guerre n'est cependant pas encore scellé. Les Autrichiens disposent de troupes 273

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

nombreuses, commandées par les archiducs Charles et Jean, deux des frères de l'empereur François II. L'armée russe du général Koutouzov approche ; elle est sur l'Inn, à l'est de Munich, à la fin octobre. C'est la direction que choisit de prendre Napoléon, ce qui oblige Koutouzov à se replier au nord de Vienne, dans l'attente de renforts. Il opère sa jonction à la fin novembre avec la 2e armée russe de Buxhowden et une partie de l'armée autrichienne, conduite par le prince de Liechtenstein. De son côté, Napoléon a établi son quartier général à Brünn, en Moravie, le 21 novembre. Tout est en place pour un affrontement décisif entre les deux armées qui s'observent depuis un mois. Face aux quatrevingt-dix mille hommes de Koutouzov, Napoléon dispose de soixante-quinze mille soldats, mais il lui revient de choisir le terrain de l'affrontement. Ce sera le fameux champ de bataille d'Austerlitz, situé à l'est de Brünn. Maître du plateau de Pratzen, Napoléon l'abandonne aux Austro-Russes qui l'occupent le 1er décembre. Pendant ce temps, une partie des troupes françaises se déploie le long de la vallée, dans une position d'apparente infériorité, tandis que le gros de l'armée tient la route stratégique de Brünn à Olmütz. Le plan de Napoléon consiste à attirer une partie des Russes sur son flanc droit, pour affaiblir et attaquer leur centre, afin de provoquer la coupure en deux de l'armée adverse. Le combat commence à l'aube. Il est acharné tout au long de la matinée, la victoire française se dessine en début d'après-midi. Toutefois, les Russes parviennent à sauver une bonne partie de leurs forces, commandées par le prince Bagration.

L'armistice signé le 4 décembre leur permet de regagner la Russie. En revanche, l'Autriche sort meurtrie du conflit et doit accepter les conditions du vainqueur, rassemblées dans le traité de paix de Presbourg du 26 décembre 1805. La troisième coalition prend fin.

La France connaît un répit relatif en 1806, d'autant que la mort du Premier ministre anglais, Pitt, remplacé par Fox, partisan de la paix, conduit à l'ouverture de négociations auxquelles participent les Russes. Elles sont sur le point d'aboutir à l'été, mais se heurtent à plusieurs écueils. La mort de Fox en septembre entraîne la disparition d'un partisan convaincu de la paix. La rupture intervient en octobre 1806 avec la formation de la quatrième coalition.

Mécontente de voir se constituer la Confédération du Rhin, la Prusse de Frédéric-Guillaume III rompt le traité d'alliance qu'elle avait contracté avec la France le 15 février 1806 et se rapproche de la Russie. Dès le mois de septembre, Napoléon a perçu le danger en voyant les efforts d'armement de la Prusse ; il a donc décidé de conserver en Allemagne les troupes qu'il pensait rapatrier en France. Il dispose ainsi de près de cent soixante mille hommes en armes, massés dans la région du Main où il a réuni la Grande Armée, fin septembre. Lorsque la Prusse lui adresse son ultimatum le 8 octobre, l'Empereur fait immédiatement marcher les sept corps qui composent la Grande Armée, bousculant deux jours plus tard le 274

 

LA FRANCE EN GUERRE

prince Louis de Prusse qui est tué au combat. Puis, ayant vent du repli des Prussiens sur l'Elbe, Napoléon tente de les prendre de vitesse et envoie le gros de son armée à Iéna tandis qu'une autre partie de ses troupes, commandée par Davout, se porte sur Auerstaedt.

L'affrontement a lieu simultanément, le 14 octobre, dans ces deux villes ; il se solde par la double victoire d'Iéna et Auerstaedt, bientôt suivie, à partir du 15 octobre, d'une poursuite des débris de l'armée prussienne dont les diverses composantes capitulent les unes après les autres en novembre. Le roi de Prusse s'est réfugié à Konigsberg avec quelques milliers d'hommes, mais son armée est anéantie. Depuis Berlin où il s'est installé le 27 octobre, Napoléon peut lancer son fameux défi à l'Angleterre, par le décret du 21 novembre qui instaure le Blocus continental. Il signifie par ce geste qu'il est le maître de l'Europe.

La campagne militaire sur le continent n'est cependant pas finie, car les armées russes se sont à leur tour mises en marche. Napoléon dispose encore de cent cinquante mille hommes pour faire face aux deux armées envoyées par les Russes, la première commandée par Bennigsen et forte de soixante mille soldats et la seconde placée sous le commandement de Buxhowden et composée de cinquante mille hommes, sans compter une armée de réserve de trente mille hommes et l'appoint des débris de l'armée prussienne commandés par le général de Lestocq. Les combats se déroulent en Pologne, mais l'hiver ralentit la progression des troupes, jusqu'à ce que Napoléon décide de passer à l'offensive, au début du mois de février, obligeant l'armée russe à se replier vers Konigsberg. C'est au sud de cette ville prussienne, à Eylau, que le combat s'engage le 8 février 1807. La bataille est indécise, l'armée française ne doit qu'aux charges de cavalerie commandées par Murat d'avoir évité la défaite. Le retrait des Russes permet cependant à Napoléon de s'attribuer la victoire, mais les pertes sont partagées, l'armée française perdant plus du tiers de l'effectif engagé, soit vingtcinq mille hommes, les Russes trente mille soldats. Les combats ont été violents, marguant une nouvelle escalade dans l'utilisation de l'arme humaine. A la vue désolante du champ de bataille jonché de morts, Napoléon laisse même échapper : « Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n'est pas la plus belle partie de la guerre ; l'on souffre et l'âme est oppressée de voir tant de victimes S. » Il est vrai qu'il ajoute aussitôt : « Je me porte bien. J'ai fait ce que je voulais, et j 'ai repoussé l'ennemi en faisant échouer ses projets. » Les deux armées, affaiblies, campent sur leurs positions, jusqu'à la reprise des opérations militaires, en juin 1807. Napoléon cherche alors à séparer Russes et Prussiens et à s'emparer de Konigsberg. L'armée russe de Bennigsen tente de s'y opposer, mais elle se heurte au gros de l'armée française regroupé aux abords du pont de Friedland sur 275

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

l'Alle. Bennigsen qui vient de faire traverser ses soldats pour protéger la ville se trouve pris le dos à la rivière et subit les coups de boutoir de l'armée française. Il bat en retraite jusqu'au Niémen. Un armistice est signé le 25 juin 1807. Le lendemain, Napoléon et le tsar Alexandre se rencontrent sur le fleuve qui sépare la Prusse de la Russie. Cette rencontre des deux empereurs, immortalisée par Gros, prélude à la conclusion du traité de Tilsit entre la France et la Russie, le 7 juillet, complété le 9 par un traité signé avec la Prusse.

L'Europe est de nouveau en paix pour quelques mois.

L'enchaînement des événements conduisant à la formation de la cinquième coalition est plus complexe. Elle naît en effet de l'ouverture d'un nouveau front dans la péninsule Ibérique. Alliée à la France, l'Espagne de Charles IV avait partagé les ambitieux projets de débarquement en Angleterre. Ses espoirs de venger les déboires de l'Invincible Armada avaient sombré au large de Cadix, à la bataille de Trafalgar. L'alliance avec Napoléon lui a aussi coûté son Empire colonial, coupé de la métropole et passé peu ou prou sous le contrôle des Anglais, désormais maîtres des mers. L'Espagne espérait trouver des compensations dans l'annexion du Portugal.

C'est l'origine de la rupture. Par le traité de Fontainebleau du 27 octobre 1807, France et Espagne envisageaient la conquête et le partage du Portugal, mais pour ce faire il fallait prévoir le passage de troupes françaises en Espagne. La France dispose donc de soldats en Espagne lorsque éclate la crise dynastique qui accélère le cours des événements. Le roi Charles IV vieillissant et de plus en plus dominé par son Premier ministre, Godoy, doit faire face à un mouvement populaire qui, en mars 1808, s'en prend au Premier ministre, surnommé depuis 1795 le « prince de la paix », mais de plus en plus contesté dans le pays. Le roi se résout alors à abdiquer en faveur de son fils, Ferdinand. Napoléon se saisit de l'occasion pour tenter de mettre la main sur ce pays. Dès le 27 mars, il propose la couronne d'Espagne à son frère Louis qui la refuse. Puis il convoque à Bayonne les souverains espagnols pour régler leur différend, et obtient d'eux une résignation de leurs droits en sa faveur.

Au même moment, le 2 mai, la population madrilène se soulève contre l'armée française. C'est le début d'une guerre qui devait durer six ans. En ce mois de mai 1808, les deux camps fourbissent leurs armes. Joseph, nommé roi d'Espagne par son frère, entre dans un pays en pleine ébullition et parvient à Madrid le 20 juillet, la veille de la défaite de l'armée française commandée par le général Dupont, battue à Baylen par les Espagnols. Cette défaite devient un symbole de la résistance à l'hégémonie française ; elle montre en effet la vulnérabilité des troupes de Napoléon. En août, Junot doit abandonner le Portugal où son armée était entrée huit mois plus tôt.

La conquête de la péninsule Ibérique est donc compromise, ce qui conduit Napoléon à venir en personne prendre la tête de la Grande Armée, au début du mois de novembre. Elle se compose alors de six 276

 

LA FRANCE EN GUERRE

corps d'armée, représentant cent soixante-huit mille hommes.

Napoléon obtient le 2 décembre 1808 la capitulation de Madrid, mais la rébellion se poursuit et il n'est pas parvenu à intercepter le corps expéditionnaire anglais. Il quitte donc l'Espagne, en janvier 1809, sans avoir réussi à étendre son hégémonie sur ce pays. Les bruits d'un réarmement autrichien l'ont conduit à hâter son retour en France.

Profitant des difficultés rencontrées par Napoléon en Espagne, l'Autriche a décidé de rompre ses accords avec la France, après s'être assuré du soutien financier et militaire de l'Angleterre. Elle espère aussi profiter de la montée du courant francophobe en Allemagne, illustré par les conférences de Fichte publiées sous le titre de Discours à la nation allemande. Elle sait enfin pouvoir compter sur une plus faible résistance française, même si Napoléon a laissé une armée de cent mille hommes en Allemagne, tandis qu'Eugène de Beauharnais dispose de forces équivalentes en Italie.

Pour faire face à la menace autrichienne, Napoléon s'empresse de recomposer la Grande Armée en Allemagne ; il dégarnit le front espagnol d'où il rappelle notamment la Garde, mais surtout il mobilise de nouvelles recrues, anticipant sur la levée de 1810, et fait appel à des contingents alliés. Il peut ainsi disposer de deux cent mille hommes, dont la moitié sont étrangers, lorsque l'Autriche se lance à l'offensive, le 10 avril 1809. Les Autrichiens ont des forces équivalentes, dont la plus grande partie est placée sous le commandement de l'archiduc Charles, l'un des principaux artisans de la modernisation de l'armée autrichienne. L'archiduc bouscule tout d'abord l'armée française, alors commandée par Berthier. Napoléon, arrivé de Paris le 17 avril décide de regrouper ses forces sur l'Ilm, au sud-ouest de Ratisbonne. Il réussit cette opération, mais rechigne à provoquer immédiatement l'affrontement décisif, une partie de ses troupes manquant encore d'expérience. Néanmoins, les divers combats engagés contre les Autrichiens sont couronnés de succès, comme la bataille d'Eckmühl le 22 avril, mais l'armée adverse n'est pas défaite, comme elle l'avait été en 1805 à Ulm. Ainsi, lorsque Napoléon lance ses troupes en direction de Vienne, le long du Danube, avec l'espoir que la prise de la capitale autrichienne hâtera la fin du conflit, il reste sous la menace des soldats de l'archiduc Charles. Les Autrichiens abandonnent Vienne, après avoir pris soin de détruire les ponts sur le Danube, et se regroupent sur la rive droite du fleuve, tandis que la Grande Armée tient la rive gauche.

Dès lors, l'affrontement entre les deux armées est inéluctable.

Napoléon doit d'abord franchir le Danube. Il choisit comme point de passage l'endroit où le fleuve est coupé en deux par l'île Lobau.

Cette présence de terre au milieu de l'eau doit faciliter la construction de ponts. Le 20 mai, une partie des troupes a réussi à prendre pied sur la rive droite, mais les Autrichiens parviennent à détruire les ponts construits par les Français, ralentissant, puis empêchant 277

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

totalement l'acheminement de nouvelles troupes. Les Autrichiens se retrouvent ainsi en supériorité numérique et contraignent Napoléon à ordonner le repli de ses troupes dans l'île Lobau au terme d'un combat, la bataille d'Essling, qui lui a coûté seize mille hommes, parmi lesquels le maréchal Lannes, mortellement blessé au cours des combats. Napoléon reprend néanmoins le dessus en juillet. Il a reçu entretemps le soutien de l'armée d'Eugène de Beauharnais, arrivée d'Italie après avoir battu l'archiduc Jean. Le 5 juillet, les troupes françaises parviennent à s'implanter sur la rive droite du Danube. L'affrontement décisif a lieu le lendemain à Wagram. Grâce à l'action de l'armée d'Italie, les Autrichiens sont enfoncés. Cette défaite conduit l'empereur d'Autriche à négocier. Le traité de paix est signé à Schëmbrunn le 14 octobre 1809. Il parachève la domination de la France en Europe centrale. Mais une partie des troupes françaises reste mobilisée dans la péninsule Ibérique où les combats se poursuivent. Toutefois, en 1809, Napoléon apparaît au faîte de sa puissance, même si les dernières batailles livrées ont révélé quelques faiblesses dans son dispositif. En termes territoriaux en tout cas, la domination française ne fait aucun doute. C'est qu'à l'action des armes est venue se joindre l'efficacité de la diplomatie napoléonienne.

3. DE LA GUERRE À LA PAIX. LA DIPLOMATIE

L'aspiration du peuple français à la paix reste constante, au long de l'Empire. Cependant, cette paix paraît de plus en plus lointaine à mesure que les années passent. Il est vrai que l'Empereur fixe des conditions draconiennes à sa réalisation. « La paix est un mot vide de sens, écrit-il ainsi à Joseph en décembre 1805 ; c'est une paix glorieuse qu'il nous faut [ .. .]. Je ne trouve rien de plus impolitique et de plus faux que ce qui se fait à Paris à cette occasion 6. » Pour maintenir ou établir la paix, Napoléon dispose d'un corps de diplomates qui a été profondément renouvelé depuis la Révolution.

Sur soixante-douze ambassadeurs en poste sous le Consulat et l'Empire, neuf seulement avaient exercé des fonctions diplomatiques avant 1800. L'Empire a donc créé son propre corps d'ambassadeurs, en recrutant au sein du monde politique, de l'administration, mais surtout de l'armée ; vingt-deux ambassadeurs étaient généraux. Pour Napoléon, la diplomatie est une autre manière de faire la guerre ; il ne craint pas que ses représentants montrent quelque signe d'autoritarisme pour faire approuver leurs choix. La forte présence de généraux dans la diplomatie impériale s'explique aussi par le souci de l'Empereur de disposer de représentants sûrs, avec lesquels le contact est facile. C'est pourquoi on retrouve parmi ces hommes des confidents de Napoléon, à l'image de Lannes, 278

 

LA FRANCE EN GUERRE

Clarke ou Caulaincourt, nommé ambassadeur en Russie en 1807, au lendemain de la paix de Tilsit. Ce lien étroit entre le souverain et ses ambassadeurs est également illustré par la nomination de membres de la famille impériale : déjà Joseph et Lucien avaient occupé des fonctions d'ambassadeur sous le Consulat, son oncle, le cardinal Fesch, est également nommé représentant de la France à Rome en 1804. Un cousin de Joséphine, François de Beauharnais, est ambassadeur en Espagne jusqu'en 1808. La diplomatie est bien l'un des domaines réservés de l'Empereur.

Ces diplomates ont une fonction de représentation, pour laquelle la possession d'une certaine fortune s'avère nécessaire. Au fil des ans, le corps diplomatique français renoue ainsi avec les traditions d'Ancien Régime. Son recrutement s'en ressent. De plus en plus d'anciens nobles sont nommés à la tête des ambassades étrangères ; ils représentent 30 % du corps diplomatique en 1803, les deux tiers à la fin de l'Empire. L'orientation monarchique du régime s'est donc traduite par un recours de plus en plus fréquent à de grands noms de l'aristocratie pour représenter la France à l'étranger. Caulaincourt synthétise en sa personne l'appartenance à l'ancienne noblesse, à l'armée et à l'entourage de Napoléon. C'est la raison principale de son envoi à Saint-Pétersbourg en 1807. Napoléon le justifie en citant Savary, alors en poste en Russie : « Il me mande qu'il faut un militaire, un homme qui puisse aller aux parades, un homme qui, par son âge, ses formes, ses goûts, sa franchise, puisse plaire à l'empereur Alexandre, et dont les dehors diplomatiques ne repoussent pas sa confiance. Montesquiou m'a dit la même chose ; il me faut là un homme bien né, dont les formes, la représentation et la prévenance pour les femmes et la société plaisent à la Cour [ . ] Alexandre vous

. .

a conservé de la bienveillance. Vous pourrez l'accompagner partout.

Vous serez général ou aide de camp quand il faudra, ambassadeur quand il sera nécessaire. Les affaires du monde sont là ... La paix générale est à Pétersbourg. Il faut partir 7. » Un tel ordre ne se discute pas. Caulaincourt restera en Russie jusqu'en 1811. Napoléon ne souffre pas que ces ambassadeurs outrepassent leurs pouvoirs. Il le fait durement sentir par exemple à l'ambassadeur d'Espagne, François de Beauharnais, exilé dans son château de Sologne après avoir tenté de s'entremettre dans les affaires de la succession d'Espagne ; il avait envisagé de faire épouser une parente de l'Impératrice au prince des Asturies, le futur Ferdinand VII, ce qui aurait contribué à renforcer les liens de la France et de l'Espagne. Mais Napoléon avait alors d'autres projets puisqu'il envisageait de s'emparer de ce pays. François de Beauharnais est disgracié et remplacé à Madrid par Antoine La Forest qui reste à ce poste jusqu'en 1813. Les ambassadeurs ne sont donc que l'instrument de la politique impériale, mais leur action est importante entre deux conflits, comme au moment de la rédaction des traité de paix.

La guerre avec l'Autriche à peine achevée, en décembre 1805, les 279

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

diplomates s'emploient à élaborer les conditions de la paix. Les négociations débutent à Brünn entre Talleyrand et les plénipotentiaires autrichiens. Le ministre des Relations extérieures avait suggéré à Napoléon de traiter avec l'Autriche sans l'abattre, afin de s'en faire une alliée, condition nécessaire à ses yeux au salut de la paix en Europe. Dès le mois d'octobre, depuis Strasbourg, Talleyrand avait proposé à Napoléon un plan de paix reposant sur l'alliance autrichienne, la seule susceptible d'assurer l'équilibre des forces en Europe. Il réitère cette suggestion au lendemain de la victoire d'Austerlitz. « Aujourd'hui abattue et humiliée, écrit Talleyrand à Napoléon en parlant de l'Autriche, elle a besoin que son vainqueur lui tende une main généreuse et lui rende, en s'alliant à elle, la confiance en elle-même que tant de défaites et tant de désastres lui ôteraient pour toujours 8. » L'Empereur ne se rallie pas pleinement au projet de Talleyrand, puisque les conditions qui lui sont faites amoindrissent considérablement sa puissance. Aux termes du traité de paix de Presbourg, du 26 décembre 1805, elle perd le contrôle du nord de l'Italie et de la côte dalmate, tandis que son influence reflue en Allemagne au profit de la Bavière qui s'empare notamment du Tyrol. Ces conditions draconiennes portaient en germe la reprise du conflit entre les deux puissances. Pour l'instant, la France prit cependant soin d'assortir cette paix d'un accord avec la Prusse, signé le 15 février 1806, au terme duquel elle obtenait le Hanovre, pris à l'Angleterre, en échange du duché de Clèves. Ces remaniements devaient conduire à la réorganisation de l'Allemagne, avec la création de la Confédération du Rhin en août. Dans le même temps, les négociations se poursuivent avec l'Angleterre et la Russie. Les premiers mois de 1806 connaissent donc une grande activité diplomatique.

La paix est brève puisque la Prusse à qui l'on avait forcé la main comprend vite qu'elle est la grande perdante de cette opération.

Toutefois, pendant les combats de la quatrième coalition, les échanges diplomatiques ne cessent pas. La France s'emploie ainsi à empêcher l'entrée en guerre d'autres belligérants, en particulier l'Autriche. Elle prépare également les conditions de la paix future que Napoléon voudrait générale, ce qui le conduit à différer la conclusion d'un traité avec la Prusse. Finalement, la paix est signée le 7 juillet 1807 à Tilsit entre la France et la Russie, Napoléon acceptant de joindre la Prusse au règlement du conflit, aux termes d'un accord signé le 9. C'est un des moments forts de la diplomatie napoléonienne. Il a été précédé par la rencontre des deux empereurs, sur un radeau installé au milieu du Niémen. Cette rencontre, habilement mise en valeur par la propagande du régime, illustrait mieux que tout discours l'extension de la puissance française, parvenue aux marges de la Grande Russie. Les plénipotentiaires russes, les princes Kourakine et Lobanoff, obtinrent des conditions relativement favorables pour leur pays. Napoléon voulait en effet ménager 280

 

LA FRANCE EN GUERRE

le tsar Alexandre dont l'alliance lui était précieuse pour lutter contre l'Angleterre. La Russie s'engageait à tenter une médiation entre la France et le Royaume-Uni. La France quant à elle laissait les mains libres à la Russie dans les Balkans, de probables échanges sur le devenir de l'Empire ottoman ayant vraisemblablement émaillé ces discussions. L'Empereur compte sur les ambitions orientales de la Russie pour l'entraîner à s'opposer à l'Angleterre dans cette partie du monde. La Prusse, en revanche, est fortement réduite puisqu'elle perd à l'ouest de l'Elbe des territoires qui servent à bâtir le royaume de Westphalie ; elle perd aussi ses possessions polonaises. Enfin, la Russie comme la Prusse s'engagent à faire appliquer le Blocus continental décrété quelques mois plus tôt par Napoléon pour affamer l'Angleterre. Les traités de Tilsit ramènent la paix sur le continent, mais, une fois encore, cette paix est précaire et porte en elle les germes de la discorde. Ainsi, la création d'un grandduché de Varsovie, confié au roi de Saxe, où stationnent trente mille soldats français apparaît déjà comme une menace pesant sur les territoires polonais de la Russie.

La paix conclue, Talleyrand quitte le ministère des Relations extérieures. Il présentera ensuite ce départ comme la conséquence de son désaccord à l'égard de la politique napoléonienne : « En 1807

Napoléon s'était depuis longtemps déjà écarté, je le reconnais, de la voie dans laquelle j'ai tout fait pour le retenir, mais je n'avais pu, jusqu'à l'occasion qui s'offrit alors, quitter le poste que j'occupais. Il n'était pas si aisé qu'on pourrait le penser, de cesser des fonctions près de lui 9. » Le choix de Champagny pour le remplacer marque un pas supplémentair� dans la voie de l'asservissement de la diplomatie à Napoléon. A peine nommé, le nouveau ministre eut à s'occuper des affaires espagnoles. Il reconnaît lui-même la faible place qui lui fut laissée : « C'est, de tout mon ministère, l'événement auquel j 'ai pris la moindre part, c'est aussi celui sur lequel je suis le moins dans le cas de m'étendre. L'Empereur conduisait lui-même la grande opération dont il avait conçu le projet 10. » Cette passivité du nouveau ministre des Relations extérieures apparaît à nouveau en 1809, lors de la campagne d'Autriche. Champagny lui-même fait preuve d'une certaine naïveté dans ses confidences : « J'appris à Munich où je résidai deux jours qu'il était à Vienne ; ministre de la paix, j'avais de la peine à suivre son char de triomphe. C'est aussi là que je fus instruit des événements de Rome, le pape arrêté et transféré au loin de la ville où il régnait I l . » Imagine-t-on ministre des Relations extérieures aussi mal informé de la situation diplomatique en Europe et réduit à prendre les ordres de Napoléon, terme qui revient sans cesse sous sa plume ? Champagny conduit toutefois les négociations de paix avec Metternich qui s'affirme dès cett�

époque comme l'homme fort de la diplomatie autrichienne. A trente-cinq ans à peine, il avait eu la lourde mission de représenter son pays à Paris, apprenant alors à connaître la France et son chef.

Histoire du Consulat et de l'Empire
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