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À côté du 15 août, Napoléon érige, également en 1806, une autre fête nationale. Il décide en effet que « le premier dimanche du mois de décembre dans toute l'étendue de l'Empire serait commémoré l'anniversaire de son couronnement et celui de la bataille d'Austerlitz », c'est-à-dire le 2 décembre qui accède ainsi, de façon très officielle, au statut de journée nationale. Les fêtes de la Révolution sont définitivement gommées, sinon oubliées : le 15 août et le 2 décembre supplantent le 14 juillet et le 22 septembre, en deux époques, l'été et l'automne, propices aux réjouissances populaires, et respectueuses du calendrier liturgique. Ces fêtes de souveraineté, organisées pour célébrer le monarque, dans sa naissance, son sacre et ses victoires militaires, ont pour but d'inscrire le régime dans la mémoire collective. Leur succès, difficile à mesurer, varie selon les régions. L'unanimité n'a jamais été complète, mais les réjouissances festives ont tout de même contribué à populariser le régime.

La force et la durée du culte impérial tiennent aussi à la convergence entre un culte institutionnel, parfaitement encadré et réglé par les diverses autorités, et un culte populaire plus vivace qu'on ne le pense souvent. La distribution massive de médailles à l'effigie de l'Empereur, comme aussi la diffusion large de statues et de bustes le représentant ont contribué à ce développement. Les estampes représentant Napoléon se multiplient. On le montre sur le champ de bataille, mais aussi en homme de paix. La ferveur populaire, au cours de ses voyages, est un autre signe de l'attrait que suscite Napoléon. On veut le voir et le toucher comme un saint vivant.

Victor de Broglie, très critique à l'égard de Napoléon, ne peut s'empêcher de noter, relatant le passage de l'Empereur dans une auberge, alors qu'il fait route vers l'Espagne : « Je ne dirai point, comme la servante de notre auberge que, dans tout ce qu'il fit, il avait la couronne sur la tête et le sceptre à la main. Je n'ai, quant à moi, rien vu de pareil ; mais, faisant nombre, comme un autre, parmi les badauds qui se pressaient à son entrée et à sa sortie, il me parut qu'en lui tout sentait l'Empereur, et l'Empereur des plus mauvais jours 1 1 . » George Sand, évoquant la vie au château de Nohant, rapporte ce souvenir : « Ma mère était comme le peuple, elle admirait et adorait l'Empereur à cette époque. Moi, j 'étais comme ma mère et comme le peuple 12. » Les exemples de cette vénération quasi irrationnelle sont nombreux. Ils expliquent la vigueur d'un culte impérial qui ne touche pas les seules classes populaires.

C'est dans l'armée que la vénération à l'égard de Napoléon est la plus forte. Tous les témoignages concordent sur ce point, même s'il faut nuancer leur portée, dans la mesure où ils émanent de soldats qui ont survécu aux combats et ont écrit plusieurs années après, avec une tendance à idéaliser cette période. Par leur convergence même, ces témoignages révèlent la force de la ferveur napoléonienne chez les soldats de la Grande Armée. Les quelques préventions du début du Consulat ont disparu. Napoléon a, il est vrai, 197

 

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multiplié les gestes en faveur de ses troupes. Même si certains souvenirs ont pu être arrangés après coup, ils n'en témoignent pas moins de la vénération à l'égard du chef de guerre, proche de ses hommes. Ainsi, dans un passage de ses Cahiers, Jean-Roch Coignet, officier de la Garde sorti du rang, évoque l'image de Napoléon, alors que le froid régnait à la veille de la bataille d'Eylau, le 7 février 1807 : « L'Empereur nous fit allumer son feu au milieu de nos bataillons, il nous demanda une bûche et une pomme de terre par chaque ordinaire [ ... ] Il s'assit au milieu de ses vieux grognards sur une botte de paille, un bâton à la main. Nous le voyions retourner ses pommes de terre, en faire le partage avec ses hommes de camp 13. » La vénération naît de cette communion partagée, dans l'adversité, avec ses hommes. Geste naturellement exceptionnel, il frappe les esprits et contribue à la naissance du mythe. Napoléon au bivouac devient un des thèmes de la peinture napoléonienne.

Dans le monde des écoles aussi, on communie en faveur de ce véritable héros national qu'est pour la plupart des jeunes gens Napoléon. Musset se fait l'interprète de cette génération qui a grandi au son des canons et des victoires : « C'était l'air de ce ciel sans tache, où brillait tant de gloire, où resplendissait tant d'acier, que les enfants respiraient alors. Ils savaient bien qu'ils étaient destinés aux hécatombes ; mais ils croyaient Murat invulnérable, et on avait vu passer l'Empereur sur un pont où sifflaient tant de balles, qu'on ne savait s'il pouvait mourir. Et quand même on aurait dû mourir, qu'est-ce que cela ? La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique dans sa pourpre fumante ! elle ressemblait si bien à l'espérance, elle fauchait de si verts épis qu'elle en était comme devenue jeune, et qu'on ne croyait plus à la vieillesse 14. »

Vigny fait écho à Musset : « J'appartiens, écrit-il, à cette génération née avec le siècle qui, nourrie de bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue 1\ »

Les Bulletins de la Grande Armée ont en effet grandement servi la gloire de l'Empereur. Ils se sont avérés une arme redoutable de propagande. Poursuivant la relation des opérations militaires qu'il avait amorcée lors de la première campagne, Napoléon fait connaître par ces bulletins l'avancement des troupes et les victoires de la Grande Armée. Le premier est daté du 7 octobre 1805, alors que Napoléon est en Allemagne. Ses premiers mots visent à montrer sa rapidité d'exécution : « L'Empereur est parti de Paris le 2 vendémiaire et est arrivé le 4 à Strasbourg. » Cette impression de vitesse est un leitmotiv que l'on retrouve depuis la campagne d'Italie jusqu'au « vol de l'Aigle » au moment des Cent-Jours. Le deuxième bulletin, daté du 9 octobre, commence du reste par ces mots : « Les événements se pressent avec la plus grande rapidité. » Le public qui lit ces nouvelles doit être persuadé que le pays ne vivra pas longtemps dans un état de guerre. Les bulletins sont en effet un outil de propagande 198

 

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destiné à l'armée où bien souvent les soldats ignorent le détail des batailles auxquelles ils ont participé, mais aussi au peuple français.

Ils sont distribués par milliers et affichés à travers tout l'Empire.

Ils sont lus en famille et l'on suit, grâce à eux la progression des armées françaises sur la carte de l'Europe, comme le montre le tableau de Boilly, La Lecture du septième bulletin, datant de 1808.

Il s'agit bien sûr d'un récit enjolivé, mais il finit par s'imposer, d'autant mieux que les peintres qui relatent les batailles s'en inspirent pour leurs tableaux. Au-delà des mots, en effet, l'image se révèle un excellent vecteur de la propagande, dans une société encore partiellement illettrée. L'imagerie d'Épinal diffuse alors les scènes de bataille et popularise les grandes figures militaires du temps. Par le biais des almanachs, mais aussi grâce à la diffusion de lithographies, les scènes de l'épopée napoléonienne s'introduisent dans les foyers les plus reculés. Ces images populaires s'inspirent des grandes fresques picturales que le régime a commandées en nombre depuis 1800.

Napoléon a très vite vu le parti qu'il pourrait tirer du soutien des artistes, des peintres en particulier. Dès 1800, il a rencontré David qui avait été le grand ordonnateur des fêtes révolutionnaires jusqu'en 1794 et qui, après avoir échappé à l'épuration frappant les montagnards, était resté en retrait de la vie politique. Bonaparte lui offre l'occasion de faire son retour sur le devant de la scène. Il devient le peintre officiel de l'épopée napoléonienne, décrivant tour à tour les faits militaires illustres et les grandes pages de l'histoire du règne dont le tableau du sacre déjà évoqué. David a compris la volonté d'héroïsation qui est celle de Napoléon. Dans le tableau qu'il peint de Bonaparte au mont Saint-Bernard, par exemple, David ajoute un détail ; en bas de la toile, il fait figurer une stèle à peine visible où l'on peut lire : Hannibal, Charlemagne, Bonaparte.

Au-delà de la recherche des origines, cette inscription qui évoque les stèles romaines parvient à magnifier l'action du Premier consul en le faisant accéder, dès l'instant où il se produit, à l'immortalité.

Les élèves de David, au premier rang desquels figure Gros, s'adonnent eux aussi à la peinture des grandes heures du régime. Certes, la production picturale ne se cantonne pas à l'exaltation de l'Empire, mais, les commandes officielles aidant, elle y consacre une large part, diffusant à travers l'Europe entière, par le biais de copies des tableaux originaux, l'image d'un règne prospère. Avec l'Empire, la figure peinte de Napoléon se transforme. Le jeune et ardent général, échevelé, laisse la place à un homme plus mûr arborant une coiffure à la Titus qui le fait ressembler aux empereurs romains.

Sur le champ de bataille, il garde une position centrale mais on ne le voit plus les armes à la main. Il impose l'image du souverain, par les portraits qui le montrent dans les habits du sacre, par exemple le tableau de Gérard, Napoléon 1er, dans lequel l'Empereur apparaît calme et serein, muni de tous les attributs du pouvoir. Cette image 199

 

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du souverain est également magnifiée dans les descriptions d'entrées dans les villes conquises, ainsi dans le tableau de Meynier, exposé en 1810 et figurant Napoléon entrant dans Berlin. Cette représentation souveraine trouve son apothéose dans la mise en scène des entrevues entre monarques, que ce soit la rencontre avec l'empereur d'Autriche en 1805, peinte par Gros, ou l'entrevue sur le Niémen avec le tsar, Alexandre 1er• Dans l'un et l'autre cas, la magnanimité de Napoléon est mise en valeur. Enfin, après 1810, l'Empereur se plaît à être montré en famille, avec sa femme et le roi de Rome, pour mieux insister sur la consolidation de la dynastie.

L'épopée napoléonienne s'inscrit aussi dans la pierre, afin d'être mieux pérennisée. Pourtant Napoléon préfère les tableaux aux bustes sculptés. Il refuse d'accorder de longues poses aux sculpteurs, si bien que les représentations de son visage manquent de ressemblance. Les sculpteurs choisissent dès lors la mise en scène d'une figure idéale, proche des bustes d'empereurs romains, assimilation que l'ajout d'une couronne de laurier tend à favoriser. Napoléon laisse diffuser certaines de ces sculptures, par exemple le buste de Chaudet qui devient le buste officiel du régime, mais il garde une certaine réticence à être statufié de son vivant. Peut-être le souvenir des bustes de rois renversés lors de la Révolution l'incite-t-il à quelque prudence. Et lorsque le sculpteur Canova achève une statue en pied, le représentant nu, il refuse qu'elle soit montrée. En revanche, il ne dédaigne pas de mettre en scène sur la pierre les exploits de ses armées. La glorification des victoires militaires commence dès l'époque du Consulat, avec le projet, finalement abandonné, de transformation des Invalides, dû aux architectes Percier et Fontaine. Puis, en 1806, Napoléon décide d'aménager la Madeleine en temple de la Gloire, consacré à la campagne de 1805.

Ce projet reste lui aussi inachevé. Mais d'autres aboutissent : sur la place des Victoires s'élève un monument dédié à Desaix, le héros de Marengo. En 1806 est entrepris l'arc de triomphe du Carrousel, qui célèbre notamment les victoires contre l'Autriche. En même temps, Napoléon décide l'érection d'une colonne consacré<? à la Grande Armée, place Vendôme ; elle est inaugurée en 1810. A son sommet, une statue de Napoléon s'est substituée à celle de, Charlemagne initialement prévue. Dans le même esprit, l'arc de l'Etoile est entrepris en 1808. Ainsi, Napoléon reprend la politique des empereurs romains comme des rois d'Ancien Régime en occupant l'espace public par des monuments visant à rappeler ses exploits. Cette politique monumentale s'accompagne d'un projet de transformation de Paris, seulement esquissé, tendant à en faire la capitale du monde.

Toutes ces constructions participent de la même volonté de glorification de l'Empereur victorieux. Elles inscrivent dans l'espace parisien, c'est-à-dire, dans l'esprit de l'Empereur, au cœur de la France, les grandes dates de la geste napoléonienne et contribuent de ce fait à la divinisation de son auteur.

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