2. LE SILENCE DES OUVRIERS

Les craintes du régime à l'égard du monde ouvrier pouvaient être plus grandes. Le peuple de Paris avait été l'animateur principal des journées révolutionnaires de la décennie 1790. À la différence des paysans attachés à leurs terres, l'ouvrier n'a rien à perdre à se révolter, sinon la vie. Il n'est pas propriétaire. Comme le dira Napoléon, il ne possède que son temps, d'autres diront sa force de travail. C'est ce qui distingue, au sein du monde artisanal, le patron de l'ouvrier.

Au mieux possède-t-il parfois un métier à tisser lorsqu'il travaille à domicile, mais c'est alors sa seule richesse. Pour l'essentiel, l'ouvrier ne laisse donc rien après sa mort. Cette absence de richesse n'est toutefois pas une raison suffisante pour se révolter ou pour se dresser contre un régime, fût-il dictatorial. Globalement, si le monde ouvrier est resté calme, c'est parce que ses conditions de vie ne se 167

 

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sont pas dégradées ; elles se sont même plutôt améliorées, au moins dans les premières années de l'Empire.

Sa passivité tient aussi à sa très grande hétérogénéité. Que représente un ouvrier dans la France impériale ? Qu'y a-t-il de commun entre un paysan qui complète ses revenus par la fabrication de produits à domicile, un artisan parisien et un ouvrier de manufacture ?

Ils appartiennent au même monde, sans que, pour autant, un quelconque lien s'établisse entre eux. Cette absence de relations condamne toute mobilisation éventuelle contre le régime. Bien plus, l'ouvrier-paysan reste fortement lié au monde rural, tandis que l'ouvrier-artisan lorgne vers la petite bourgeoisie urbaine. Malheureusement, à la différence des principaux ténors du régime impérial ou même des soldats de la Grande Armée, les ouvriers ont laissé très peu de témoignages sur leur existence et les sentiments qui les animaient au cœur de la période impériale. L'un d'entre eux toutefois a pris la plume pour raconter sa vie. Natif de la région d'Orléans, Jacques-Etienne Bédé a dix-neuf ans en 1793 lorsqu'il est envoyé se battre aux frontières de la France. Il reste cinq ans à l'armée, parcourant notamment l'Allemagne. Puis, lorsque les difficultés militaires s'abattent sur le pays, en 1799, il décide avec plusieurs de ses compagnons d'armes de déserter et rejoint sa famille dans l'Orléanais. Il y reprend son métier de tourneur en chaises avant de se marier en septembre 1801 . Il reste alors sous la menace de la gendarmerie, comme déserteur, jusqu'à ce que l'amnistie d'avril 1802 lui permette de sortir complètement de la clandestinité.

Après plusieurs années passées à Châteauneuf, il part pour Tours où il trouve un emploi chez un fabricant de chaises, grâce à l'aide des compagnons présents dans la ville. En 1812, la crise qui frappe la France le chasse de Tours ; il gagne Paris. Cet itinéraire d'un ouvrier qualifié qui travaille dans l'industrie du meuble confirme la reprise économique des années 1800-1810. Dans son secteur d'activité, il a bénéficié de l'enrichissement des classes bourgeoises qui ont réorganisé leur intérieur, notamment en ville, après la fin des troubles révolutionnaires. Sous sa plume, on ne retrouve cependant aucune allusion au climat politique. Certes, il écrit sous la Restauration, mais son manuscrit n'est pas destiné à la publication. Il faudrait donc y voir une certaine indifférence à l'égard du régime impérial.

Seules les crises économiques le touchent, mais il ne formule aucune remarque sur la situation militaire du pays et n'émet aucune critique contre l'Empire. Incidemment, il avoue avoir appelé son second fils, né en 1806, Charles-Napoléon. On ne saurait tirer de ce très frêle indice une preuve de l'adhésion de tous les ouvriers à l'Empereur, mais il est révélateur d'une certaine attirance pour l'Empire. C'est un fait que le monde ouvrier n'a pas pâti des premières années de l'Empire.

Les années 1800-1810 sont marquées par une réelle croissance industrielle, difficile à chiffrer et variable selon les régions et les 168

 

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secteurs. Toutes formes de travail confondues, l'industrie textile reste en pointe. Elle emploie plus de la moitié des ouvriers, qu'ils travaillent en usine ou à domicile. Certes, les productions les plus traditionnelles subissent un certain déclin, comme l'industrie du lin et du chanvre, voire l'industrie lainière qui n'a pas retrouvé son niveau de production de 1789 ; le tissage de la laine a disparu dans une trentaine de départements appartenant notamment à la Bretagne, à l'Aquitaine ou au centre de la France. Dans la région de Sedan, la reprise de l'industrie drapière est freinée par le manque de maind'œuvre. En revanche, l'industrie du coton est en plein essor. Elle revitalise les économies de la Normandie, de la région de Mulhouse ou du nord de la France. Les patrons du · coton ont notamment bénéficié de la vente des biens du clergé qui leur ont offert de vastes bâtiments, se prêtant assez bien à l'industrie manufacturière. Cet investissement capitalistique s'est effectué à bas prix, du fait des bonnes conditions de vente des biens d'Église. En outre, l'industrie textile profite pleinement de la libération du travail ; elle est l'une des premières à employer systématiquement des enfants. Enfin, l'industrie du coton bénéficie d'un fort accroissement du marché, à un moment où la concurrence étrangère est faible.

Deuxième secteur industriel après le textile, la sidérurgie est également en plein développement, la croissance repartant après 1801

pour atteindre son apogée en 1809, même si elle reste très en retrait par rapport à la production anglaise. Elle avait fortement pâti, sous la Révolution, de la désorganisation de l'exploitation des forêts, véritablement dévastées par les paysans. Le Consulat remet de l'ordre dans l'exploitation forestière, permettant ainsi l'essor de l'industrie sidérurgique. Parallèlement, la production de houille augmente : la France produisait six cent mille tonnes de charbon en 1789 ; elle en extrait neuf cent mille tonnes à la fin de l'Empire ; c'est encore une production faible au regard des résultats de la fin du XIXe siècle, mais elle annonce les belles heures de l'industrie française. Enfin, l'industrie chimique connaît elle aussi un très vif essor, grâce notamment à des savants qui se sont faits eux-mêmes industriels. C'est le cas de Chaptal qui peut ainsi écrire après l'avoir vécu : « Les progrès qu'ont faits les arts chimiques, depuis trente ans, étonneront d'autant plus la postérité que c'est au milieu des tempêtes politiques que les principales découvertes ont pris naissance ; on se demandera un jour comment un peuple, en guerre avec toute l'Europe, séquestré des autres nations, déchiré au-dedans par les dissensions civiles, a pu élever son industrie au degré où elle est parvenue [ .. ] Bloquée de toutes parts, la France s'est vue réduite à

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ses propres ressources : toute communication audehors lui était presque interdite ; ses besoins augmentaient par le désordre de l'intérieur et par la nécessité de repousser l'ennemi qui était à ses portes : elle commençait déjà à sentir la privation d'un grand nombre d'objets qu'elle avait tirés jusque-là des pays étrangers : le 169

 

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gouvernement fit un appel aux savants ; et, en un instant, le sol se couvrit d'ateliers ; des méthodes plus parfaites et plus expéditives remplacèrent partout les anciennes ; le salpêtre, la poudre, les fusils, les canons, les cuirs, etc., furent préparés ou fabriqués par des procédés nouveaux ; et la France a fait voir encore une fois à l'Europe étonnée, ce que peut une grande nation éclairée, lorsqu'on attaque son indépendance 3. »

Chaptal donne d'autres exemples des effets de l'utilisation des inventions chimiques sur l'ensemble de l'industrie ; elles ont permis notamment l'essor de l'industrie du savon et de celle des papiers peints, désormais largement utilisés dans les intérieurs bourgeois.

Elles ont favorisé l'industrie textile grâce aux nouveaux procédés de teinture, notamment mis au point par le chimiste Berthollet. En Alsace, le secteur chimique est avec le textile un des moteurs de la croissance industrielle ; celle-ci est beaucoup plus rapide qu'ailleurs, en partie à cause d'une densité rurale très forte et des revenus très faibles des paysans qui les poussent à aller rechercher vers les usines de nouvelles conditions de travail.

L'industrie française s'est donc renouvelée depuis la fin de l'Ancien Régime, mais les secteurs de pointe tels que la chimie n'emploient encore qu'un nombre limité d'ouvriers. Pourtant le milieu des ouvriers de manufacture est alors un monde en plein développement, même si ses effectifs restent réduits, puisque l'on estime à environ cinq cent mille le nombre des ouvriers d'usine dans la France impériale. C'est surtout dans le secteur textile que s'opère cette concentration. De très grandes filatures de coton sont ainsi établies dans les régions en pointe comme la Normandie, le Nord ou la région de Mulhouse. La concentration touche aussi l'ancienne industrie drapière. À Sedan par exemple, des ateliers d'une dizaine de métiers sont organisés sous la direction d'un contremaître. Dans la sidérurgie, le développement est plus restreint ; on dénombre néanmoins alors dix à douze mille ouvriers travaillant dans des établissements métallurgiques, auxquels il faut ajouter environ cinquante mille ouvriers « externes », c'est-à-dire travaillant pour cette industrie sans être concentrés dans l'usine ; ce sont les ouvriers chargés du transport des matières premières, muletiers ou voituriers, des forestiers et charbonniers chargés d'alimenter l'industrie métallurgique en combustible, enfin des ouvriers extrayant ou préparant le minerai de fer. Leur mode de vie est nécessairement différent de celui des ouvriers d'usine stricto sensu. Il se caractérise par une plus grande indépendance, parfaitement discernable chez les forestiers, habitués à vivre au cœur de la forêt, loin de toute contrainte. Quant aux ouvriers des forges ou des établissements métallurgiques, ils endurent des conditions extrêmement pénibles qui expliquent en partie la stagnation de ce groupe. Ainsi, lorsque de jeunes ouvriers sont enrôlés dans l'armée, il n'est pas rare de les voir échapper à un 170

 

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métier qu'ils ne sont pas toujours soucieux de retrouver après leur temps de service.

La difficulté de la vie en usine se retrouve également dans l'industrie textile ou encore dans l'industrie chimique. Les usines ont souvent été installées dans des lieux qui n'étaient pas adaptés au travail en groupe, par exemple dans d'anciens couvents désaffectés au moment de la Révolution et rachetés comme biens nationaux. On y place les machines comme on peut. La lumière fait souvent défaut, l'humidité et le froid règnent en maître, provoquant de nombreuses maladies et une très forte mortalité chez les ouvriers. Le bruit est en général assourdissant, les protections contre les accidents du travail sont inexistantes. Enfin, la discipline imprimée par les contremaîtres est extrêmement dure ; elle impose des journées de quatorze heures, punit d'amendes les retards ou les absences. Ce monde des ouvriers d'usine reste cependant silencieux.

En revanche, l'artisanat urbain a une conscience politique plus développée ; il a fourni l'essentiel de ses troupes au parti jacobin sous la Révolution. Pour cette raison, précisément, le monde de l'artisanat est étroitement surveillé. Les mesures de répression prises contre le mouvement jacobin en 1800 ont ôté à beaucoup d'entre eux l'envie de se frotter au nouveau régime. Celui-ci a du reste compris qu'il aurait la paix tant qu'il serait capable de leur offrir du pain et du travail. Il s'y emploie avec un relatif succès en favorisant la distribution de farine à bas prix à Paris lors des crises frumentaires, ou en se lançant dans une politique de grands travaux destinés en partie à donner du travail aux ouvriers du bâtiment menacés par la crise de 1805-1806. Lorsque le gouvernement oublie cette double attente, le monde ouvrier sait le lui rappeler par des grèves, plus nombreuses qu'on ne le dit souvent, et qui s'accompagnent toujpurs de revendications touchant au temps de travail ou aux salaires.

A Sedan, en 1803, une grève est déclenchée dans une manufacture textile parce que l'entrepreneur voulait abaisser le salaire des ouvriers. Au bout de six jours de conflit, il doit faire machine arrière. Sous l'Empire, la grève n'est jamais directement utilisée à des fins politiques, ce qui ne signifie pas que les ouvriers-artisans ont abandonné leurs traditions. Celles-ci vivent notamment au sein des associations ouvrières, les corporations qui, malgré les lois d'interdiction, ont revu le jour au début du XIXe siècle.

Certes, ces corporations ont perdu une partie de leurs prérogatives antérieures, par exemple en matière de défense du monopole de production, mais elles constituent des lieux essentiels de formation et favorisent la cohésion du groupe qu'elles encadrent. Dans les métiers nécessitant une très grande habileté d'exécution, la Révolution n'avait pu détruire les associations de compagnons qui assuraient la formation, mais aussi l'embauche des nouveaux venus.

Qu'ils travaillent le bois, la pierre, le cuir ou les métaux, les ouvriers artisans avaient besoin d'un long temps d'initiation, commencé par 171

 

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plusieurs années d'apprentissage chez un patron, poursuivi par un périple de plusieurs années à travers la France. C'est alors que la solidarité entre membres de la même société s'affirme avec le plus de force. Une fois le tour de France achevé, une minorité de compagnons accèdent au rang de maîtres, souvent après la réalisation d'un chefd'œuvre. Il leur faut pour cela trouver un atelier, soit par héritage, soit par mariage. En devenant patron, le compagnon cesse d'être un ouvrier stricto sensu, même si dans sa technique de travail, voire dans ses modes de pensée, il reste très proche des compagnons avec lesquels il a été formé. Le plus grand nombre ne franchit pas la barrière de l'acquisition d'un atelier et reste attaché à un patron. Tailleurs de pierre, orfèvres ou ébénistes, ils forment l'élite du monde ouvrier.

Ils demeurent pourtant des ouvriers, salariés par leurs patrons. Le compagnonnage ne rassemble pas l'ensemble des artisans, mais il est en constante progression sous l'Empire, comme l'attestent les nombreuses rixes qui se déroulent entre membres d'associations rivales.

Malgré ces querelles dénoncées par le pouvoir comme un élément perturbateur de l'ordre social, les compagnonnages ont réussi à échapper à l'interdiction. Il est vrai que la police y trouve son intérêt.

Ces associations ouvrières encadrent une population mouvante et par définition incontrôlable, comme l'exprime fort bien le préfet de police Dubois en 1807 : « Le compagnonnage est d'une grande utilité pour les ouvriers malheureux ... Il y a intérêt à le laisser subsister. S'ils commettent quelques méfaits, il est facile de les retrouver à la cayenne, où les mères leur prodiguent de bons conseils et des soins, et, à l'occasion, procurent des renseignements à la police. »

Les ouvriers à domicile ne connaissent pas ces formes d'organisation. Ils participent pourtant à la production industrielle. Développé à la campagne, le travail à domicile est également répandu dans les villes où les ouvriers en chambre sont nombreux, à l'image des canuts lyonnais. Ces ouvriers de la soie exercent alors à l'intérieur même de la ville de Lyon, notamment dans le quartier de la Croix

Rousse, avant que les révoltes des années 1830 ne provoquent un transfert de la production de soie vers les campagnes avoisinantes.

Le travail à domicile concerne essentiellement le secteur du textile, on le rencontre aussi dans des industries comme l'horlogerie ou la petite métallurgie. À première vue, il s'agit d'une activité moins contraignante que le travail en usine, car l'ouvrier est libre de ses horaires. Dans la pratique, la part est difficile à faire entre travail et vie privée, et l'imbrication des activités industrielles et agricoles conduit souvent à une journée de travail extrêmement longue. De plus, au début du XIX" siècle, on note une rationalisation du système du travail à domicile. Ainsi, dans le nord de la France, des entrepreneurs parisiens spécialisés dans l'industrie cotonnière, comme Oberkampf ou Richard-Lenoir, ont profité du déclin de l'industrie du lin pour réutiliser la main-d'œuvre disponible. Des contremaîtres sont chargés de fournir la matière première aux ouvriers à domicile, 172

 

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puis de récupérer les pièces de coton, mais ils ont aussi la charge de surveiller le travail effectué et de veiller au respect des délais de livraison, ce qui tend à rapprocher les rythmes du travail à domicile de ce qui se fait dans les filatures. De même, l'ouvrier ne peut quitter le fabricant qui l'emploie sans avoir obtenu son congé. En ce sens, le travail à domicile, en se rationalisant et en se mécanisant, devient bien une étape vers l'industrialisation ; il est la marque d'un mouvement qu'on appelle la proto-industrialisation.

Néanmoins, dans les campagnes, les ouvriers à domicile restent soudés à la communauté villageoise. Ils vivent au rythme des travaux agricoles, travaillent eux-mêmes la terre et profitent de l'usage des biens communaux qui ont été préservés dans plusieurs régions.

Leur sentiment d'appartenir à un groupe propre n'apparaît pas encore nettement. En ville, au sein des manufactures et surtout des ateliers, une certaine solidarité peut être décelée entre patrons et ouvriers. Au sein d'entreprises qui restent majoritairement de petites structures, le patron est loin d'apparaître comme un adversaire, mais plutôt comme un partenaire partageant les mêmes intérêts. Le témoignage de Bédé, évoquant la crise de 181 1 , est à cet égard éclairant des relations que peuvent entretenir patrons et salariés : « Nous restons trois ans à Tours ; la troisième année il survient une mortalité de commerce [sic] occasionnée par une disette affreuse qui effrayait toute la classe ouvrière. Le pain monta bien à un prix exorbitant ; le maître qui nous occupait voyant que ses magasins étaient remplis d'ouvrages et qu'il n'y avait aucune apparence de pouvoir les vendre de longtemps, me fit la proposition de ne faire que la moitié d'ouvrage de ce que je faisais habituellement ainsi que mon épouse. Je savais que sa proposition était juste de sa part et qu'il avait de la considération pour moi, que ses intentions n'étaient pas de me laisser sans travailler 4. »

Sans devoir être extrapolée, cette réaction peut expliquer l'attitude des ouvriers à l'égard de Napoléon lui-même, dont la puissance tutélaire s'apparente à celle du patron. Il faut se garder de l'idée d'une opposition systématique du monde ouvrier à l'Empire, sous prétexte qu'il s'agit d'un régime autoritaire. Dans les années 1800, les ouvriers n'ont que faire de libertés dont ils n'ont jamais vraiment joui ; ils préfèrent disposer de ressources suffisantes pour nourrir leur famille. Il est cep�ndant une liberté qui leur est chère, c'est la liberté de mouvement A la différence du paysan attaché à la terre qu'il cultive, même si elle ne lui appartient pas, l'ouvrier aime changer de lieu de travail, sinon d'employeur. Il y est parfois contraint, notamment par le chômage, mais il en fait souvent le choix, à l'image du compagnon allant de ville en ville, du migrant temporaire regagnant ses pénates après quelques mois passés sur un chantier, voire de l'ébéniste du faubourg Saint-Antoine passant d'un atelier à l'autre. La recherche d'un meilleur salaire explique en partie ces mouvements qui peuvent aussi être une forme de protestation contre l'attitude du patron. En cas de 173

 

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conflit, au début du XIX" siècle, l'ouvrier choisit la fuite plutôt que l'affrontement, sûr qu'il est de retrouver du travail ailleurs. On comprend qu'une telle liberté de mouvements, dans une société encadrée, ait pu heurter certains esprits.

La codification qui est alors établie tend à restreindre cette liberté, sans toujours y parvenir. L'Empire a hérité de la législation révolutionnaire, dont les deux principaux textes sont la loi Le Chapelier et la loi d'Allarde qui remettaient en cause l'organisation professionnelle de l'Ancien Régime et introduisaient la liberté dans l'organisation du travail. Celui-ci ne devait connaître aucune entrave, que ce soit par l'instauration d'un monopole de production ou par la grève.

Mais ce libéralisme extrême avait des inconvénients. Il n'avait rien prévu pour régler les relations à l'intérieur de l'entreprise ni pour empêcher une trop grande fluidité de la main-d'œuvre. C'est à quoi s'emploie le régime napoléonien. Parmi les mesures prises dès l'époque du Consulat, la plus connue est l'instauration en 1803

du livret ouvrier. Il s'agit d'un document nominatif que l'ouvrier doit remettre à l'employeur au moment de l'embauche et qu'il doit récupérer en cas de départ. C'est évidemment un moyen de contrôle par les pouvoirs publics, puisque le livret doit être visé par un officier de police à chaque changement de commune, mais c'est aussi un moyen de freiner le débauchage des meilleurs ouvriers, en établissant des règles claires dans les relations de travail. Un ouvrier ne peut quitter un employeur sans avoir rempli les engagements pris à son égard ou sans avoir remboursé ses éventuelles dettes. Certes, des abus sont possibles mais, en principe, le livret n'empêche pas la circulation de l'ouvrier d'un atelier à un autre ; il la réglemente. Il garantit ainsi contre l'embauche d'un ouvrier moins qualifié, car le livret est aussi un certificat de la qualification de l'ouvrier, dont celui-ci peut dès lors tirer une certaine fierté. Le livret trace une frontière entre l'ouvrier et l'errant. Sa création est en outre une preuve supplémentaire de la fluidité du monde ouvrier. Maintenu jusqu'à la fin du XIXe siècle, il deviendra le symbole de l'asservissement de l'ouvrier. Sous l'Empire, sa création est encore trop récente et sa diffusion trop réduite pour qu'on puisse le considérer comme une arme véritablement efficace. Une circulaire de 1817 rappelant l'obligation de posséder un livret montre qu'il n'était pas encore pleinement entré dans les mœurs. De toute manière, même si les pouvoirs publics s'en inquiètent, ils n'ont pu limiter les migrations ouvrières. La volonté de réglementer les relations de travail se retrouve dans la création des conseils de prud'hommes. Composés de représentants du patronat et de l'élite du monde ouvrier, contremaîtres ou chefs d'atelier, ils sont généralement présentés comme des institutions aux mains des patrons et donc dirigés contre les ouvriers. Cette image doit être corrigée. Certes, les conseils de prud'hommes sont des tribunaux qui ont à juger des conflits entre patrons et salariés, mais dans la très grande majorité des cas, c'est la 174

 

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concertation qui l'emporte. Loin de fonctionner comme une arme contre le monde ouvrier, les conseils de prud'hommes ont favorisé l'harmonisation des points de vue sur le droit du travail. Ils ont ainsi fait revivre l'esprit qui prévalait au sein des métiers de l'ancienne France, disparus quinze à vingt ans plus tôt.

Au-delà du monde ouvrier, apparaît le groupe des commerçants et artisans, encore liés au monde ouvrier par leur mode de travail, mais déjà proches de la bourgeoisie par la possession d'un petit bien. Le milieu de la boutique et de l'échoppe est ouvert vers les couches supérieures en cette période de mobilité sociale. La porte reste toutefois étroite et le socle sur lequel le régime entend se reposer est extrêmement resserré.

Histoire du Consulat et de l'Empire
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