2. LE MARIAGE AUTRICIllEN

Depuis l'avènement de l'Empire, Napoléon espérait qu'un fils pourrait lui succéder. Il avait d'abord fait le deuil de cette paternité, se croyant responsable de l'infertilité de son couple. La nouvelle d'une grossesse de sa maîtresse, Marie Walewska, le persuade de son erreur. Il ne peut pourtant épouser cette jeune comtesse polonaise, mariée et mère d'un enfant, qu'il a rencontrée lors de la campagne de 1807, qu'il a ensuite revue à Paris en 1808, puis de nouveau à l'occasion des combats en Autriche. Cette union avec une représentante de la nation polonaise risquerait en effet d'irriter la Russie, déjà fort mécontente de la création du grandduché de Varsovie. En outre, Napoléon souhaite qu'un second mariage favorise son entrée au sein des grandes familles européennes. La recherche d'un héritier n'est donc pas le seul enjeu de ce projet d'union. Du reste, on parle depuis longtemps d'un divorce avec Joséphine. Dès les débuts du règne, le bruit en courait, bruit que les infidélités répétées de la femme de Bonaparte n'avaient guère contribué à dissiper. En couronnant Joséphine, Napoléon l'avait associée plus durablement à son destin. Désormais, c'est de Napoléon que provenaient les échos de l'infidélité. Avant Marie Walewska, plusieurs femmes de haut rang succombèrent aux 311

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

charmes du souverain. Napoléon aime les femmes. Mais il lui faut un « ventre ».

Un second mariage nécessite un divorce que le Code civil rend possible, mais que l'Église réprouve. Napoléon, bien qu'en conflit avec le pape qui a lancé une bulle d'excommunication contre lui, en juin 1809, souhaite conserver à l'Empire les allures d'une monarchie chrétienne. Le divorce doit s'accompagner d'une procédure d'annula!ion. Il faudra convaincre · Joséphine d'accepter le divorce et l'Eglise de reconnaître la nullité du mariage religieux prononcé à la veille du sacre, le 3 décembre 1804. La décision de rompre avec Joséphine est prise au retour d'Autriche, en octobre 1809. Napoléon en fait l'annonce à l'Impératrice le 30 novembre. Auparavant il a obtenu le soutien de son beau-fils, Eugène de Beauharnais, le fils de Joséphine, décidément d'une fidélité sans faille envers son mentor.

La scène du 30 novembre est restée célèbre : Joséphine pleure beaucoup, puis s'évanouit ou feint de le faire. Elle sait sa cause entendue. Pourtant, elle dispose de nombreux soutiens. Dans l'entourage de Napoléon, Cambacérès est hostile à ce divorce. Lavalette, le directeur général des Postes, dont la femme est une Beauharnais, dirige le clan des courtisans favorables à Joséphine. Il ne peut rien contre la détermination de Napoléon qui, en la circonstance, a pu compter sur l'aide efficace de Fouché, à ce moment toujours ministre de la Police. Une vieille rivalité l'oppose à Joséphine qu'il souhaiterait voir remplacée par une princesse russe. Lavalette est donc impuissant à retarder cette décision : « Mais la catastrophe ne tarda pas à éclater, écrit-il dans ses Mémoires. Tout était sans doute conclu avec l'Autriche, lorsque l'Empereur fit venir le prince Eugène d'Italie pour consoler sa mère au moment fatal de son divorce ; et peu de jours après il tint un conseil particulier où furent admis, outre les grands officiers et les ministres, les membres de la famille 4. » Ce conseil se tient le 14 décembre 1809. Le divorce est une affaire d'État qui concerne l'ensemble des dignitaires du régime. Le Sénat, par un sénatusconsulte du 15 décembre, sanctionne cette nouvelle situation. L'Impératrice était une des pièces maîtresses de l'édifice impérial. C'est aussi pour cette raison que Joséphine obtient d'importantes compensations ; elle garde son titre d'impératrice et obtient une forte indemnité. Peu après, Cambacérès engage le processus devant conduire à l'annulation du mariage religieux. Une requête est adressée en ce sens au tribunal ecclésiastique du diocèse de Paris, l'officialité, qui reçoit l'argument selon lequel le mariage a été célébré secrètement et en l'absence du curé de la paroisse. Cet argument spécieux suffit à faire annuler le mariage par l'officialité métropolitaine dont tous les membres sont acquis à Napoléon.

En janvier 1810, la voie est libre. Napoléon peut de nouveau convoler. Il lui reste à trouver une princesse appartenant à l'une des familles régnantes en Europe. Sur ce point, les ministres se divisent 312

 

L'ENRACINEMENT DE LA MONARCHIE

en deux partis qui se font entendre dans un conseil privé, tenu le 29 janvier 1810. Fouché défend le parti russe et s'oppose à la solution autrichienne qui rappelle trop le souvenir de Marie-Antoinette.

Il rapporte, dans un bulletin du 21 février 1810, combien la population parisienne garde de préventions contre toute « Autrichienne ».

Murat et Cambacérès défendent la même position. L'opposition au mariage autrichien provient donc des derniers survivants de la Révolution qui craignent, non sans raison, que ce mariage scelle définitivement le retour de l'Ancien Régime. Face à eux, Talleyrand et Champagny, les deux ministres successifs des Relations extérieures, défendent la solution autrichienne, au nom des intérêts diplomatiques de la France. Champagny raconte ainsi : « Je n'avais pas été consulté sur le divorce ; je le fus sur le mariage, c'est-à-dire sur le choix à faire entre l'archiduchesse d'Autriche et une princesse russe, car toutes les deux étaient à la disposition de l'Empereur. Je fus pour l'archiduchesse ; ce mariage me semblait le plus propre à maintenir la paix de la France 5. » Mais la dimension symbolique est tout aussi importante. Napoléon n'est pas insensible à l'alliance avec la maison d'Autriche, ce que Fontanes, qui depuis 1800 défend l'orientation monarchique du régime, traduit en des termes aux accents traditionalistes : « L'alliance de Votre Majesté avec une fille de la Maison d'Autriche sera un acte expiatoire de la part de la France. » Il s'agit en l'occurrence de réparer l'exécution de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Le parti monarchique l'emporte sur le parti révolutionnaire.

Napoléon décide d'épouser Marie-Louise, la fille de l'empereur d'Autriche. Marie-Louise est alors une jeune femme de dix-huit ans ; elle est née en 1791, à l'heure où le trône de Louis XVI chancelait. Elle avait un an lorsque la France déclara la guerre à l'Autriche. Toute sa vie s'est donc déroulée à détester les Français en général et Napoléon en particulier qui, à deux reprises, en 1805

et en 1809 est venu s'installer dans le château de Schëmbrunn après avoir défait les armées de son pays. Princesse catholique, élevée dans l'idée d'appartenir à la plus haute famille d'Europe, Marie

Louise a cependant reçu une éducation relativement sobre et bourgeoise. La perspective d'épouser 1'« usurpateur » ou « l'Antéchrist », ainsi qu'elle désignait elle-même Napoléon, ne l'enchante guère, mais elle se plie aux volontés de son père, l'empereur François II, qui, battu l'année précédente, n'a guère les moyens de s'opposer aux demandes de Napoléon. Le mariage a donc lieu, en deux temps.

Une première cérémonie se déroule par procuration à Vienne, le 15 mars 1810. Berthier y représente Napoléon. Il est ensuite chargé de conduire la nouvelle Impératrice en France. Le cortège traverse la Bavière, l'Allemagne occidentale, puis l'est de la France et parvient finalement aux environs de Soissons. C'est là, au relais de Courcelles, que Napoléon fait la connaissance de sa nouvelle épouse, après être venu à sa rencontre. Le soir, à Soissons, sa conquête est 313

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

faite. Napoléon n'a pas attendu la cérémonie officielle. Mais Marie

Louise ne s'en effraie pas. « Je trouve qu'il gagne beaucoup quand on le connaît de près, écritelle à son père ; il a quelque chose de très prenant et de très empressé à quoi il est impossible de résister. »

Ce sentiment paraît partagé. Ce mariage arrangé devait s'avérer assez réussi.

Il reste d'abord et avant tout un acte politique, exploité comme tel par Napoléon. Une série de festivités est donc organisée autour de cette union. Le mariage civil est célébré le 1er avril à Saint -Cloud, le mariage religieux se déroule le lendemain, dans une chapelle provisoire aménagée dans le Salon carré du Louvre, en présence de nombreux prélats et d'une nuée de dignitaires de l'Empire, mais en l'absence de la moitié des cardinaux présents à Paris. Il est célébré par le prince de Dalberg, président de la Confédération du Rhin. La reine de Hollande, Hortense de Beauharnais, fille de l'Impératrice déchue, est présente et décrit ainsi la cérémonie :

« Les manteaux impériaux furent apportés de Notre-Dame où ils étaient conservés depuis le couronnement. Celui dont ma mère avait été revêtue fut mis à l'Impératrice et nous le portâmes, la reine d'Espagne, la reine de Westphalie, la grande duchesse de Toscane, la princesse Pauline et moi. La reine de Naples, la vice-reine et la princesse de Bade marchaient en avant, tenant les cierges et les différents honneurs. Nos premiers officiers soutenaient nos manteaux.

Nous traversâmes ainsi la galerie et arrivâmes à la pièce où se trouvait la chapelle. La Cour et le corps diplomatique étaient dans les tribunes construites tout autour. La cérémonie fut assez courte 6. »

La famille Bonaparte tient donc une place essentielle au cours de cette cérémonie qui renvoie sans conteste au sacre de l'Empereur.

Le mariage en est une répétition en miniature. Le soir même, un grand banquet est organisé aux Tuileries en présence des principaux dignitaires du pays. Le lendemain, Napoléon et Marie-Louise, sur leur trône, reçoivent les grands corps de l'État. Par son mariage, Marie-Louise est devenue l'épouse de Napoléon, mais aussi l'impératrice des Français. Elle est donc, à sa place, invitée à partager les charges du pouvoir. Ce mariage est aussi l'occasion offerte au peuple de festoyer. À Paris, comme dans les villes et villages de France, la population est invitée à fêter dignement l'événement : bals, feux d'artifices et reRrésentations théâtrales rythment les jours qui suivent le mariage. À Paris, l'Arc de triomphe, en chantier depuis 1806, a été provisoirement achevé avec du plâtre, du bois et des toiles. Il prolonge vers l'ouest, depuis le Louvre, la perspective offerte par l'arc du Carrousel et symbolise la grandeur du conquérant.

Le lien avec la monarchie autrichienne a aussi contribué à hâter le ralliement d'un nombre important d'anciens nobles restés à l'écart du régime, malgré les avances faites par Napoléon depuis 1802. Tous les témoignages confirment cette tendance, même ceux 314

 

L'ENRACINEMENT DE LA MONARCHIE

des royalistes restés fidèles à Louis XVIII et qui voient avec amertume les effets du mariage autrichien, à l'image du baron de Frénilly : « L'ensemble de la société changea de face. Beaucoup de gens fatigués de leur vertu se réconcilièrent avec la cour des Tuileries. Bonaparte, marié à une petite-nièce de Marie-Antoinette, appelait Louis XVI son oncle de si bonne grâce qu'il fallait une fidélité terriblement encroûtée pour résister à cette légitime à la mode de Bretagne 7. » Le désenchantement de ces royalistes est d'autant plus grand que Marie-Louise semble se plaire à la Cour, ce qui fait dire encore au baron de Frénilly : « Cette pécore se mit à danser, à rire et surtout à aimer son Gengis Khan ; on ne vit plus en elle que sa complice. » Il est vrai que Napoléon n'avait rien laissé au hasard dans cette politique de séduction des derniers royalistes. Il avait notamment composé la Maison de l'Impératrice, en y faisant entrer les plus grands noms de l'aristocratie européenne, à l'image des princesses Aldobrandini et Chigi, qui y côtoyaient ainsi des femmes de maréchaux, telles la duchesse de Montebello, veuve du maréchal Lannes, qui devint la véritable confidente de Marie

Louise, la duchesse d'Elchingen autrement dit la femme du maréchal Ney, ou encore les duchesses de Bellune et de Castiglione, épouses des maréchaux Victor et Augereau. La Maison de l'Impératrice prit du reste des proportions impressionnantes, grossissant encore en 1812, après la nomination de douze nouvelles dames d'honneur.

La vie de cour n'en est que plus fastueuse. Entre avril 1810 et le printemps de 1812, Napoléon est présent au cœur de l'Empire. Il peut jouer pleinement son rôle de souverain et associer sa femme à ce jeu de représentation si fondamental à la consolidation de la monarchie. De fait, fêtes et réceptions se succèdent au début de ce second mariage. La Cour goûte aux joies des représentations théâtrales, des bals ou des parties de cartes qui rassemblent près de cinq cents personnes le dimanche soir, massées pour voir jouer Napoléon.

L'Empereur se remet même à la danse et tente d'apprendre la valse.

Les chasses continuent aussi à réunir une assistance triée sur le volet et attentive à cette marque de faveur. Les grandes chasses se déroulent à Compiègne, Fontainebleau ou Rambouillet. La Cour napoléonienne n'hésite pas à se déplacer ; elle est, comme celle des rois de France, une Cour ambulatoire. Saint-Cloud est si proche de Paris que les séjours du couple impérial y sont fréquents. En 1810, il passe aussi quelques jours à Rambouillet, au Trianon, à Fontainebleau et surtout à Compiègne dont le château est associé à la rencontre avec Marie-Louise ; Napoléon parlera à son propos de la « maison de Marie-Louise ». Pour autant les Tuileries restent par excellence le cœur du pouvoir et le centre de l'Empire. Le palais n'a cessé d'être restauré depuis les premières années du siècle ; il est à présent devenu une vitrine parfaite de la grandeur impériale. Napoléon se sent parfois gêné par la taille des lieux et préfère se réfugier à 315

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

l'Élysée. Quel que soit le lieu de résidence de la Cour, le pouvoir politique y est exercé de la même façon. Napoléon reçoit partout ses ministres comme aux Thileries. En revanche, le Conseil d'État se contente de s.e déplacer à Saint-Goud, mais ne va pas au-delà. Le secrétaire d'Etat, Maret, s'était installé une résidence aux abords de tous les palais impériaux pour pourvoir à l'accroissement des correspondances que ces séjours hors de Paris provoquèrent immanquablement. Quant aux représentants étrangers, ils sont particulièrement choyés, notamment ceux venus assister au mariage impérial. La France veut impressionner l'Europe par les fastes et la magnificence de sa Cour.

Napoléon se doit aussi à son peuple. Il profite donc du relatif repos des armes pour visiter quelques régions de son Empire. À

partir de 1810, il se tourne vers le Nord et la Normandie. La Belgique et ta Hollande obtiennent les faveurs particulières de l'Empereur. A peine remarié, il prend la route de la Belgique, accompagné de Marie-Louise. C'est le premier voyage officiel du couple impérial. La destination n'a pas été choisie au hasard.

Napoléon veut montrer sa femme aux populations des anciens Pays-Bas autrichiens, à l'heure où la crise religieuse tend à les détacher du régime. Sa visée politique est claire ; il utilise le voyage comme un moyen de propagande et se sert de sa femme pour manifester l'enracinement de la monarchie dans le pays et matérialiser les frontières de son Empire. Le cortège est somptueux ; il compte près de trois cent cinquante-cinq voitures et deux cent cinquante chevaux. Il est encadré par une escorte de six cents cavaliers de la Garde. Napoléon est notamment accompagné de son frère Jérôme, roi de Westphalie. Partout l'Empereur rencontre les autorités locales et le clergé, s'enquiert des problèmes du pays, promet de mettre en œuvre ici un pont, là une route, distribue des décorations.

Son passage est l'occasion de fêtes et de réjouissances, comme le rapporte Mgr de Broglie, évêque de Gand, évoquant la réception du couple impérial à Anvers : « La ville fut en fêtes. On promena le géant, le vaisseau, des machines immenses qui décorent moins bien la première entrée des souverains à Anvers, depuis des siècles, que l'énorme concours et la bruyante joie de tout un peuple. Cette marche fut terminée par le char du Patriarche Joseph entouré de figures à l'Egyptienne 8. » À Anvers, Napoléon va retrouver Louis, roi de Hollande, venu à sa rencontre, et encore ignorant du sort que lui réserve son frère. En juillet 1810, la Hollande est en effet rattachée à l'Empire. Pour l'heure, Napoléon achève son périple en Belgique ; il s'attarde à Flessinge, un moment occupée par les Anglais lors de l'expédition de Walcheren. Tout au long de ce voyage, il soigne tout particulièrement la marine dont il espère une prompte résurrection. Son objectif est en effet de disposer bientôt d'une centaine de navires susceptibles de reprendre sur mer les combats abandonnés depuis Trafalgar. Alors que l'Angleterre est 316

 

L'ENRACINEMENT DE LA MONARCHIE

isolée dans son combat contre la France, l'Empereur tient à lui montrer sa force en parcourant les côtes de la mer du Nord ; c'est aussi avec cet objectif qu'il visite à nouveau le camp de Boulogne, qui a certes perdu de son importance stratégique mais conserve des troupes. Il passe aussi par Le Havre où il examine les défenses du port. Vexé de l'offensive anglaise contre Walcheren à l'été de 1809

et par l'émoi qu'elle a suscité en France, Napoléon veut s'assurer par lui-même que le dispositif de défense des côtes est au point.

Ainsi, ce voyage de 1810, achevé à la fin du mois de mai par un périple à travers la Normandie, a des visées politiques et militaires, tout en apparaissant comme un moyen privilégié de propagande en faveur de la monarchie impériale, incarnée dans Napoléon et Marie-Louise.

Le retour à Paris du couple impérial, le 1er juin 1810, relance dans la capitale les fêtes et les cérémonies, sans mettre un terme à l'activité politique du souverain qui disgracie Fouché le 3. Le 10 juin, Napoléon et Marie-Louise sont reçus en grande pompe à l'Hôtel de Ville. Paris honore la fille de l'empereur d'Autriche, après avoir demandé la mort de Marie-Antoinette. Pour l'occasion, le bonnet phrygien qui ornait la façade a été effacé. Les dernières traces de la Révolution disparaissent de ce temple de l'esprit révolutionnaire qu'avait été l'Hôtel de Ville. Quelques jours plus tard, le 1 er juillet, le couple impérial assiste à une grande réception dans la résidence de l'ambassadeur d'Autriche, Schwarzenberg. Un incendie se déclenche qui fait plusieurs victimes. Il rappelle aussi à Napoléon la fragilité de l'existence. L'incapacité constatée du préfet de police, Dubois, qui n'a pas su prendre les mesures nécessaires pour éviter un tel désastre lui coûte son poste. Il est remplacé par Pasquier. Avec Dubois, en poste depuis 1800, c'est une autre pièce importante du dispositif mis en place après Brumaire qui disparaît.

Napoléon se sépare les uns après les autres des hommes qui l'ont aidé à fonder son règne. Son ambition est bien d'établir une nouvelle monarchie.

Pour ce faire, un héritier lui est nécessaire. Le mariage autrichien doit porter ses fruits. La naissance d'un fils devient donc une affaire d'État. Les époux ne se sont guère quittés pendant les premiers mois de leur union. Six mois après son mariage, Napoléon peut faire publier la nouvelle de la grossesse de l'Impératrice. L'enfant naît le 20 mars 181 1 , un peu moins d'un an après la première rencontre de ses parents. Cent coups de canon retentissent dans Paris, annonce de la naissance d'un garçon, déjà affublé d'un titre prestigieux, roi de Rome, à l'instar de l'héritier de l'empereur d'Allemagne. La nouvelle est immédiatement relayée dans tout l'Empire. Les cloches des églises s'ébranlent les unes après les autres pour répercuter l'information au plus profond du pays. La succession est enfin assurée. Le baptême du roi de Rome permet de célébrer la fondation d'une nouvelle dynastie. Les évêques, par les mandements qu'ils 317

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

publient à cette occasion, s'y emploient avec art. Les Te Deum chantés à travers tout le pays mettent également l'accent sur cet enracinement de la monarchie. A Paris, la cérémonie elle-même se veut grandiose. Elle est une réplique du sacre. Organisé à Notre-Dame, dans une cathédrale redécorée pour l'occasion, le baptême associe de nouveau tous les principaux dignitaires du pays. Les rois d'Espagne et de Westphalie, Joseph et Jérôme, <?nt fait le déplacement. Ils retrouvent à Paris leur sœur Pauline. A Notre-Dame, on aperçoit aussi une nuée de diplomates étrangers, au premier rang desquels figure le duc de Wurtzbourg, chargé de représenter l'empereur d'Autriche, grand-père, mais aussi parrain de l'enfant. A côté des ministres, des sénateurs, des conseillers d'État et des députés au Corps législatif, une centaine d'évêques et vingt cardinaux sont présents. Mais cette harmonie apparente entre l'Église et l'État masque des tensions qui apparaîtront quelques jours plus tard, à l'ouverture du concile réuni par Napoléon. Comme en 1804, le peuple reste en dehors de la cathédrale, spectateur des fastes déployés sous ses yeux. Dès la veille du baptême, le 8 juin, il a pu voir passer le cortège impérial arrivant de Saint-Cloud ; il a pu également se précipiter vers les théâtres de la capitale, exceptionnellement gratuits en cette période de réjouissance nationale. Fêtes et spectacles sur les places publiques ont achevé d'associer le peuple à la cérémonie. Son attitude est désormais passive. En 1804, le peuple pouvait encore avoir l'impression d'avoir participé à la fondation de l'Empire, à travers le plébiscite. En 181 1, il n'est plus qu'un spectateur lointain, défilant, le 9 juin, à l'Hôtel de Ville pour voir Napoléon et Marie-Louise, portant la couronne impériale, présider le banquet du baptême. De ce fossé creusé entre la nation et son souverain rend compte une certaine froideur dans les réactions populaires à l'égard du baptême. Malgré les dons et les réjouissances octroyés par l'Empereur, la foule ne marque pas un enthousiasme excessif à la vue du nouveau-né, héritier du trône. Il est vrai que la crise économique qui couve depuis 1810 a des conséquences autrement plus graves sur la population. Cependant, la France est alors en paix avec la plus grande partie de l'Europe.

Elle a en outre considérablement agrandi son territoire depuis le mariage avec Marie-Louise, ce qui favorise un sentiment de fierté nationale.

3. LE RÉAMÉNAGEMENT DE L'EUROPE NAPOLÉONIENNE

La stratégie d'annexion amorcée dès 1808 par Napoléon, avec la mainmise sur la Toscane puis les États du pape, se poursuit et s'amplifie en 1810. A cette date, la crise qui couvait depuis plusieurs mois entre Napoléon et le roi de Hollande éclate. L'Empereur 318

 

L'ENRACINEMENT DE LA MONARCHIE

reproche à son frère ses trop nombreuses initiatives personnelles

- Louis a cherché à se rallier l'opinion hollandaise en modérant les directives de Napoléon. Il le rend surtout responsable de l'échec du Blocus continental en Hollande, devenue la principale plaque tournante de la contrebande en provenance d'Angleterre. Sous la pression de son frère, Louis accepte finalement d'abdiquer le 3 juillet 1810, en faveur de son fils ; il espère encore conserver l'autonomie de la Hollande, mais Napoléon en décide autrement. Le 9 juillet, ce pays est réuni à l'Empire français. Un mois plus tard, Napoléon fait occuper les régions côtières entre la Hollande et Hambourg. Une partie de ces territoires appartenaient au royaume de Westphalie.

C'est le prélude à une annexion des régions situées en Allemagne du Nord, qui comprennent une partie de la Westphalie, le duché d'Oldenbourg et les villes hanséatiques de Hambourg, Brême et Lübeck. L'Empire s'allonge ainsi vers le septentrion, en suivant les côtes de la mer du Nord jusqu'à Hambourg, qui devient le chef-lieu du département des Bouches-de-l'Elbe. Au même moment, le 10 décembre 1810, la république du Valais subit un sort identique.

Napoléon ne se contente pas de rattacher ces régions à l'Empire ; il les y intègre purement et simplement en les transformant en départements français, ce qui revient à leur imposer le mode d'administration et les lois en vigueur en France. A la suite de ces annexions, l'Empire compte donc cent trente départements, soit seize de plus qu'en 1808, ce qui représente une superficie de 750 000 kilomètres carrés et une population de quarante-quatre millions d'habitants.

Deux départements ont été formés à partir des États pontificaux, en février 1810, neuf sont créés à la suite de l'annexion de la Hollande, cinq sont taillés dans les territoires conquis en l'Allemagne du Nord jusqu'à Hambourg, l'ancienne république du Valais forme enfin un département. Il faut noter qu'un département disparaît, puisque la Corse n'en forme plus qu'un. Toutefois, ces nouveaux départements conservent un statut particulier dans la mesure où ils sont placés sous la tutelle d'un lieutenant général qui représente l'autorité française et donc Napoléon sur l'ensemble de ces territoires.

L'Empereur a souhaité instaurer un niveau de représentation supplémentaire entre le préfet et l'État, afin de mieux contrôler ces régions de langue étrangère, en plaçant à leur tête un personnage de haut rang, souvent un des hauts dignitaires de l'Empire. Ce système avait déjà été expérimenté en Italie. Le prince Borghèse, marié à Pauline Bonaparte, avait ainsi reçu la lieutenance générale des départements piémontais, Élisa, la sœur de Bonaparte, avait troqué sa principauté de Lucques et Piombino contre la tutelle sur les départements toscans. Les Provinces Illyriennes enfin, annexées à l'Empire en 1809, sans être divisées en départements, connaissent la même organisation, puisqu'elles sont placées sous l'autorité du maréchal Marmont, remplacé en 181 1 par le général Bertrand. Suivant ce même schéma, la Hollande voit arriver l'architrésorier 319

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

Lebrun, nommé lieutenant général de ce territoire dès le 9 juillet 1810. Pour les départements romains, Napoléon avait d'abord songé à Fouché, nommé gouverneur de Rome en juin 1810, mais devant la mauvaise volonté mise par l'ancien ministre de la Police à passer le relais à son successeur, Napoléon décide de l'envoyer en exil dans sa sénatorerie d'Aix et finalement il renonce à nommer à Rome un lieutenant général.

Cette nouvelle stratégie d'annexion révèle la fragilité des structures politiques que Napoléon a données à l'Europe. L'annexion de la Hollande, les changements de frontières du royaume de Westphalie , ou du grandduché de Berg montrent le caractère précaire des Etats constitués autour de la France et confiés à des proches de l'Empereur. Ce dernier ne peut dès lors espérer ni l'enracinement des monarques qu'il a installés dans ces États ni en retour le développement d'un sentiment francophile. En fait, depuis que Napoléon a transféré Joseph de Naples à Madrid, ses proches savent que leur situation est tributaire de la politique française.

Leur autonomie était déjà très faible. A partir de 1810, elle est quasiment nulle. Les princes de la famille impériale ne sont que des jouets entre les mains de Napoléon. De plus, à partir du moment où l'Empereur se remarie pour fonder une dynastie, il n'a plus autant besoin de ses frères pour assurer la survie de son œuvre ; il peut donc les traiter avec désinvolture. En revanche, Napoléon a pris conscience de la nécessité de consolider les liens entre l'Empire et ses élites dirigeantes. C'est dans ce but qu'il fonde, en aoüt 1811, l'ordre impérial de la Réunion, destiné à « récompenser les services rendus dans l'exercice des fonctions judiciaires et administratives et dans la carrière des armes ». Les officiers ne sont pas exclus de cette distinction, destinée d'abord aux civils. En outre, le champ d'action de l'ordre de la Réunion est explicitement européen. Il doit donc être un des éléments de fédération unissant tous les États de l'Empire à travers leurs administrateurs. Sur le plan pratique, il remplace les ordres anciens existant dans les pays réunis à la France, mais son objectif reste bien de renforcer les liens entre les sujets les plus éminents de l'Empire et le souverain. En trois ans, cette distinction fut accordée à mille huit cent quatre personnes ; elle s'accompagnait d'une rente, pour le paiement de laquelle une dotation de cinq cent, mille francs, prélevés sur le domaine impérial, avait été prévue. A sa manière, la création de cet ordre manifeste le souci d'associer un peu plus les États réunis comme les États vassaux à la France, au moment où s'aggravent les rapports entre la France et l'Angleterre.

La politique d'extension menée par Napoléon est en effet due à la volonté impériale de parachever le système continental en tentant d'éradiquer la contrebande, aussi bien dans les ports de la mer du Nord et de la Baltique que dans les Alpes. Celle-ci n'avait cessé de se développer depuis l'instauration du blocus en 1806 et rendait 320

 

L'ENRACINEMENT DE LA MONARCHIE

inefficaces les mesures prises pour endiguer l'afflux des marchandises anglaises sur le continent. La fin du conflit contre l'Autriche en 1809 conduit Napoléon à resserrer sa pression sur l'Angleterre, d'autant plus que cette puissance continue d'aider les Espagnols.

Napoléon est alors informé des effets du blocus sur l'économie anglaise, fortement malmenée par la fermeture de ses débouchés naturels. Plusieurs faillites se produisent ainsi en août 1810 à Manchester, qui menacent à leur tour la stabilité du réseau bancaire anglais. En 1810, le commerce anglais parvient encore à se maintenir. En revanche, le renforcement du contrôle des côtes allait avoir des conséquences fâcheuses sur l'état du commerce anglais qui s'effondre dès 1811. Pourtant, à cette date, Napoléon a assoupli sa politique de blocus, notamment en direction des navires des puissances neutres. Le décret pris à Saint-Cloud le 3 juillet 1810 oblige en effet tout navire désireux d'entrer dans un port français à se munir d'une licence qui l'y autorise. Cette mesure vise à mieux contrôler le commerce, mais aussi à rapporter de l'argent car ces licences doivent être achetées. Elle concerne au premier chef les navires de l'Empire, puisque les autres, y compris les navires neutres, sont en principe interdits d'accès aux ports français. Mais très vite, cette mesure est étendue aux bateaux américains qui obtiennent eux aussi des permis pour importer des produits en France, à charge pour eux de repartir avec l'équivalent de leur stock en marchandises françaises.

L'objectif de Napoléon est de desserrer l'étau dans lequel se débat l'économie française, tout en provoquant une rupture commerciale entre l'Angleterre et les États-Unis. Le commerce maritime est désormais dirigé, ce que confirme un décret du 25 juillet 1810. Le 5 août enfin, un nouveau décret pris à Trianon prévoit de taxer très fortement les denrées coloniales. Napoléon espère ainsi décourager le trafic de contrebande, tout en renflouant, grâce aux taxes, les caisses du Trésor. Il pense aussi, à tort, que les Anglais, désormais maîtres des colonies européennes, ne pourront pas profiter de la reprise des échanges officiels de ces denrées, à cause de leurs prix élevés. Cet ensemble de dispositions montre le souci de Napoléon d'aménager, dans un sens dirigiste, le Blocus continental. Ces mesures furent mal comprises par les États alliés de la France, interdits de tout commerce avec les neutres, alors même que l'Empire s'engageait dans de nouvelles relations avec eux. Les décrets de l'été 1810 devaient aussi avoir des conséquences notables sur l'attitude de la Russie qui dès cette époque se refuse à appliquer strictement le blocus ; elle rouvre ses ports aux neutres le 31 décembre 1810. En ce qui concerne le commerce français, l'effet des mesures prises fut limité, car le nombre des licences réclamées resta faible, un millier environ, ce qui signifie que le commerce clandestin demeura actif. Néanmoins, la guerre économique demeure une des armes privilégiées utilisées par Napoléon dans sa lutte contre l'Angleterre.

Histoire du Consulat et de l'Empire
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