2. LA CONSTITUTION DE L'AN X

Les principales modifications concernent le pouvoir législatif.

Bonaparte n'avait décidément pas apprécié la fronde parlementaire, pourtant modeste, qui avait sévi depuis le début de 1800� Le dispositif mis en place en l'an VIII est préservé. Le Conseil d'Etat, dont le nombre des membres est fixé à cinquante, continue de rédiger les lois, avant que le Tribunat ne les discute et que le Corps législatif ne les vote, mais l'influence des assemblées est restreinte. Le Tribunat perd la moitié de son effectif ; il est réduit à cinquante membres, renouvelables par moitié tous les trois ans, tandis que les trois cents députés du Corps législatif sont eux toujours élus pour cinq ans, et sont renouvelables par cinquième tous les ans. Tous les législateurs représentent un département. La principale mesure limitant l'autonomie de ces deux assemblées vient de la possibilité désormais offerte au Sénat de les dissoudre. Enfin, le renforcement des pouvoirs législatifs du Sénat menace à terme les prérogatives du Tribunat et du Corps législatif. Grand électeur et gardien de la Constitution en vertu des dispositions votées en l'an VIII, le Sénat devient en l'an X une véritable assemblée délibérative, sans rien perdre de ses prérogatives antérieures. Le texte indique clairement qu'il peut modifier la Constitution, par le biais d'un sénatusconsulte organique qui nécessite de recueillir les suffrages des deux tiers des sénateurs. Il peut ainsi régler « tout ce qui n'a pas été prévu par la Constitution et qui est nécessaire à sa marche », formulation vague qui rend possibles toutes les interprétations. Il définit aussi la constitution des colonies, mais, sur ce plan, son activité sera réduite du fait de la perte rapide par la France de son empire colonial. En outre, par un simple sénatusconsulte, voté à la majorité, mais nécessairement proposé par le gouvernement, le Sénat est doté d'un pouvoir discrétionnaire important en matière judiciaire ; il peut sus-126

 

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pendre le jury dans certains départements, placer l'un de ceux-ci hors du champ de la Constitution, casser des jugements attentatoires à la sûreté de l'État. En somme, l'arbitraire entre dans la Constitution. Comme le Sénat n'a pas l'initiative des sénatusconsultes, il ressort que toute décision prise par lui découle d'un vœu du pouvoir exécutif. De plus, les consuls sont membres du Sénat et le président lorsqu'ils assistent aux séances. Enfin, Bonaparte peut nommer jusqu'à un tiers des sénateurs de sa propre initiative, moyen idéal pour éventuellement briser une opposition naissante au sein de cette assemblée. En contrepartie, les sénateurs, toujours inamovibles, peuvent exercer d'autres fonctions politiques ou publiques.

Le pouvoir de Bonaparte, déjà étendu, sort donc renforcé de la Constitution de l'an X. Nommé consul à vie en vertu du plébiscite du mois de juin, il accorde la même longévité à ses deux collègues dont on comprend ainsi mieux le zèle à obtenir le passage au consulat à vie. En cas de décès, le choix des deux consuls revient à Bonaparte, le Sénat n'ayant plus le droit que de récuser deux des trois candidats proposés. Surtout, le Premier consul peut désigner son successeur. C'est la porte ouverte à l'hérédité. Il conserve pour le reste tous les pouvoirs que lui accordait la Constitution de l'an VIII, avec une extension en matière diplomatique, puisque les traités de paix et d'alliance conclus par le Premier consul n'ont plus besoin d'être ratifiés par les assemblées ; il se contente d'en donner connaissance au Sénat. La guerre et la dielomatie sont plus que jamais le domaine réservé du chef de l'Etat. Enfin, Bonaparte obtient un droit de regard sur la plupart des nominations aux diverses fonctions administratives, politiques et judiciaires qui lui avaient échappé en l'an VIII.

Ce renforcement de son pouvoir de nomination s'accompagne d'une transformation du mode d'élection aux diverses fonctions politiques. La Constitution de l'an X supprime les listes de confiance qui n'auront donc guère servi, mais elle conserve le principe d'un suffrage universel à plusieurs degrés, en cherchant toutefois à renforcer la vie politique locale. En effet, en vertu de la Constitution de l'an VIII, les membres des diverses assemblées, locales ou nationales, étaient choisis sur les listes de confiance, communales, départementales ou nationale, mais celles-ci étaient établies une fois pour toutes, les conditions de leur modification étant très complexes. Avec la Constitution de l'an X, le droit de suffrage reste limité, mais il s'exerce périodiquement au sein d'assemblées s.hargées de présenter des candidats aux diverses fonctions électives.

A la base de la pyramide électorale figure l'assemblée de canton qui réunit tous les citoyens domiciliés dans cette circonscription. C'est en elle que repose l'expression de la nation, selon le vœu de Bonaparte. Les pouvoirs de l'assemblée de canton ne sont du reste pas complètement négligeables ; elle désigne en effet deux candidats 127

 

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au poste de juge de paix, le choix final appartenant au Premier consul ; elle présente également les personnalités susceptibles de faire partie du conseil municipal de chaque commune, en proposant deux noms par place à remplir, mais son choix ne peut se porter que sur les cent citoyens les plus imposés du canton. Elle intervient dans la désignation des membres des collèges électoraux de département et d'arrondissement, en choisissant là aussi parmi les plus riches contribuables. Ainsi, la Constitution de l'an X affirme le caractère censitaire de l'élection, tout en préservant à la base le suffrage universel. Encore ce système ne se met-il réellement en place qu'en 1806. Pendant une période transitoire, les assemblées de canton ne sont en fait composées que des seuls notables, inscrits sur les listes communales en l'an IX. De plus, le pouvoir du citoyen est extrêmement réduit, puisqu'il n'a pas le dernier mot en matière d'élection.

Enfin, son suffrage est encadré dans une structure parfaitement contrôlée par les pouvoirs publics, le Premier consul nommant le président de l'assemblée de canton.

Le caractère censitaire de l'élection se retrouve aux étapes suivantes de la vie politique. Les représentants aux collèges électoraux d'arrondissement et de département ne peuvent être choisis que parmi les citoyens les plus imposés du département, le préfet étant chargé de dresser la liste des six cents contribuables les plus riches de sa circonscription. Ils sont élus à vie. Cette pérennité, ajoutée à leur fortune, montre le souci de Bonaparte d'asseoir son régime sur le socle que représentent les notables. Composé de deux cents à trois cents membres, à raison d'un représentant pour mille habitants, le conseil électoral de département agit d'abord sur la vie locale en désignant deux candidats par place au conseil général.

Mais surtout, il intervient dans la sélection des sénateurs et des députés au Corps législatif, en présentant, pour chaque siège à pourvoir, deux candidats. Les collèges électoraux d'arrondissement sont pour leur part composés de cent vingt à deux cents membres, à raison d'un représentant pour cinq cents habitants ; ils présentent les candidats aux sièges de membres du conseil d'arrondissement, assemblée délibérative chargée de seconder le sous-préfet. Chaque collège électoral d'arrondissement propose aussi deux candidats pour chaque siège à occuper au Corps législatif, comme le collège de département. Ces candidats forment une liste, à partir de laquelle le Sénat fait son choix. Cette liste peut regrouper jusqu'à huit noms si trois collèges d'arrondissement et le collège de département proposent chacun deux noms différents. Dans la pratique, ils se retrouvent souvent sur des personnalités communes. La Constitution de l'an X prévoit également que les collèges électoraux d'arrondissement interviendront, seuls, dans la sélection des membres du Tribunat. Comme son effectif devait être réduit à cinquante, à partir de 1805, par non-renouvellement des députés quittant leur siège, et comme il fut supprimé en 1807, le système n'eut pas le temps de se 128

 

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mettre en place. De ce fait, plus aucun tribun n'est élu après la recomposition de 1802.

Bien que leur rôle soit très limité, ces collèges électoraux de département et d'arrondissement restent un lieu de débat politique, même si le Premier consul n'a rien négligé pour encadrer les discussions. Ainsi, non seulement ils nomment le président de chacun de ces collèges, mais ils peuvent encore en modifier la composition en ajoutant de leur propre chef dix membres supplémentaires dans chaque collège d'arrondissement et vingt membres dans les collèges de département. En outre, ces assemblées primaires ne peuvent se réunir que sur convocation du gouvernement qui fixe également la durée des débats ; elles ne peuvent prendre l'initiative de les prolonger, au risque d'être dissoutes. Le pouvoir veut éviter que ces collèges deviennent des assemblées délibératives et sortent du seul rôle qui leur a été assigné, à savoir la sélection des candidats aux principales charges électives. C'est ce Napoléon exprimera avec force

en 1810 devant le Conseil d'Etat : « L'esprit des Constitutions repousse les assemblées populaires, ces foyers de trouble et d'anarchie. Qu'on prenne garde aux précautions dont elles entourent la tenue des collèges électoraux. Ces corps ne se réunissent jamais d'eux-mêmes ; on ne les assemble pas tous à la fois ; la durée de leur session est limitée ; la matière de leurs travaux déterminée ; ils ne peuvent, sous aucun prétexte, s'occuper des affaires publiques, ni de rien étranger aux élections 2. » Ces dispositions sont déjà valables à l'époque du Consulat. De plus, le remodelage du mode d'élection, tout en conservant comme base théorique le suffrage universel, place en fait le Premier consul au cœur du système électoral. Il a désormais les moyens d'intervenir, soit directement soit indirectement, dans toutes les élections, ce qui renforce d'autant un pouvoir déjà fort étendu. Il a conquis ce pouvoir de « grand électeur » que lui réservait Sieyès en l'an VIII, mais il cumule cette fonction avec l'ensemble des pouvoirs exécutifs, ce qui tend à renforcer le caractère dictatorial du régime consulaire. La République n'est plus qu'une fiction en l'an X, ce qui n'empêche pas le Consulat de conserver une façade parlementaire et de laisser se développer certaines formes de vie politique.

3. LA VIE POLITIQUE À L'ÉPOQUE DU CONSULAT À VIE

Les débats sur le consulat à vie avaient suscité quelques réticences, dans les rangs mêmes du pouvoir. Fort de la nouvelle légitimité acquise par l'intermédiaire du plébiscite de juin-juillet 1802, et s'appuyant sur les droits que lui confère la Constitution de l'an X, Bonaparte affirme sa mainmise sur l'État en procédant à quelques changements de personnes dans les instances dirigeantes du pays.

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Deux ministres sont ainsi remerciés, à la fin de l'année 1802. Abrial quitte le ministère de la Justice le 4 septembre 1802. Surtout, Fouché subit sa première disgrâce lorsque est supprimé le ministère de la Police, le 15 septembre 1802. Il est écarté pour avoir intrigué contre le consulat à vie, mais aussi pour avoir émis des doutes sur la pertinence du Concordat et pour avoir montré de la clémence à l'égard des conjurés jacobins impliqués dans le complot des libelles en avril 1802. Tous ces éléments laissent entendre qu'il a gardé des liens avec le parti jacobin et qu'il voit avec regret le tournant monarchique du régime. C'est ce qui explique la suppression du ministère de la Police et son rattachement au ministère de la Justice à la tête duquel Bonaparte a placé un homme neuf, en la personne de Régnier. Cet ancien avocat, dont la carrière parlementaire avait commencé dès 1789 aux États généraux, avait été l'un des plus impliqués dans le complot du 18 brumaire, ce qui lui avait valu de présider la commission des Anciens chargée de rédiger la nouvelle Constitution. Juriste, il avait ensuite opté pour le Conseil d'État, pll!tôt que pour le Sénat. Bonaparte le retire en l'an X du Conseil d'Etat pour en faire un ministre de la Justice. Quant à Fouché et Abrial, ils sont nommés au Sénat par le Premier consul. Ce dernier y envoie également Roederer, l'un de ses principaux appuis lors du coup d'Ét�t. Cette nomination montre le souci de réorganiser le Conseil d'Etat. Roederer en était l'une des pièces maîtresses puisqu'il était président de la section de l'Intérieur, fonction qu'il cumulait avec celle de directeur de l'Instruction publique. Son passage au Sénat est une relative disgrâce, même si Bonaparte y renforce par là même le camp de ses partisans. Boulay de la Meurthe abandonne quant à lui la présidence de la section de législation. Thibaudeau qui au Conseil d'Etat avait émis des réserves sur le consulat à vie est envoyé comme préfet à Marseille. Les nouveaux hommes forts du Conseil d'État sont désormais Bigot de Préameneu qui s'était fait remarquer dans l'élaboration du projet de Code civil et Regnaud de Saint-Jean-d'Angély. Le premier devient président de la section de la législation, le second président <!e la section de l'intérieur. Ces remaniements au sein du Conseil d'Etat traduisent des changements dans son mode de fonctionnement.

À partir de 1802, le Conseil d'État perd quelque peu son rôle de conseil politique, dans lequel les brumairiens n'hésitaient pas à s'exprimer, pour devenir une instance de plus en plus technique. Bien des décisions sont désormais prises avant même que le Conseil d'État soit saisi, notamment au sein des conseils privés que Bonaparte a instaurés par la Constitution de l'an X. Ces conseils regroupent autour des consuls deux ministres, deux conseillers d'Etat et quelques autres personnalités, selon un ordre variable.

Bonaparte peut ainsi, pour les grands projets qu'il envisage, avoir un avis rapide et s'éviter les longs débats du Conseil d'État. Certes, cette institution perdure, mais son rôle décroît. Les séances y sont 130

 

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moins longues et le ton, souvent franc et direct au début du régime, tend à devenir compassé. Toutefois, son importance reste grande pour l'élaboration des textes de loi et en particulier pour la fabrication des codes judiciaires. Les conseillers d'État du service ordinaire, toujours répartis dans les cinq sections instaurées en 1800, reçoivent à partir de 1803 l'aide des auditeurs au Conseil d'État, jeunes gens souvent issus de familles de l'ancienne noblesse ou de la bonne bourgeoisie et qui s'initient en ces lieux aux fonctions administratives. Ils aident les conseillers d'État dans la préparation des dossiers et l'étude des questions sensibles.

Les projets de loi élaborés au sein du Conseil d'État continuent ensuite à être soumis aux assemblées. Mais, depuis la réforme de 1802, le Tribunat peut être consulté préalablement, ce qui évite les affrontements en séance. Réduit � cinquante membres, il subit une épuration effectuée par le Sénat. A la fin de 1802, la liste complète des tribuns appelés à quitter le Tribunat dans les trois ans à venir est élaborée : vingt doivent s'effacer en l'an XI, vingt autres en l'an XII et dix en l'an XIII. Parmi les premiers visés figurent notamment Laromiguière, Andrieux et Jean-Baptiste Say, trois membres du groupe des Idéologues à avoir échappé à l'épuration de 1802. Ce n'était que partie remise, puisqu'ils quittent le Tribunat l'année suivante. Cette épuration lente prive une nouvelle fois le Tribunat de ses forces vives et de plus, le non-renouvellement de ses membres l'empêche de se rénover. La sclérose s'empare de cette assemblée où le débat est réduit à néant. De fait, en 1803-1804, trois projets seulement sont rejetés, encore étaient-ils de peu d'importance, si bien que le gouvernement en retire deux. Aucune décision politique ne soulève plus la moindre opposition. Seule la loi sur le divorce qui doit prendre place dans le Code civil ravive encore l'émotion d'une poignée de tribuns ; dix-neuf d'entre eux la repoussent, mais la loi reçoit le soutien d'une majorité de quarante-six autres. Enfin, si en février 1804, le Tribunat émet une protestation contre l'arrestation du général Moreau, compromis dans le complot Cadoudal, mais devant le courroux de Bonaparte, il ne poursuit pas dans cette voie.

Après les réformes de 1802, le Tribunat a donc cessé définitivement d'être un lieu d'opposition au régime.

Quant au Corps législatif, il se sort un peu mieux des modifications constitutionnelles de 1802, puisque Bonaparte n'y a guère touché. La nouvelle procédure de désignation de ses membres, choisis dans le cadre départemental, tend à favoriser les notables locaux, au détriment des élites parisiennes au rayonnement national. De plus, l'atonie du Tribunat rejaillit sur le Corps législatif. L'absence de débat et la faiblesse de l'opposition au Tribunat privent le Corps législatif d'arguments pour repousser éventuellement tel ou tel projet. Les échanges entre orateurs du Tribunat et représentants du Conseil d'État n'ont plus lieu d'être et le vote se déroule souvent sans qu'aucun d'entre eux demande la parole. De ce fait, deux 131

 

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projets de loi seulement sont écartés par les députés entre l'automne de 1802 et le printemps de 1804. Enfin, en novembre 1803, le Corps législatif subit une réforme de ses statuts. Bonaparte impose d'abord que la session soit ouverte par le Premier consul accompagné de douze sénateurs, ce qui marque la fin de l'autonomie de cette assemblée, d'autant que, dans le même temps, le Premier consul s'attribue le choix de son président, certes sur une liste de cinq noms, mais sans obligation de respecter l'ordre de présentation. Le Corps législatif perd ainsi une de ses dernières prérogatives. Bonaparte ne se prive pas en effet de faire valoir ses nouveaux droits. Alors que les députés avaient présenté, dans l'ordre, Toulangeau, Latour-Maubourg, Duranteau, Viennot-Maublanc et Fontanes, Bonaparte choisit ce dernier, en janvier 1804, pour présider le Corps législatif. Cet ami de Chateaubriand, mais aussi de Lucien Bonaparte, incarne alors le courant néomonarchiste au sein du régime. Sa désignation prépare donc le passage vers un régime héréditaire que Fontanes appelait de ses vœux dès 1800 lorsqu'il contribuait à la rédaction du Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. Lors de sa prise de possession de la présidence du Corps législatif, Fontanes se veut prophétique : « Il est permis de tout oser à celui qui put tout prévoir », dit-il à l'adresse de Bonaparte. Son attachement au Premier consul ne va pas jusqu'à l'approbation de l'exécution du duc d'Enghien. En mars 1804, alors que s'achève la dernière session du Corps législatif du temps du Consulat, Fontanes refuse d'approuver dans son discours cette exécution et fait rectifier le compte rendu du Moniteur où le discours évoquant « la sage uniformité de vos lois » avait été modifié par « la sage uniformité de vos mesures ». Fontanes avait voulu s'en tenir à l'éloge du seul domaine qu'il dirigeait, refusant par là même de cautionner les actes arbitraires du Premier consul. Signe des temps, la réprobation se dissimule sous le silence des mots.

Le Tribunat défait et le Corps législatif sous la coupe du Premier consul, c'est au Sénat que se manifestent encore quelques traces de vie politique. Les nouvelles dispositions concernant son recrutement permettent désormais à Bonaparte d'y faire entrer des membres qu'il a choisis. Après Fouché, Abrial et Roederer, il nomme le général d'Abosville, qui avait fait partie du corps expéditionnaire fran

çais au cours de la guerre d'Indépendance américaine, et le cardinal de Belloy, archevêque de Paris et doyen de l'épiscopat. À côté des législateurs, juristes, financiers, savants et militaires, le haut clergé fait ainsi son entrée au Sénat, confirmant le souci de Bonaparte d'en faire une assemblée représentative des grands intérêts du pays. Les autres choix, effectués par les sénateurs eux-mêmes, furent également agréables au Premier consul qui surveillait de près l'élaboration des listes de trois noms qu'il soumettait au Sénat. Néanmoins, le caractère inamovible des sénateurs rendait plus difficile une adhésion complète au régime. Un noyau d'opposants continuait de 132

 

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se réunir, notamment chez Lenoir-Laroche. Parmi ces sénateurs réticents à l'égard de la toute-puissance du Premier consul figurent toujours Sieyès, les Idéologues Destutt de Tracy, Garat et Cabanis, ou encore l'abbé Grégoire, le général Kellermann voire Fouché qui ne se prive pas de jouer de son influence au sein de cette assemblée.

Cette opposition reste cependant très feutrée à partir de 1802. Le Sénat se montre docile, dès les lendemains de la Constitution de l'an X, en approuvant, avec parfois quelques modifications de forme, les sénatusconsultes présentés par Bonaparte. Pour prix de leur soutien, les sénateurs obtiennent du reste une gratification supplémentaire, sous la forme des sénatoreries. Elles correspondent à une dotation globale de cinq millions de francs, constituée de forêts domaniales et de biens nationaux non aliénés. Cette dotation fut divisée en vingthuit sénatoreries, à savoir une par ressort de cour d'appel. Les titulaires des sénatoreries recevaient un revenu supplémentaire d'environ vingt à vingtcinq mille francs par an mais devaient en contrepartie séjourner trois mois par an, dans le ressort de leurs sénatoreries où ils devaient entretenir une maison.

L'objectif du Premier consul est double ; il cherche certes à s'assurer le soutien indéfectible du Sénat par cette nouvelle attribution de revenus. Il entend aussi donner davantage de lustre à cette assemblée en élevant les sénateurs audessus des autres citoyens et en leur offrant une assise terrienne. Le nouveau statut de ses membres, ajouté à l'inamovibilité, à la prédominance des choix du Premier consul et au rôle de plus en plus actif pris dans l'élaboration de la loi, tend à faire du Sénat une assemblée à part entière, voire une chambre haute, telle qu'en connaît déjà la monarchie anglaise. Dans le passage vers l'Empire, les transformations successives, mais inabouties, du Sénat en Chambre des Lords ont marqué une étape importante.

Si au sommet de l'État la vie politique s'épuise pour laisser place à un simple enregistrement des projets de loi soumis aux assemblées par le gouvernement, à la base, la participation aux diverses élections ne permet pas non plus de constater une véritable liberté d'expression. Les élections locales ne suscitent pas un engouement exceptionnel, sans être pour autant négligées. De 1802 à 1806, les assemblées de canton ne réunissent en fait que les notables inscrits sur les listes établies en l'an IX. Ils forment des collèges assez réduits, réunis parfois pour plusieurs jours au chef-lieu de canton afin de procéder en même temps aux diverses élections qui leur sont soumises. Ce rassemblement de notables cantonaux offre un cadre privilégié au développement de la vie politique locale, puisque ces assemblées peuvent délibérer sur les choix à formuler. De même, le vote s'effectue par un bulletin, en principe secret, mais, comme l'électeur doit inscrire les noms sur place au vu de tous, la dissimulation est restreinte et les choix en général connus. C'est surtout l'orientation des votes effectuée par le président du collège de 133

 

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canton qui ôte son principal intérêt à ces consultations. Les notables l'ont compris qui ne se déplacent pas massivement pour un vote sans surprise, mais mangeur de temps. La participation s'établit en effet entre la moitié et les deux tiers du corps électoral, avec une pointe à 75 % dans les Alpes-Maritimes, mais seulement un tiers de votants dans certains quartiers de Paris. Ces proportions concernent une très petite minorité de citoyens français. La particularité des années 1802-1805 étant, sur le plan électoral, la mise entre parenthèses du suffrage universel, ce qui ne permet pas de mesurer pleinement l'adhésion populaire au régime.

Il faut donc se contenter du résultat au plébiscite de juillet 1802. Il a révélé une poussée des partisans de Bonaparte qui fait du Premier consul l'élu de la nation, tandis que les assemblées émanent des seuls notables. Bonaparte a adroitement maintenu, au moins dans un premier temps, cette partition afin que les assemblées ne disposent pas de la même légitimité que lui. Il cherche aussi à mesurer son audience auprès du peuple par d'autres moyens. L'organisation de fêtes propres au Consulat participe de cette politique. La mise en scène du pouvoir vise en effet à lui assurer des assises solides. Les symboles changent. La suppression de la fête républicaine du 21 janvier, célébrant la mort de Louis XVI, vise à rassurer les milieux royalistes. Le Consulat conserve comme jours de fêtes nationales le 14 juillet et le 1er vendémiaire, jour de l'instauration de la République. La volonté de consensus s'affirme alors dans le choix des fêtes préservées. Mais les références républicaines finissent par s'estomper. La commémoration du 14 juillet faiblit à Paris dès 1802, alors qu'elle reste en vigueur à Marseille, comme le constate avec étonnement Thibaudeau qui prend ses fonctions en 1803. Finalement, Bonaparte, devenu empereur, la supprime en 1804 de même que la fête de la République. D'autres événements sont désormais commémorés, en particulier le 15 août, jour anniversaire de Bonaparte, d'abord masqué sous un apparat religieux, comme le rapporte le député Siméon dans une lettre à Thibaudeau : « Grande fête le 27

[15 août], parce que c'est le jour de la signature du Concordat ; parce que c'est la fête la plus solennelle de la Vierge, protectrice de la France ; parce que c'est la naissance du Premier consul. Ce jour-là les Oremus ne seront que pour Napoleonem primum consulem nostrum, et je ne sais pas si à l'avenir cet oremus ne prévaudra pas sur celui où l'on prie pour les trois consuls 3. » Siméon pressent la transformation du 15 août en fête de souveraineté, c'est-à-dire en solennité consacrée au seul Bonaparte.

C'est en 1802 que le changement s'opère. Les fêtes laïques et républicaines sont supplantées par des cérémonies tout à la fois nationales et religieuses. Le plus bel exemple en est offert par la fête du 18 avril 1802, correspondant au jour de Pâques. Une grande cérémonie religieuse est organisée à Notre-Dame de Paris pour célébrer « la paix des consciences, la paix des familles, cent fois 134

 

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plus importante pour le bonheur des peuples », selon le mot de Bonaparte. Le légat du pape, le cardinal Caprara, célèbre une messe d'action de grâces en présence des représentants de l'État. Les cloches de la cathédrale résonnent de nouveau dans Paris et sont reprises en écho à travers toute la France. Ce n'est pas un hasard si Bonaparte choisit cette occasion, hautement symbolique dans l'année chrétienne, pour célébrer à la fois la paix d'Amiens avec l'Angleterre et la promulgation du Concordat, voté par le Corps législatif dix jours plus tôt. Le jour de Pâques marque la résurrection de l'ordre et de la paix après dix ans de guerre et d'abstinence.

Le message est clair. Bonaparte veut apparaître simultanément comme l'homme de la paix extérieure et de la paix religieuse. Il lui faut pour cela frapper les esprits. La cérémonie religieuse du 18 avril, avec son déploiement d'ornements et son ébranlement de cloches, répond à cet objectif. Le Premier consul ne craint pas de choquer les républicains, car, en dépit de quelques résistances, le rétablissement de la paix religieuse est bien perçu par l'opinion publique, comme l'attestent les manifestations de liesse populaire en �e jour de Pâques 1802.

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A partir de cette date, le religieux réinvestit l'Etat. Bonaparte a permis la réouverture de la chapelle des Tuileries où une messe est dite chaque dimanche matin, comme à Saint-Cloud ou à Fontainebleau, lorsque la Cour s'y trouve. Les fêtes du 15 août achèvent ce processus de réinvestissement de la fête nationale par le religieux.

Les fêtes républicaines ont toujours conservé un ferment de division. Bonaparte entend donc les remplacer par de nouvelles fêtes nationales comportant une dose de symbolique chrétienne, ce qui les rend, à ses yeux, acceptables par tous. La réutilisation des rites religieux est à même de favoriser le consensus national. Cette place accordée au religieux dans l'enracinement du régime est un signe supplémentaire de son cheminement vers l'Empire. Bonaparte ne peut en effet concevoir de monarchie que chrétienne.

Histoire du Consulat et de l'Empire
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