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L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

Ainsi, avant même le déclenchement de la campagne de Russie, Napoléon savait que l'Espagne formait comme une épine profondément entrée dans son dos. C'est pourquoi il avait adressé aux Anglais, en avril 1812, une offre de paix, inacceptable pour Londres puisqu'elle se contentait d'avaliser l'état des forces en présence, en accordant certes la liberté du Portugal, mais en laissant l'Espagne à Joseph. Or, pendant que l'Empereur court les plaines de Russie, les Anglais accentuent leur percée en Espagne. Le 17 juin 1812, au moment où Napoléon s'apprête à franchir le Niémen, Wellington s'empare de Salamanque, puis pousse son avance jusqu'à Madrid que Joseph doit abandonner en juillet, avant de retrouver sa capitale en novembre. Certes, les troupes françaises ressaisissent

ensuite, obligeant les Anglais à refluer vers l'ouest. Mais en 1812, l'Andalousie est définitivement perdue. De plus, le pouvoir de Joseph est un peu plus ébranlé par sa fuite précipitée de Madrid.

Les prélèvements effectués par Napoléon sur l'armée d'Espagne ont contribué à désorganiser le système défensif français, au moment même où la guérilla espagnole se renforce. Le sursaut français de la fin 1812 est un feu de paille. À l'annonce des défaites en Russie, Wellington en profite pour repasser à l'offensive. En janvier 1813, il lance ses troupes en direction de Valladolid ; il reprend Salamanque à la fin du mois de mai, s'empare de Burgos le 13 juin, avant de battre Joseph à Vitoria, le 21, provoquant une véritable débandade dans les rangs français. À cette date, seule la Catalogne, divisée depuis 1812 en quatre départements français, résiste encore, mais le maréchal Suchet a dû abandonner Valence, conquise de haute lutte en 181 1. De son côté, le maréchal Soult qui a pris le commandement de l'armée, avec le titre de lieutenant général du royaume, échoue dans sa contre-offensive en octobre 1813. Wellington franchit alors la Bidassoa, fleuve séparant l'Espagne de la France. Sans tarder, Napoléon choisit de négocier. Un émissaire est envoyé auprès du prince Ferdinand, toujours en exil en France, dans la propriété de Talleyrand, à Valençay. Un accord est finalement conclu, le 11 décembre 1813. La France reconnaît Ferdinand VII comme souverain légitime d'une Espagne qui retrouve ses frontières de 1808. Il reste au monarque à s'imposer aux Cortès qui s'établissent à Madrid et réclament du roi une prestation de serment à la Constitution de 1812. Ferdinand VII s'y refuse et déclare nulle, le 4 mai 1814, cette Constitution libérale, proclamant de ce fait la restauration de la monarchie absolue en Espagne.

En Allemagne, à la suite de la Bavière, la plupart des États alliés à la France s'entendent avec les coalisés, à l'automne de 1813, dans l'espoir de conserver leur intégrité territoriale. La Bavière avait été un des premiers États de la Confédération du Rhin à quitter l'alliance française. Il est vrai que ses rapports avec la France 386

 

L'ÉCROULEMENT DE L'EMPIRE

s'étaient dégradés depuis 1810. Les promesses de l'Autriche, son ennemi traditionnel, achèvent de convaincre le roi de Bavière, Maximilien-Joseph, et surtout son Premier ministre Mongelas, d'abandonner Napoléon. Un traité est signé avec l'Autriche le 8 octobre, soit quelques jours avant la bataille de Leipzig. La Bavière doit renoncer à certaines de ses conquêtes, dont le Tyrol, mais obtient des compensations sur le Rhin. L'autre pièce maîtresse du dispositif français en Allemagne, le royaume de Wurtemberg, abandonne également Napoléon, aux termes du traité de Fulda, signé le 2 novembre 1813, par lequel le roi Frédéric obtient de conserver ses États dans leur intégrité. Les États aux mains de Napoléonides ne tiennent pas davantage. Le grandduché de Berg et le royaume de Westphalie sont également perdus par la France.

En Westphalie, la pression fiscale et militaire avait déjà provoqué, au début de 1813, des troubles populaires, contraignant le roi Jérôme à abandonner sa capitale Cassel, avant d'y être réinstallé par les armées françaises. Mais il lui est dès lors impossible de reconstituer une armée capable de défendre le territoire ; les désertions se multiplient, obligeant le roi à recourir à des soldats recrutés en France. Ces désertions et ces mouvements de révolte étaient de mauvais augure pour les intérêts français en Allemagne ; ils montraient les limites de l'influence napoléonienne dans cette région et l'inefficacité des réformes entreprises, notamment pour faire cesser le servage. Avant même la défaite de Leipzig, Jérôme abandonne définitivement la Westphalie. Cassel, un moment défendue par le colonel Allix, doit capituler devant l'insurrection populaire et l'arrivée des Russes. Cette défection généralisée entraîne la disparition de la Confédération du Rhin qui est dissoute le 4 novembre 1813.

En quelques jours, l'organisation mise en place par la France s'écroule. Cet effondrement n'est pas seulement dû à l'action des armées alliées ou à la décision des souverains régnants. Les soulèvements populaires contre la présence française ont également contribué à cette émancipation de l'Allemagne à l'égard de Napoléon, illustrant l'échec de l'importation du modèle français.

La fin de la Confédération du Rhin pousse vers l'ouest les Fran

çais cherchant à échapper à l'avancée des alliés. Ils se réfugient dans un premier temps dans les quatre départements rhénans, encore sous domination française, mais la poussée alliée oblige à un nouveau repli vers la France hexagonale. Au cours du mois de décembre 1813, puis au début du mois de janvier 1814, les fonctionnaires français en poste à Bonn, Cologne ou Mayence se dirigent vers la France. Les autorités alliées maintiennent les cadres existants pour empêcher le désordre, remplaçant les préfets par des intendants. Dans les départements rhénans, la transition d'un régime à l'autre s'effectue sans véritable débordement. Quelques actes isolés d'agression à l'égard de Français sont établis, mais dans l'ensemble 387

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

il ne se produisit pas de soulèvement populaire contre les fonctionnaires de Napoléon qui purent se retirer en bon ordre.

La tension est beaucoup plus vive dans les départements belges qui, depuis plusieurs années, subissaient avec de plus en plus de mal la pression française. Le refus de l'impôt et de la conscription, quasi général en 1813, se double de troubles nombreux à l'annonce des défaites françaises en Allemagne. Au cours des mois de novembre 1813 à janvier 1814, les préfets et l'armée parviennent à maintenir un calme relatif, en s'appuyant notamment sur l'organisation de gardes bourgeoises, formées de notables belges, peu soucieux de défendre les intérêts français, mais, en revanche, attentifs à protéger leurs propriétés. Les troubles ne cessent pas après le départ des Français, qui évacuent Bruxelles et Gand le 1er février 1814, mais tiennent encore Ostende et Anvers et menacent donc toujours le reste de la Belgique. Toutefois, un conseil central de gouvernement se met immédiatement en place. Dirigé par des notables belges, il reste en fait sous le contrôle des Prussiens. Enfin, le 25 mars 1814, le baron von Horst, mis en avant par les Prussiens, devient gouverneur de la Belgique. En confiant le gouvernement local à des notables du cru, les forces alliées veulent intégrer la Belgique à l'effort de guerre contre Napoléon et obtenir d'elle une aide substantielle en nature et en hommes. Partout en Europe, la dislocation de l'Empire s'est traduit par la perte de territoires naguère contrôlés par la France et leur potentiel militaire a également été retourné contre Napoléon.

Sans attendre la conclusion du congrès de Vienne, la Belgique est placée sous la tutelle du roi de Hollande qui prend le titre, le 1er août 1814, de prince souverain. Ce prince de la famille d'Orange venait de recouvrer le trône de ses ancêtres.

L'annonce de la défaite française à Leipzig eut aussi des répercussions en Hollande. Une insurrection s'y développe à la minovembre 1813, provoquant le départ de Lebrun, lieutenant général depuis l'annexion de ce pays et sa transformation en départements français.

Cette insurrection, dirigée par les éléments libéraux, pour l'essentiel issus de la bourgeoisie, ne cherche pas à restaurer l'ancien régime, mais à conserver certains acquis de la période française. Ses protagonistes n'en demandent pas moins le départ des Français dont la pression était de plus en plus mal ressentie depuis 1810. Les levées successives de l'année 1813 avaient contribué à accentuer le divorce en provoquant dès le mois d'avril des émeutes à Leyde ou La Haye, rapidement réprimées par l'armée française, mais qui démontraient la force du sentiment francophobe. La Hollande échappe donc à Napoléon, le général Molitor ramenant l'essentiel de ses troupes vers la France, tout en laissant des garnisons dans les places fortes du pays. Il abandonne le terrain au prince d'Orange, proclamé prince souverain au début du mois de décembre 1813.

La Suisse connaît un sort similaire. Comme en Hollande, la greffe française n'y avait guère pris. De plus, la Suisse demeurait un 388

 

L'ÉCROULEMENT DE L'EMPIRE

secteur stratégique Sur le plan militaire. Des négociations furent donc engagées avec les coalisés, au terme desquelles ils obtenaient un droit de passage. Cet accord signait la fin de la Confédération helvétique, dans la forme adoptée en 1803. La Suisse retrouvait l'organisation politique qui était la sienne avant la période française et voyait renaître une Confédération dominée par le patriciat local.

Cet accord avait aussi des conséquences directes pour les départements français constitués sur l'ancienne Helvétie. Le Léman est ainsi occupé par les Autrichiens et se trouve de ce fait détaché de l'Empire français. Un conseil provisoire s'établit à Genève à la fin de décembre 1813 ; formé de notables traditionnels, qui n'ont pas été impliqués dans les événements révolutionnaires, il défend l'idée d'un retour de Genève dans le giron helvétique. Le département du Simplon est également perdu par la France, son dernier préfet, Rambuteau, le futur préfet de la Seine, évacue Sion à la fin du mois de décembre 1813. Dans les départements français de Suisse, la transition s'opère sans heurt, car les préfets se retirent avec ordre et confient sur place l'autorité à des institutions établies ; en outre, les notables assurent la sécurité intérieure. Ce schéma qui se reproduit dans plusieurs régions abandonnées par la France montre l'efficacité des institutions mises en place sous l'Empire. Les alliés en sont conscients ; ils se gardent bien de détruire ce cadre avant d'avoir pu lui substituer de nouvelles institutions.

Les défections s'étendent à l'Europe du Sud. L'entrée en guerre de l'Autriche en août 1813 fait en effet peser une menace particulièrement forte sur les régions situées au sud de son Empire.

Immédiatement les troupes autrichiennes attaquent les Provinces Illyriennes où elles ne rencontrent guère de résistance, tant la population apparaît prompte à se débarrasser des Français. Le soulèvement de la paysannerie croate et slovène accélère la décomposition du pouvoir français dans ces ré;gions, finalement perdues en octobre 1813. De l'autre côté de l'Adriatique, la situation de l'Italie est également préoccupante pour Napoléon. Les Autrichiens menacent au nord le royaume d'Italie gouverné par Eugène de Beauharnais.

De plus, au sud de la péninsule, Murat a fait sécession. La défection s'est effectuée en deux temps. Meurtri par la destruction de la presque totalité de ses troupes lors de la campagne de Russie et inquiet pour le sort de son royaume, Murat a abandonné à Eugène de Beauharnais, en janvier 1813, le commandant en chef de la Grande Armée, pour rejoindre Naples. Conscient des menaces qui pèsent alors sur l'Empire, il tente, au printemps de 1813, de s'entendre avec l'Autriche contre la France. Finalement, il résiste encore et reprend même du service, aux côtés de Napoléon, pendant la campagne d'Allemagne. Toutefois, pressé à nouveau par les Autrichiens, il accepte de signer un accord avec eux, qui lui permet de conserver son royaume et d'espérer s'étendre vers l'Italie du Nord, en échange d'un contingent fourni aux coalisés. L'ambition de 389

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

Murat est aussi de parachever l'unité italienne. Fort du soutien des

« patriotes » italiens, rassemblés au sein de la Charbonnerie, une association secrète née dans ses États pour lutter en faveur de l'unité italienne, il se fait désormais le chantre de cette unité, et retrouve des accents jacobins pour célébrer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Le 19 janvier 1814, les armées de Murat occupent Rome, puis le Latium. Elles sont bientôt maîtresses de l'Italie jusqu'au PÔ. Ainsi les troupes napolitaines occupent la Toscane en février, obligeant les Français à évacuer ce territoire où Murat place un gouverneur napolitain dont la mission est de rompre nettement avec la période française. Murat songe alors à Bernadotte, qui a assuré son pouvoir souverain en rompant avec Napoléon. Sa défection affaiblit naturellement les intérêts français en Italie. Du reste, pour couper la route de Murat, Napoléon n'hésite pas à renvoyer le pape dans ses États. En rentrant dans Rome, Pie VII empêche l'unification de l'Italie sous l'égide de Murat. Au début de 1814, l'influence française en Italie s'est donc réduite comme peau de chagrin. La France tient encore le Piémont, gouverné par le prince Borghèse, second mari de Pauline Bonaparte par conséquent beau-frère de Napoléon, mais l'inquiétude grandit dans cette région, mal défendue et soumise à la double menace de Murat et des Autrichiens qui s'emparent de Parme en février.

Gênes, en revanche, résiste jusqu'à l'abdication. Au nord de l'Italie, Eugène fait montre d'une loyauté remarquable envers Napoléon.

Il tient la Lombardie et résiste aux armées autrichiennes, fixant ainsi un contingent indisponible pour les opérations en France.

Son dévouement ne va pas cependant jusqu'à accepter de détacher des troupes pour les envoyer en France soutenir les efforts de l'armée de Napoléon. De ce point de vue, il empêche la jonction des Autrichiens et des Napolitains. Mais le coup de grâce ne vient pas d'Italie.

3. LE SURSAUT DES ASSEMBLÉES

En quittant Paris pour l'Allemagne, en avril 1813, Napoléon avait confié la régence à Marie-Louise, conformément au sénat usconsulte du 30 mars. L'Impératrice prend son rôle au sérieux et se comporte en véritable chef de l'État. Pendant l'été, elle effectue une tournée en Normandie, destinée à rassurer les populations et à manifester la solidité des institutions. Les fastes déployés à cette occasion doivent faire oublier le danger qui menace aux portes de la France. Au moment où s'achève la trêve, la France croit encore au succès de ses armes. Mais la reprise du conflit, en août, vient rappeler au pays les exigences de la guerre. Au lendemain de combats de plus en plus meurtriers, l'armée réclame du sang neuf. En reste-t-il 390

 

L'ÉCROULEMENT DE L'EMPIRE

encore dans une France exsangue, pressée à de nombreuses reprises depuis 1812 ? Napoléon veut toujours pouvoir compter sur l'énorme potentiel humain que recèle la France. En octobre, il fait passer l'ordre de lever deux cent quatrevingt mille hommes. Les formes constitutionnelles n'en sont pas moins préservées. Marie-Louise se rend en personne devant le Sénat, en respectant scrupuleusement le cérémonial établi, comme le lui avait prescrit Napoléon : « Vous irez dans la voiture de parade, avec toute la pompe convenable et comme il est d'usage quand je vais au Corps législatif 2. » Il n'est pas temps de laisser penser que l'Empire est moribond. L'impératrice doit au contraire faire taire les bruits qui pourraient circuler sur le mauvais état des troupes. Les sénateurs écoutent dans un silence religieux le bref message de Napoléon lu par l'Impératrice, puis accordent sans sourciller la levée demandée : cent vingt mille hommes de la classe 1814 et surtout cent quatrevingt mille conscrits de 1815 sont appelés sous les drapeaux. Seuls échappent désormais au service les hommes mariés. Le Sénat n'en a cependant pas fini.

Le 12 novembre, il est à nouveau réuni pour décréter une levée de trois cent mille hommes, pris dans les classes antérieures. Cette inflation des levées révèle aussi la difficulté de la mobilisation.

Nombre de ces conscrits échappent en fait à l'armée et se cachent pour ne pas combattre, malgré les appels à défendre la patrie menacée. Ce refus de combattre s'accompagne d'un mécontentement grandissant au sein de la population. Les élus eux-mêmes s'inquiètent de cette grogne dont les préfets sont les premiers à rendre compte. C'est ce qui explique la décision de Napoléon d'ajourner les élections au Corps législatif.

Les collèges électoraux auraient dû, à cette date, procéder au renouvellement de 1813, mais aussi à celui de 1812, ce qui signifiait que les deux cinquièmes de l'assemblée auraient dû être remplacés.

Napoléon ne veut pas prendre le risque d'être désavoué par les notables sur lesquels il a fondé toute sa puissance. Il procède donc à un coup d'État parlementaire, en s'appuyant sur la docilité du Sénat qui se range aux avis de l'Empereur dans un sénatusconsulte de novembre 1813. L'opinion publique n'y prête guère attention. Il révèle néanmoins le malaise grandissant dans le pays. Les Français ne se préoccupent pas non plus de l'autre volet de ce sénatusconsulte, qui ôte au Corps législatif le droit de présenter à l'Empereur les candidats à sa présidence. L'un des derniers droits accordés à cette assemblée disparaît, comme si Napoléon redoutait encore le sursaut des parlementaires. Il est vrai qu'en novembre 1813, le souvenir de la Convention n'est pas effacé. Vingt ans seulement se sont écoulés depuis l'époque où Robespierre régnait en maître sur le pays. Le Corps législatif avait-il cependant les moyens d'imposer sa loi à la France ? Napoléon feint de le croire lorsque les députés font mine de s'opposer à sa politique en décembre 1813.

Auparavant, l'Empereur a procédé à l'un des remaniements 391

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

ministériels les plus importants depuis le début de l'Empire, puisqu'il concerne quatre ministères. L'objectif affiché de ces changements est de montrer à l'Autriche le désir de paix de la France, en remplaçant au ministère des Relations extérieures Maret par Caulaincourt. Maret, l'un des plus fidèles conseillers de Napoléon depuis le 18-Brumaire, ne s'éloigne des travées du

pouvoir puisqu'il retrouve la secrétairerie c'est-à-dire le

ministère le plus stratégique. Daru, qui occupait cette charge depuis 1812, est quant à lui nommé ministre de l' Administr�tion de la guerre, à la place de Lacuée qui réintègre le Conseil d'Etat. Enfin, Régnier quitte le ministère de la Justice qu'il détenait depuis 1802

pour aller occuper la charge de président du Corps législatif.

Napoléon impose ainsi aux législateurs un homme qui n'est pas issu de leurs rangs, mais qui sort du gouvernement. Le message est clair.

L'Empereur entend encadrer avec fermeté les discussions du Corps législatif, à l'heure où le pays est menacé.

Il décide de le réunir en décembre. L'ouverture, initialement prévue pour le 5, est reportée au 19. On peut s'étonner de cette convocation en pleine guerre. Les séances du Corps législatif avaient été très espacées entre 1810 et 1812. Et l'on avait déjà réuni les députés en mars 1813. Pourquoi l'Empereur a-t-il éprouvé le besoin d'ouvrir une nouvelle session, alors qu'il sait qu'une certaine grogne s'est manifestée dans les rangs mêmes des législateurs ? On n'a peut-être pas suffisamment sondé les intentions de Napoléon à ce moment précis, en se focalisant sur l'échec final subi par l'Empereur. Quelle que soit son aversion pour le débat parlementaire, Napoléon reste fasciné par le modèle de la Convention et l'expérience de l'an II. Il cherche, en 1813, à ressouder le pays derrière ses représentants. Et pour lui, il ne fait aucun doute que le Corps législatif se mobilisera derrière lui, galvanisant ainsi les énergies des Français. Le discours qu'il lui adresse est à cet égard sans fard. Il attribue les défaites de l'armée aux désertions des troupes allemandes et appelle les députés à un sursaut national, sans omettre au passage de jouer sur ses sentiments :

« D 'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette campagne, des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles : tout a tourné contre nous. La France même serait en danger sans l'énergie et l'union des Français. Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi.

Mon cœur a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets.

[ ... ] Vous êtes les organes naturels de ce trône ; c'est à vous de donner l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux générations futures 3. » La référence à la « patrie en danger »

est évidente, de même que le redoublement de l'appel à l'énergie renvoie au sursaut armé de 1793-1794. Comme à l'époque du Comité de salut public, Napoléon espère que le danger extérieur écartera toute plainte. Il réutilise la thématique du sauveur qu'il 392

 

L'ÉCROULEMENT DE L'EMPIRE

avait développée au moment du 18-Brumaire. Il veut redonner vie à la dictature de salut public. Mais les temps ont changé.

Le 22 décembre, une commission est élue pour examiner les pièces relatives aux efforts de paix accomplis par la France.

D'emblée, les législateurs se font remarquer en portant dans cette commission des membres assez peu marqués par leur allégeance au pouvoir. Privés du loisir de proposer leur président au choix de l'Empereur, les députés usent de leur dernier droit de vote en désignant en tout premier lieu Raynouard, député du Var depuis 1805, mais aussi dramaturge auquel Napoléon avait interdit de faire jouer sa pièce Les États de Blois, puis Joseph Lainé, un avocat de Bordeaux, député de la Gironde depuis 1808. Au sein de cette commission apparaît également le philosophe Maine de Biran, député de Dordogne depuis 1812 et surtout connu pour ses liens avec les Idéologues à la fin du Directoire. Jean Gallois avait quant à lui été membre du Tribunat avant d'entrer au Corps législatif.

Flaubergues enfin était avocat à Toulouse et député depuis janvier 1813. Ces cinq Méridionaux avaient plus ou moins, sous la Révolution, épousé la cause des Girondins. Ils se montrent peu sensibles, en 1813, aux arguments avancés par Napoléon en faveur d'un nécessaire sursaut national. Puisque l'Empereur leur donne la parole, ils entendent en profiter. Le rapport finalement rédigé par Lainé se montre sévère à l'égard des propositions de paix formulées par l'Empereur aux coalisés, les jugeant irréalistes et porteuses de guerre. Il insiste surtout sur la nécessité pour le souverain d'accorder au pays le « libre exercice de ses droits politiques ». Le rapport lu en séance, le 29 décembre, fait sensation. Pour la première fois depuis l'époque du Consulat, la politique extérieure de Napoléon est condamnée. Les discours prononcés à la suite par les autres membres de la commission ne font qu'accentuer le malaise et provoquent des réactions de sympathie chez les députés. Surpris, le président de l'assemblée décide de reporter au lendemain le débat sur l'adresse. Mais ce délai ne modifie pas les sentiments des députés qui, le 30 décembre 1813, votent à une très large majorité, de deux cent vingt-trois voix contre trente et une, l'adoption du rapport Lainé. Ils décident également de le faire imprimer et distribuer. Il s'agit d'un véritable vote de défiance à l'égard du souverain, pour la première fois directement visé par un vote du Corps législatif. L'importance de la majorité recueillie par ce rapport révèle en outre la défection profonde de l'opinion à l'égard du régime. À la différence de la plupart des sénateurs, cantonnés à Paris, les députés ont pris conscience, dans leur département, au cours de l'été et de l'automne, du désarroi des Français. Le vote du 30 décembre en est la conclusion logique.

La réaction de Napoléon est conforme à l'image qu'il a toujours donnée de lui. Elle correspond aussi à un vieux fonds d'antiparlementarisme dont il n'a jamais pu se départir. Le 31 décembre, 393

 

L'ÉCHEC DU SURSAUT DYNASTIQUE (1810-1815)

il interdit la publication du rapport Lainé et décide de dissoudre le Corps législatif, ou plus exactement de le proroger sine die. Une fois encore, la minutie mise à trouver un argument juridique peut surprendre. L'idée est avancée que le vote du Corps législatif est illégal puisque prononcé partiellement par des députés dont le mandat était achevé. On se souvient pourtant que Napoléon avait renoncé à organiser de nouvelles élections. Et du reste, la « dissolution » ne conduit pas à un renouvellement du Corps législatif. Le gant est jeté. La fiction parlementaire a cessé d'exister.

Pourtant la convocation de 1813 amorce un tournant dans la vie politique du régime. Les références de plus en plus marquées à la Convention, à l'esprit de la Révolution, les appels en faveur d'un élan national et de la défense du territoire en sont la preuve. Ainsi, à la fin de l'année, Napoléon décide d'envoyer des sénateurs ou des conseillers d'État en province, dans les divisions militaires, en qualité de commissaires extraordinaires, chargés des pleins pouvoirs en matière de levée des troupes, d'organisation de l'approvisionnement, responsables également de la haute police et du jugement des traîtres. Ces commissaires extraordinaires rappellent les députés de la Convention envoyés aux armées à partir de 1793. De même, lorsque Napoléon reçoit une délégation de députés le 1er janvier 1814, il s'en prend au rapport Lainé, en opposant sa propre légitimité à celle des législateurs : « Vous êtes représentants du peuple ? Ne le suis-je

J'ai été appelé quatre fois par lui, et

j 'ai eu les votes de cinq millions de citoyens », précise-t-il en ajoutant les suffrages des divers plébiscites. Puis il ajoute : « Qu'est-ce que le trône ? Quatre morceaux de bois dorés recouverts d'un velours. Le trône est dans la nation, et on ne peut me séparer d'elle sans lui nuire. » Ce retour vers le principe fondamental de 1789, la souveraineté nationale, marque un recul par rapport à l'instauration d'un régime monarchique, avec lequel Napoléon prend quelque distance. Ces propos révèlent finalement une certaine nostalgie de l'époque du Consulat et annoncent la politique suivie pendant les Cent-Jours.

Napoléon se pose à nouveau en dictateur de salut public. En ajournant le Corps législatif, il renforce un peu plus le caractère autoritaire de son pouvoir. Ainsi, l'augmentation du budget nécessaire pour financer la guerre est décidée par décret, contre toutes les règles parlementaires instaurées en 1789. Par ailleurs, l'étau de la police sur la société ne se desserre pas, la presse est plus que jamais muselée, l'opinion ignore donc l'état exact de la situation française, ce qui dessert finalement le pouvoir car une trop grande confiance en son chef nuit aux efforts de mobilisation. Le comte Beugnot, chassé d'Allemagne par l'avance des troupes alliées, marque son étonnement, en arrivant à Paris, devant l'incrédulité des habitants :

« Je restai à Paris, étonné moi-même de la confiance que je trouvais dans tous les esprits. Les plus difficiles désespéraient de nos 394

 

L'ÉCROULEMENT DE L'EMPIRE

conquêtes au-delà du Rhin, mais personne ne voulait croire que les alliés osassent le passer 4, » Ce jugement devait très vite être démenti, mais sans que la confiance s'éloigne, comme le montre ce dialogue entre Napoléon et le préfet de police, Pasquier :

« Le 3 janvier, j'étais resté après l' audience du lever, ayant à parler à l'Empereur d'une affaire importante pour la ville de Paris.

" Eh bien, monsieur le préfet, me dit-il, en commençant la conversation, que dit-on dans cette ville ? Sait-on que les armées ennemies ont décidément passé le Rhin ? - Oui, sire, on l'a su hier dans l'après-midi. - Quelle force leur suppose-t-on ? - On parle de deux cent mille hommes. - On est loin du compte ; ils sont de trois à quatre cent mille, et ils ont passé depuis Cologne jusqu'à Bâle sur sept ou huit points différents. Les Suisses ont laissé vider leur territoire. À quelle résolution s'attend-on de ma part ? - On ne doute pas que Votre Majesté ne parte incessamment pour se mettre à la tête de ses troupes, et ne marche à la rencontre de l'ennemi. - Mes troupes ! mes troupes ! Est-ce qu'on croit que j'ai encore une armée ? La presque totalité de ce que j'avais ramené d'Allemagne n'a-t-elle pas péri de cette affreuse maladie qui est venue mettre le comble à mes désastres ? Une armée ! Je serai bien heureux, si, dans trois semaines d'ici, je parviens à réunir trente ou quarante mille hommes 5 ". »

Napoléon continue d'attribuer ses déboires à des circonstances extérieures, le typhus prenant la suite de l'hiver russe, mais son inquiétude est réelle, exprimant ainsi un décalage avec l'état de l'opinion. Celle-ci n'allait cependant pas tarder à prendre connaissance de la situation des armes françaises. Avant de partir en campagne, il reste encore à Napoléon à organiser la défense à l'intérieur du territoire. L'envoi des troupes aux frontières vide les garnisons de leurs soldats, ce qui peut se révéler dangereux en cas de troubles.

C'est dans ce but qu'est réactivée la Garde nationale. Des cohortes urbaines sont créées à la fin de 1813 pour suppléer les troupes régulières. La mesure est étendue à Paris en janvier 1814, non sans hésitation car Napoléon se méfie de la capitale. Depuis que Fouché avait mobilisé la Garde nationale parisienne en 1809, Napoléon la considère comme un danger potentiel. Il se résout cependant à en autoriser la création, à la demande du préfet de police, soucieux de disposer d'une force capable de maintenir l'ordre. Cette garde urbaine, exclusivement formée de membres de la bourgeoisie, a surtout pour but d'empêcher une révolte populaire dans Paris.

Napoléon craint en effet le retour des troubles révolutionnaires.

C'est une constante de son action au cours de ces mois décisifs de 1814-1815. Cette volonté de s'appuyer exclusivement sur les notables a cependant ses limites. Napoléon devait le mesurer au printemps de 1814.

 

Histoire du Consulat et de l'Empire
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