1. LES ROUAGES DU GOUVERNEMENT
Bonaparte s'est emparé des commandes de l'État dès le début du Consulat, mais on ne saurait dire qu'il exerce un pouvoir solitaire.
Au contraire, il se plaît à s'entourer, il s'informe, écoute les avis de ses conseillers et de ses ministres, même s'il ne les suit pas toujours, puis décide en connaissance de cause. Depuis le 19 février 1800, c'est-à-dire deux mois à peine après la mise en place de la Constitution de l'an VIII, Bonaparte a déménagé aux Tuileries. Le palais des anciens rois de France qui avait accueilli les assemblées révolutionnaires redevient ainsi le centre de la vie politique. Bonaparte y a installé ses appartements et ses bureaux. Au lendemain de la campagne d'Italie, sa présence à Paris est quasi constante, à l'exception de quelques séjours en province. Cette omniprésence du Premier consul tranche avec les absences de l'Empereur qui, à partir de 1805, est très souvent en campagne. De juin 1800 jusqu'à la fin du Consulat, le contrôle de Bonaparte sur les affaires de l'État s'exerce directement.
À ses côtés, son principal confident et secrétaire intime fut tout d'abord Bourrienne qui avait été son condisciple au collège de Brienne, avant de le rejoindre pendant la première campagne d'Italie. Bourrienne avait ensuite suivi pas à pas l'ascension de son 104
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ami dont il était, dès l'Italie, devenu le secrétaire. Il s'installe du reste dans le bureau du Premier consul, prêt, à tout moment, à copier sous sa dictée une note ou une lettre. Cette association dure jusqu'à ce que Bonaparte décide d'éloigner Bourrienne, compromis, en 1802, dans un scandale financier. Envoyé comme diplomate en Allemagne, il est remplacé au cabinet du Premier consul par Claude-François Méneval qui avait exercé la fonction de secrétaire de Joseph Bonaparte et avait de ce fait été associé aux dernières négociations du Concordat, ainsi qu'à la signature des traités de paix de Lunéville et d'Amiens. Entré dans l'entourage de Bonaparte au printemps de 1802, il collabore quelque temps avec Bourrienne, avant de prendre seul en main le secrétariat du Premier consul.
Méneval reste un homme de cabinet, dans l'ombre de Bonaparte, alors que Bourrienne, nommé dès 1800 conseiller d'État, était, comme le dit son successeur, « un personnage important ». « Il correspondait, ajoute Méneval, avec les ministres pour quelques détails de leurs services. » On le côtoyait aussi dans les salons où il était, au dire de Hortense de Beauharnais, « plus redoutable [ .. ] que par sa
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place auprès du consul ' ». Homme d'influence, éminence grise du régime naissant, Bourrienne joue un rôle incontestable dans la mise en place du Consulat, après avoir été une des pièces maîtresses du coup d'État du 18 brumaire.
Bonaparte n'a donc pas oublié ses compagnons d'armes des campagnes d'Italie ou d'Egypte, cependant, parce qu'il connaît leur fidélité, il préfère leur confier des postes stratégiques plutôt que de leur offrir des fonctions honorifiques. Plusieurs restent placés dans son entourage direct. Ainsi, Duroc et Lauriston, aides de camp de Bonaparte, se voient confier des missions délicates, à mi-chemin entre la police et la diplomatie, en même temps qu'ils secondent Bourrienne dans les tâches de secrétariat et procèdent à l'analyse et au classement des pétitions adressées au Premier consul. Le général Lannes est quant à lui placé à la tête de la garde consulaire, créée en 1800. Clarke dirige le cabinet topographique, situé aux Tuileries, à côté du bureau de Bonaparte, signe de l'importance qu'accorde le Premier consul à la géographie de l'Europe et au théâtre des batailles. Quant à Lavalette qui avait également fait partie de l'expédition d'Égypte, il quitte l'armée et se voit offrir un poste d'administrateur à la Caisse d'amortissement, avant d'être finalement nommé en novembre 1801 commissaire à l'administration des postes. À cette place, il est plus particulièrement chargé de réorganiser le « cabinet noir », auquel est confiée la surveillance du courrier. Un autre ancien d'Égypte, Jean-Marie Savary, alors aide de camp du général Desaix, s'attache à Bonaparte après la bataille de Marengo et devient commandant de la légion de gendarmerie d'élite. Il dirige en fait la police personnelle du Premier consul qui lui confie des missions délicates, et l'envoie par exemple enquêter en septembre 1800 sur l'enlèvement du sénateur Clément de Ris.
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Ces hommes, issus du sérail militaire, remplissent aussi à l'occasion des missions diplomatiques. Lavalette a été envoyé à Berlin dès 1800, Lauriston part pour Londres au moment des négociations de paix, Duroc surtout remplit plusieurs missions dans les principales capitales européennes, notamment à Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg, Clarke devient en 1801 ministre plénipotentiaire auprès du roi d'Etrurie, Lannes occupe les mêmes fonctions au Portugal jusqu'en 1803. Aux yeux de Bonaparte, ces emplois sont beaucoup plus importants que ceux de parlementaires, même si certains de ses anciens compagnons en retirent quelque amertume. Ainsi, Lavalette, dépité d'être versé dans l'administration, rapporte dans ses Mémoires ce mot de Lannes parlant de Bonaparte : « Il veut, me ditil, éloigner ses fidèles amis : nous verrons ce qu'il y gagnera 2. » La carrière ultérieure de la plupart des compagnons de Bonaparte dément cette prédiction, mais il n'en demeure pas moins que, tout en les conservant dans son entourage, le Premier consul n'a pas souhaité les placer en pleine lumière, notamment pour ne pas donner crédit aux accusations de dictature rnHitaire.
Bonaparte fit cependant une exception en nommant, dès novembre 1799, au ministère de la Guerre le général Berthier, l'un de ses plus fidèles amis. Né en 1753, ce fils de militaire était officier avant la Révolution et avait déjà une longue carrière derrière lui puisqu'il avait notamment participé à la guerre d'Indépendance américaine. Destitué en 1792 pour ses liens avec la monarchie, il n'est réintégré qu'en 1795 et envoyé à l'armée d'Italie où il rencontre le général Bonaparte. Les deux hommes ne devaient plus se guitter.
Berthier participe à l'expédition d'Égypte, puis au coup d'État du 18 brumaire et Bonaparte le nomme, immédiatement après, ministre de la Guerre. Berthier conserve ce poste jusqu'en 1807, sauf pendant six mois, d'avril à octobre 1800, au cours desquels il est remplacé par Lazare Carnot pour pouvoir se consacrer à l'organisation de l'armée d'Italie. Plus qu'un ministre de la Guerre, Berthier est en réalité, comme le précise le baron Fain, le « chef d'état-major » de Bonaparte, c'est-à-dire qu'il est consulté à tout moment de la journée ou de la nuit sur des questions d'ordre militaire, mais aussi civil. Berthier représente une exception parmi les ministres. La plupart d'entre eux n'étaient pas des intimes de Bonaparte avant le 18-Brumaire, à l'exception des deux éphémères ministres de l'Intérieur, Laplace et, naturellement, Lucien Bonaparte.
Lucien, dont le rôle avait été décisif au soir du 18-Brumaire, est choisi pour remplacer Laplace au ministère de l'Intérieur. Plus que le frère de Bonaparte, le nouveau ministre est surtout un homme politique de poids qui, malgré son jeune âge, a participé activement aux tribulations politiques et aux complots qui ont marqué la fin du Directoire. Il connaît bien le milieu politique, ce qui s'avère décisif au moment de désigner les préfets, mais également le nombreux personnel administratif nécessaire au fonctionnement des nouvelles 106
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institutions. Toutefois, son règne est de courte durée, puisqu'il est à son tour remercié en octobre 1800. Il s'est, en effet, trop hâté de pousser le régime vers la monarchie, en inspirant la publication d'un ouvrage au fort retentissement, le Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, paru anonymement au début du mois de novembre 1800, presque un an jour pour jour après le coup d'État.
Très vite, il apparut que Lucien avait commandité l'ouvrage, même si celui-ci fut rédigé par Fontanes, un des membres de la coterie néomonarchiste formée autour de lui. Lucien avait en outre signé son œuvre en faisant expédier un exemplaire de la brochure à tous les agents dépendant du ministère de l'Intérieur, ce que Fouché s'empresse de faire savoir à Bonaparte. Le but de l'ouvrage est clair ; il entend proposer le passage vers un régime héréditaire. Ayant fait l'éloge de Bonaparte, l'auteur s'écrie « Heureuse république, s'il était immortel ! Mais le sort d'un grand homme est sujet à plus de hasards que celui des hommes vulgaires. 0 nouvelles discordes ! 0
calamités renaissantes ! Si tout à coup Bonaparte manquait à la patrie, où sont ses héritiers 3 ? » L'auteur met donc en garde contre le retour à l'instabilité politique du temps du Directoire et propose en fait de rendre le Consulat héréditaire. Lucien songe alors qu'il pourrait être le successeur de Bonaparte. Il reprend certes des idées de son frère, mais celui-ci juge l'initiative trop brusquée et, sous la pression des milieux jacobins, il décide de l'éloigner provisoirement en lui confiant l'ambassade de Madrid. Si l'on en croit Roederer, Bonaparte aurait songé pour lui succéder, non à Lucien, mais à un autre de ses frères, Louis, son cadet de neuf ans, avec lequel il était particulièrement lié ; il avait été son aide de camp en Italie. Ce projet, soutenu par Joséphine, conduit au mariage de Louis Bonaparte et d'Hortense de Beauharnais en janvier 1802 ; il s'agit de consolider l'union des deux familles à la tête de l'État.
Ces projets, concrétisés en 1804, lorsque Louis est désigné nommément pour être, après Joseph, le successeur de Bonaparte, sont alors tenus secrets. Le Premier consul met même un soin prudent à éloigner momentanément les membres de sa famille, trop prompts selon lui à vouloir s'approcher du pouvoir. Si l'aîné, Joseph, demeure dans l'entourage du prince, Lucien est écarté, de même que Pauline, contrainte de suivre son mari, le général Leclerc dans son expédition à Saint-Domingue. Jérôme enfin, jugé trop enclin aux fêtes et aux honneurs, est envoyé parfaire sa formation militaire dans l'escadre de l'amiral Ganteaume, à la fin de l'année 1800.
Bonaparte a placé et marié ses frères et sœurs, mais il ne souhaite pas s'encombrer de leur personne. Il entend construire seul son pouvoir personnel.
Il continue cependant de recevoir les conseils d'influents ministres, parmi lesquels dominent toujours les figures de Fouché et de Talleyrand, tour à tour rivaux et alliés. Le premier réorganise le ministère de la Police dont il avait la charge depuis la fin du Direc-107
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toire. Fouché s'est entouré d'une équipe soudée où l'on retrouve notamment Maillocheau, ancien oratorien comme lui, Villiers du Terrage, Fauriel, proche du groupe des Idéologues et Lombard
Taradeau, ancie!1 1ieutenant général de la sénéchaussée de Draguignan et député aux Etats généraux, qui est nommé secrétaire général du ministère. Quant à Desmarets, ancien chanoine du chapitre de Tours, il est nommé chef de la division de la police secrète, après avoir commencé sa carrière de policier au cabinet de Fouché, et se révèle un redoutable auxiliaire du ministre. Cette équipe reste en place jusqu'en 1802. Elle procède, aux côtés de Fouché, à la réforme de la police. Fouché en épure le personnel et met en place les divisions du ministère. Il oblige également ses subordonnés à formuler par écrit leurs ordres. Le recrutement de près de trois cents
« mouchards » et l'organisation d'une police secrète donnent à Fouché un pouvoir considérable dans la France du Consulat, d'autant qu'il a réussi à imposer la mise en place de commissaires généraux, installés dans les principales villes du pays et qui, tout en étant théoriquement placés sous l'autorité des préfets, dépendent en fait du seul ministre de la Police. Il en est de même des commissaires spéciaux envoyés dans certaines régions stratégiques, par exemple sur les côtes de la mer du Nord où Mengaud contrôle les mouvements de personnes en provenance d'Angleterre. En revanche, Fouché ne parvient pas à imposer son autorité au préfet de police de Paris, mis en place après la réforme de mars 1800. Placé sous ses ordres, le préfet de police Dubois s'émancipe largement de la tutelle de son ministre. Fouché qui avait défendu la création de cette fonction et approuvé le choix de Dubois pour ce poste s'aper
çut vite que l'ancien procureur du Châtelet, ami du conseiller d'Etat Réal, n'était pas le personnage falot qu'il pensait. Bonaparte sut jouer, dans ce domaine comme en bien d'autres, de la rivalité entre les divers services de police pour empêcher la constitution d'un État dans l'État.
Le rôle de Talleyrand est également de tout premier plan en ces années 1800-1802 marquées par un effort de paix sans précédent.
Installé rue du Bac, dans l'hôtel de Galliffet, le ministère des Relations extérieures est partagé en plusieurs divisions : la division du Nord, dirigée par Durant de Mareuil, est chargée des relations avec les pays germanigues, la République batave, la Russie, les pays scandinaves, les Etats-Unis, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre, tandis que la division du Midi, dirigée par Blanc d'Hauterive, s'occupe des relations avec l'Espagne, le Portugal, le royaume de Naples et les divers États italiens, la République helvétique et l'Empire ottoman. Cette répartition ajoutée à la réorganisation de la carrière diplomatique, en mars 1800, montre le souci du Consulat de rationaliser les échanges et les correspondances avec l'étranger.
Talleyrand a compris l'intérêt de conserver les employés en place ; ils assurent la continuité de l'administration par-delà les régimes : 108
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« La conservation des chefs de bureau, disait-il, compose le ministère et supplée à tout. » De fait, d'Hauterive, par exemple, ancien oratorien, entré dans la carrière diplomatique sous l'influence de Choiseul, appartenait déjà au ministère des Relations extérieures sous le Directoire. Mais l'influence de Talleyrand doit autant à son poids personnel qu'à son action à la tête de ce ministère. En effet, plusieurs négociations de paix lui échappent au moins en partie ; il en est ainsi de la conclusion de la paix de Lunéville ou de la paix d'Amiens. Bonaparte entend conserver la haute main sur la diplomatie et confie à son frère Joseph certaines négociations, qui font de lui une sorte de ministre bis. Cette mise à l'écart partielle de Talleyrand n'en révèle que mieux le rôle crucial qu'il joue dans les années du Consulat, notamment en ce qui concerne les choix de politique intérieure.
Les autres ministres sont plus effacés, ce qui n'enlève rien à leur efficacité. Le discret ministre de la Justice, Abrial, met sur pied la réforme du système judiciaire, sans hésiter à imposer son point de vue. Aux Finances, Gaudin poursuit l'œuvre de redressement budgétaire amorcée au lendemain du 18-Brumaire. Mais il se voit de plus en plus réduit à des fonctions essentiellement fiscales par la création d'une Direction du Trésor, d'abord confiée à Defresne et qui passe ensuite à Barbé-Marbois. Ce dernier, ancien diplomate, notamment auprès de la jeune démocratie américaine, puis intendant général de Saint-Domingue, avait bénéficié de ses liens de famille avec le vainqueur de Valmy, Kellermann, pour se faire élire au Conseil des Anciens. Exilé comme monarchiste au moment du coup d'État de Fructidor, il dut à son amitié avec Lebrun d'entrer au Conseil d'État au début du Consulat. Devenu directeur du Trésor en février 1801� il fut nommé ministre du Trésor en septembre de la même année. A la tête de ce nouveau ministère il gère en fait les finances de l'État, en particulier les fonds que Gaudin a fait entrer dans les caisses. Il est en relation constante avec la haute banque et les compagnies financières et se trouve donc en première ligne, en 1803, lors de la nouvelle définition du franc.
À l'Intérieur, Bonaparte a remplacé, en novembre 1800, l'irypétueux Lucien par le prudent Chaptal, retiré au Conseil d'Etat.
Administrateur efficace, il est vite débordé par sa tâche qui couvre, il est vrai, un domaine immense, comme il se plaît à le rappeler dans ses Mémoires : « Le département qui m'était confié ne comprenait pas seulement les administrations qui constituent aujourd'hui ce qu'on appelle le ministère de l'Intérieur ; il embrassait en outre l'instruction publique, les cultes, les droits réunis, le contentieux des douanes, les spectacles, les fabriques devenues impériales, les palais, la maison du Souverain, les musées, les travaux publics, etc. 4. » Pour remédier à cette difficulté, le Premier consul crée des directions qui acquièrent en fait une totale autonomie à l'égard de leur ministère de tutelle pour ne dépendre que de lui seul. Il en est ainsi de la 109
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direction des Cultes, confiée en octobre 1801 à Portalis, avant qu'il devienne ministre en titre en 1804. Jusqu'à cette date, Portalis travaille de façon très artisanale, avec l'aide d'un secrétaire, tâche confiée à son neveu, l'abbé d'Astros, puis à Joseph Jauffret, d'origine provençale comme Portalis. C'est avec eux qu'il prépare les premières nominations épiscopales, la réorganisation des diocèses, puis s'occupe de la surveillance des cultes et du versement des traitements aux ecclésiastiques. C'est le gonflement de ce poste budgétaire qui conduit du reste à la transformation en ministère en 1804. Auparavant Bonaparte a confié à un autre conseiller d'État, Roederer, la direction générale de l'Instruction publique, à charge pour lui d'organiser ce secteur important de la vie publique. Il prépare notamment la grande loi sur les lycées, avant d'être remplacé en septembre 1802 par Fourcroy, chimiste de renom, directeul du �uséum d'histoire naturelle, également membre du Conseil d'Etat. A la différence du secteur des cultes, l'instruction publique n'accède pas au rang de ministère.
En revanche, au début de 1802, Bonaparte crée un nouveau portefeuille ministériel, l'Administration de la guerre, dissocié du ministère de la Guerre. Ce poste est confié à Dejean, officier du génie sous l'Ancien Régime, qui servit ensuite sous la Révolu!ion, avant de devenir directeur des fortifications, puis conseiller d'Etat.
Chargé par Bonaparte d'organiser en 1800 la République ligurienne, il est nommé ministre de l'Administration de la guerre en mars 1802, c'est-à-dire au moment même où la paix est signée avec l'Angleterre. Le nouveau ministre a donc la charge d'opérer la transition entre le temps de guerre et le temps de paix et d'organiser la gestion de cette masse militaire désormais confinée à des tâches de maintien de l'ordre. L'armée ne peut plus vivre sur les pays occupés ; il faut impérativement la ravitailler, la nourrir et la vêtir, principales fonctions dévolues au ministre Dejean. Son collègue de la Marine doit quant à lui reconstruire une flotte qui a été totalement négligée pendant la Révolution. Pour ce faire, Bonaparte se tourne vers un jeune officier de marine de quarante ans, ayant servi sol}s la Révolution, et qu'il avait connu au cours de l'expédition d'Egypte, le contre-amiral Denis Decrès. Il le nomme ministre de la Marine en octobre 1801 à la place de Forfait. Decrès reste à ce poste jusqu'à la fin de l'Empire, sans toutefois parvenir à bâtir une flotte capable de lutter contre les navires anglais. Mais en 1801 Bonaparte place encore ses espoirs dans la marine, jusqu'à envoyer son plus jeune frère Jérôme se former dans ce domaine.
L'équipe ministérielle qui entoure Bonaparte est donc réduite, mais elle s'étoffe au fil des ans, notamment lorsqu'un secteur s'affirme particulièrement important pour la vie du pays, les cultes par exemple. Pour chaque poste, le Premier consul privilégie des spécialistes. Il faut attendre l'Empire pour que des remaniements ministériels conduisent à des changements d'attributions. Pour l'heure, la 110
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sortie du ministère se traduit par l'entrée au Tribunat pour Lucien Bonaparte et Carnot, ou au Sénat pour Laplace. À l'inverse, le Conseil d'État s'affirme comme l'antichambre du ministère, ce qui s'explique assez bien dans la mesure où Bonaparte y a placé des spécialistes de la chose publique. Il y puise donc tout naturellement les ministres dont il a besoin. De fait, tous ceux qui sont nommés à partir de 1800 sont issus du Conseil d'État, à l'exception de Decrès.
Sur le plan du fonctionnement, ces ministres se réunissent autour des consuls au cours de conseils qui se déroulent habituellement le mercredi, tradition appelée à durer. Tour à tour les ministres exposent les problèmes de leur compétence et Bonaparte demande leurs avis aux autres participants concernés par l'affaire abordée, mais sans qu'il y ait de véritable débat. Le secrétaire d'État prend note des échanges soulevés entre ministres. Il confirme ainsi son rôle charnière dans l'organisation du gouvernement ; le secrétaire d'État, en l'espèce Maret, joue un rôle d'intermédiaire entre les ministres, mais aussi entre les ministres et Bonaparte, afin d'éviter en particulier tous les conflits de compétence. Hors des conseils des ministres, une bonne partie du travail s'opère dans des entrevues directes entre le Premier consul et les divers ministres. Bonaparte a aussi pris l'habitude de convoquer des conseils d'administration qui réunissent, en fonction des affaires à traiter, le ministre compétent, les chefs de bureaux et de divisions de son ministère et des conseillers d'État, autrement dit les principales parties intéressées à la fabrication de la loi et à sa mise en application. Cette division du travail contribue à faire de Bonaparte le seul maître d'œuvre de la politique conduite dans le pays, une politique dont il est le seul à connaître l'ampleur véritable et les diverses facettes.
2. LE DIFFICILE CONTRÔLE DES ASSEMBLÉES
Bonaparte avait perçu dès l'an VIII que les assemblées ne seraient pas aussi soumises qu'il aurait pu l'espérer. Mais, au début du Consulat, cette opposition latente lui est utile, dans la mesure où elle sert d'exutoire au fond d'antiparlementarisme existant dans le pays. Elle risque toutefois, à terme, de représenter une véritable menace pour le régime si elle parvient à s'organiser et à s'étoffer. Le Premier consul ne lui en laisse pas le temps.
Pendant la première année du Consulat, le Tribunat avait été l'assemblée la plus remuante, mais il n'avait repoussé au total que quatre projets de loi. Au cours de la session parlementaire suivante, qui s'ouvre le 10 décembre 1800, le Tribunat n'en rejette que trois.
Parmi eux figure un projet sur la réforme des justices de paix qui est âprement disputé. Les tribuns lui reprochent de limiter les pouvoirs du juge de paix, élu par le corps électoral dans chaque canton, et de 1 1 1
LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE (1799-1804)
lui retirer notamment la police judiciaire. La crainte de l'arbitraire est le motif principal de cette fronde parlementaire. Les orateurs se succèdent à la tribune pour critiquer le texte proposé si bien que Bonaparte décide de le retirer, avant le vote définitif, pour ne pas courir le risque d'un échec. Il tente alors de convaincre plusieurs des opposants du bien-fondé de son projet, mais en vain. Ainsi, en quelques jours, le gouvernement se heurte à une opposition parle·
mentaire relativement soudée, qui prépare les débats en se répartissant les rôles lors des séances, ce qui lui permet d'éviter l'impression de cacophonie qui avait prévalu lors de la session précédente. Dès ce moment-là, Bonaparte songe à une réforme des assemblées.
L'attentat de la rue Saint-Nicaise, le 24 décembre 1800, freine l'ar·
deur de ses opposants. Pour autant, Bonaparte se refuse à présenter devant les assemblées le projet de loi tendant à déporter les jacobins prétendument impliqués dans l'attentat. Il craint que le Tribunat ne repousse cette mesure arbitraire et préfère s'en remettre finalement au Sénat. Cependant, dès le mois de février, le Tribunat trouve une nouvelle occasion de se manifester à propos de la loi sur les tribunaux spéciaux. Pour lutter contre le brigandage endémique sur une partie du territoire, notamment dans le Sud, le gouvernement avait imaginé la création de tribunaux spéciaux, confiés à des magistrats professionnels, sans jury et sans recours possible devant le tribunal de cassation. L'objectif était de juger rapidement les brigands arrêtés et d'empêcher d'éventuelles pressions ou intimidations sur les populations locales appelées à former jusque-là les jurys. L'opposition trouve dans ce projet un motif particulier de critique. Même si le premier orateur, Duveyrier, naguère proche des Idéologues et désormais rallié à Bonaparte, justifia le projet, ses collègues furent plus virulents. Tour à tour, Benjamin Constant, Isnard, Chazal, Daunou, Chénier et Ginguené prirent la parole contre le texte, pour dénoncer son caractère inconstitutionnel et le retour à l'arbitraire qu'il symbolisait. Constant insista par exemple sur le risque de ne pas respecter la Constitution, fût-elle imparfaite, car ce serait ouvrir la porte à d'autres violations : « Si l'on se permet de violer un point de la Constitution sous prétexte de la tranquillité publique, je ne vois pas de raison pour laquelle, sous le même prétexte, l'on n'en violerait pas un autre, s'exc1ame-t-il, avant de formuler cette sentence : " Ne dévions jamais des principes. En suivant l'acte constitutionnel, nous ne sommes pas responsables des inconvénients qui peuvent y être attachés ; mais nous répondons des attributions et des mesures arbitraires que la Constitution n'avoue pas 5 .
"
» Comme les
libéraux de la Restauration, attachés à la défense de la Charte, ceux du Consulat défendent la Constitution qu'ils ont contribué à mettre en œuvre. Elle leur paraît le meilleur rempart légal face à la montée de la dictature.
Malgré la forte mobilisation de l'opposition, le projet sur les tribunaux spéciaux obtient la majorité des voix au Tribunat. Les 112
LE RENFORCEMENT DU POUVOIR PERSONNEL
pressions exercées par le pouvoir sur les hésitants, l'émoi suscité par l'attentat contre Bonaparte et la répression qui s'ensuivit ont sans nul doute contribué à ce résultat. L'opposition n'en espère pas moins un sursaut du Corps législatif, même si le projet y est présenté, conformément à la règle, par trois tribuns favorables à son adoption. Un noyau d'opposants vote contre, mais le projet est adopté avec plus de cent voix de majorité. Cette victoire parlementaire ne calme pourtant pas les craintes de Bonaparte, de plus en plus irrité par la persistance d'une forte opposition dans les assemblées, et notamment au Tribunat, ainsi qu'il l'exprime devant le Conseil d'État : « Ils sont douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur mes habits. Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. » Ce propos peu amène confirme le faible crédit que Bonaparte accorde aux droits des assemblées, accusées en l'espèce d'avoir provoqué la chute de la royauté. Il confirme par là même son souhait de gouverner seul.
L'opposition parlementaire ne doit toutefois pas être majorée.
Avec le projet de loi sur les archives nationales, deux autres réformes seulement furent repoussées par le Tribunat au cours de la session de l'an IX, l'une portant sur la dette et les domaines nationaux, l'autre sur le tribunal de cassation. Pour le reste, huit projets sur une soixantaine présentée aux tribuns recueillirent plus d'un tiers d'opposants. Le Corps législatif suivit, dans l'ensemble, les indications fournies par le Tribunat, puisque, sur soixante-cinq projets de lois qui lui furent soumis, il en vota soixante et un, en repoussa deux, les projets sur les archives nationales et sur le tribunal de cassation, tandis que deux autres textes étaient retirés. Autrement dit, les cinq sixièmes des réformes proposées par le gouvernement ne rencontrèrent aucune hostilité ou presque et furent adoptées rapidement. C'est le signe que les adversaires de Bonaparte n'ont pas choisi d'user le gouvernement par une opposition systématique, réservant leurs flèches aux projets qui posaient des questions de principes et mettaient en cause les droits hérités de la Révolution française, notamment en matière de justice. L'opposition parlementaire entend donc être le défenseur des droits issus de 1789 en même temps que le gardien de la Constitution de l'an VIII.
Cette opposition est finalement stérile et sans grands moyens.
Elle ne dispose pas de véritables relais dans le pays, se refusant même à faire publier les quelques discours de ses orateurs hostiles au régime. En outre, elle ne peut que critiquer ou repousser des projets de loi, mais rien n'empêche le gouvernement de les retirer avant le vote final, ce qu'il fait parfois, ou de proposer à nouveau, avec quelques amendements, un projet repoussé. De surcroît, la session parlementaire est courte, environ quatre mois, ce qui laisse les mains libres au Premier consul le reste du temps. De son côté, Bonaparte jouit d'un contexte favorable. La victoire de Moreau à 113
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Hohenlinden face aux Autrichiens, le 3 décembre 1800, aurait pu lui faire craindre l'avènement d'un rival ; elle lui ouvre au contraire les portes de la paix de Lunéville, signée le 9 février 1801. Le Premier consul est le principal bénéficiaire de cette paix continentale qui consolide un peu plus son pouvoir dans le pays. Il en profite même pour faire avancer les discussions avec le pape en vue du Concordat.
L'ultimatum adressé à Pie VII par l'intermédiaire de l'ambassadeur à Rome, Cacault, date d'avril. Bonaparte utilise ainsi les vacances parlementaires pour faire aboutir son projet de concordat, sachant fort bien l'opposition que suscite, au sein des assemblées, toute idée d'un accord avec le pape.
Cette opposition doit donc attendre, pour se manifest.-.r, l'ouverture de la session de l'an X, en novembre 1801. Entretemps, Bopaparte a déjà commencé à préparer les esprits, tant au Conseil d'Etat devant lequel il justifie à plusieurs reprises sa politique religieuse, que devant l'opinion. La politique religieuse du Premier consul est un signe du peu de cas qu'il fait de l'avis des parlementaires. Pourtant le Corps législatif réagit. À l'ouverture de la session parlementaire, le 22 novembre 1801, il élit pour président Charles
François Dupuis, ancien avocat au Parlement de Paris, mathématicien et astronome, député à la Convention puis aux Cinq-Cents, mais surtout auteur d'un ouvrage sur L'Origine des cultes dans lequel il avait manifesté sa répulsion à l'égard de la religion catholique. Le Corps législatif, à qui tout débat politique était interdit, manifeste ainsi clairement son hostilité au Concordat signé quatre mois plus tôt. Quelques jours après, lorsqu'il doit désigner un candidat pour un fauteuil de sénateur, il porte son choix sur Grégoire, considéré comme le chef de l'Église constitutionnelle et dont l'opposition à toute idée de concordat était connue. Le Sénat approuve ce choix et coopte Grégoire dans ses rangs, à une courte majorité il est vrai. Bonaparte s'était pourtant bien gardé de proposer d'emblée aux assemblées le projet de concordat. Il préféra leur soumettre en premier lieu les cinq traités de paix qui avaient été signés pendant les vacances, avec le royaume des Deux-Siciles, les États
Unis, la Bavière, le Portugal et la Russie. En principe, ces traités n'auraient pas dû donner lieu à de longues discussions. Les premiers furent en effet ratifiés rapidement, mais le Tribunat s'avisa que le traité de paix avec la Russie évoquait les « sujets » des deux Etats, ce qui apparut comme un retour aux mœurs d'Ancien Régime.
Chénier manifeste alors une vive opposition, s'écriant que « ce mot devait rester enseveli sous les ruines de la Bastille ». Certes, le projet passe, après un débat houleux, mais ce débat donne le ton en rappelant l'existence d'une certaine opposition au sein des assemblées. La discussion suivante allait le confirmer.
L'idée de rédiger un code civil, rassemblant l'ensemble des dispositions réglant la vie en société, remontait au début de la Révolution. Mais, en dépit de plusieurs projets notamment rédigés par 114
LE RENFORCEMENT DU POUVOIR PERSONNEL
Cambacérès, la question n'avait jamais abouti, jusqu'à ce que Bonaparte en reprenne l'idée au lendemain de la victoire de Marengo. Une commission de juristes est alors réunie. Composée de juristes du sud de la France, le Bordelais Malleville et le Provençal Portalis, et de la partie septentrionale du pays, le Parisien Tronchet et le Breton Bigot de Préameneu, la commission prépara une première esquisse, bientôt soumise au Tribunal de Cassation, avant d'être confiée au Conseil d'État pour être mise en forme.
Bonaparte avait participé activement aux débats du Conseil d'État et souhaitait une adoption rapide du projet par les assemblées. Il fut donc décidé de le présenter par morceau. Fort logiquement, le premier élément soumis aux députés fut le titre 1 consacré à une présentation générale de l'esprit du Code civil. Parvenu au Tribunat, ce projet est très mal reçu, notamment par l'Idéologue Andrieux qui critique ce préambule dont il trouve la forme incohérente. Chazal qui le suit à la tribune émet quant à lui des critiques plus vives où perce le regret de voir abandonner une partie du droit révolutionnaire au profit de lois d'Ancien Régime, reproche repris par Mailla
Garat, l'ancien amant de Mme de Condorcet, qui s'exclame : « On substitue à la simplicité des lois de la République la confusion des jurisprudences monarchiques, à l'uniformité des rapports la diversité des garanties, à l'égalité des lois les préférences de l'arbitraire et au règne de la justice l'autorisation de tous les abus. » Au-delà du projet de code civil est ainsi visé l'ensemble de la politique du Consulat. Cette fronde représente un échec pour le gouvernement, d'autant plus que treize tribuns seulement votent en faveur du projet contre soixante-cinq qui le récusent. Les arguments du Tribunat, exposés devant le Corps législatif par Andrieux, y font mouche et le projet est repoussé, de justesse, avec trois voix de majorité. L'échec du gouvernement se confirme. Il n'en fait pas moins poursuivre l'examen des articles suivants du Code civil. Après le préambule, la première partie du « Livre des Personnes » est à son tour critiquée par le Tribunat qui la repousse par trente voix de majorité. L'opposition est moins virulente sur la seconde partie, consacrée aux actes d'état civil, mais Benjamin Constant en profite néanmoins pour regretter que les assemblées soient obligées de repousser en bloc un projet, même si elles en approuvent certaines dispositions. Ce plaidoyer en faveur des libertés parlementaires, et en particulier du droit d'amendement, ne pouvait satisfaire le Premier consul qui, bien que le Tribunat ait voté en faveur de ce texte, décida d'interrompre la discussion du Code civil et de mettre les assemblées à la diète des lois. La session parlementaire n'est pas suspendue, mais tribuns et législateurs se trouvent privés de travail. Bonaparte saisit cette occasion pour se débarrasser définitivement de l'opposition parlementaire.