2. L'INFLUENCE DE LA RELIGION
Le rôle assigné au clergé dans le contrôle des âmes est d'autant plus important que la religion catholique semble avoir repris un réel ascendant sur les esprits, même si de fortes différences subsistent entre les régions. La pratique religieuse se mesure à plusieurs indices. L'assistance à la messe du dimanche en est un, mais, aux yeux des autorités catholiques, elle est insuffisante pour caractériser l'appartenance à l'Église. Le bon catholique doit en outre se plier à l'obligation de la communion, au moins une fois par an, dans le temps de Pâques. Cette prescription obligatoire nécessite une confession préalable. Dès lors le décompte du nombre de fidèles qui communient à Pâques - on les appellera les « pascalisants » - permet de délimiter le peuple des catholiques pratiquants. Au début du XIX" siècle, trois catégories d'individus se dégagent au sein de la population catholique : les pratiquants réguliers ou pascalisants, les pratiquants irréguliers qui peuvent aller à la messe mais ne font pas leurs pâques, et enfin les non-pratiquants. Dès cette époque, évêques et préfets établissent cette distinction. Ainsi Beugnot, lorsqu'il était préfet de Seine-Inférieure, note une bonne fréquentation des églises en milieu rural : « Partout dans les campagnes, les habitants des deux sexes assistent également aux cérémonies publiques. On signale par leur nombre extrêmement petit ceux qui s'en dispensent. » Il ajoute aussitôt : « Mais cette assiduité déjà louable n'est pas une règle dont on puisse se contenter pour mesurer l'influence de la religion ; la plus simple et la plus sûre consiste à calculer le nombre d'hommes et de femmes qui s'approchent des sacrements dans le cours ordinaire de leur vie 5. » En évoquant une assiduité « louable », le préfet exprime le sentiment d'une administration qui voit,dans la pratique du culte une garantie de respect de l'ordre établi. A ses yeux, ceux qui s'y dérobent peuvent être une source de troubles pour la société. Ce préfet exprime un principe très voltairien selon lequel la religion est un bon moyen de contrôler le peuple. Les évêques de France n'ont cependant pas tous eu la curiosité du préfet de Seine-Inférieure, ce qui rend impossible un bilan général de la pratique religieuse dans les premières années du XIXe siècle.
Toutefois, à partir de quelques cas précis, il est possible de se faire une idée des diversités régionales de cette pratique. Dès l'Empire, se dégagent des « terres de chrétienté », où la pratique religieuse est quasiment unanime. Elles sont composées pour l'essentiel des diocèses de l'Ouest breton et vendéen, et des diocèses du sud-est du Massif central (Rodez, Mende, Le Puy, Saint-Flour), auxquels il faudrait ajouter, hors de l'Hexagone, la plus grande partie de la Belgique. À l'inverse, les diocèses voisins de Paris présentent déjà des bilans médiocres, à l'image de celui de Soissons où la pratique pascale touche déjà nettement moins de la moitié de la population.
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Tant dans les villes que dans les campagnes, la déprise à l'égard du culte y est manifeste. De même dans le diocèse de Limoges, le clergé déplore dès 1803 le faible nombre de communiants, notamment chez les hommes. Dans ces contrées, la pratique est déjà devenue l'affaire des femmes. Entre les deux types de région, la plupart des diocèses connaissent une pratique oscillant entre la moitié et les deux tiers des habitants, même si pour certains d'entre eux les données manquent. Dans le diocèse de Tours, par exemple, une enquête de 1805, conduite sous l'épiscopat de Mgr de Barral, révèle que 68 % des habitants en âge de communier ont rempli ce devoir.
Dans l'Ouest donc, la reprise du culte est rapide et la fréquentation des sacrements quasi unanime, comme le montre l'exemple du diocèse de Vannes ou celui de Quimper. Les évêques, Mgr de Pancemont à Vannes, Mgr de Crouseilhes à Quimper, disposent d'un clergé nombreux, encadrant une population pour laquelle la pratique est quasiment une institution. Cette influence de la religion sur la société se retrouve en Belgique où Mgr de Broglie, nommé évêque de Gand en 1807, peut constater l'engouement des foules :
« Rien ne raepelle plus que la Flandre les joies, la ferveur et la pureté de l'Eglise primitive », écrit-il dans son autobiographie.
« L'admirable piété des enfants, leur silence et leur recueillement pendant ces longues cérémonies, la religion des fidèles qui assistent à cette fonction, il y a là de quoi ressusciter la foi morte, de quoi béatifier la foi vive d'un évêque 6. » En Normandie, le bilan est plus contrasté. De fortes disparités sont perceptibles entre les campagnes où les habitants ont largement retrouvé le chemin des églises et les villes où la désaffection est assez grande. Ainsi, dans le diocèse de Rouen, le préfet Beugnot, déjà évoqué, remarque que la pratique est bonne dans les arrondissements du Havre et de Dieppe, et surtout d'Yvetot où les deux tiers des hommes et 90 % des femmes communient au moins une fois par an. En revanche, la communion pascale est presgue résiduelle chez les hommes au chef-lieu de département : « A Rouen et dans les communes voisines, on est peu avancé : le quart des femmes et un homme sur cinquante tout au plus s'approchent des sacrements, et parmi ces hommes en si petit nombre, on ne remarque point de magistrats, de fonctionnaires publics, d'hommes influents. » Enquêtant dans le diocèse de Bayeux, le sénateur Roederer fait un constat similaire concernant la fréquentation des églises en ville : « Je n'ai pas passé devant une église sans y entrer et je n'y ai vu que des femmes. Il passe pour constant que les hommes y vont peu. »
Les taux de pascalisants ne sauraient rendre compte à eux seuls de la, composition du catholicisme contemporain. Certes, aux yeux de l'Eglise, la qualité de catholique suppose l'acceptation des règles qu'elle prescrit. Il est toute une frange de la population, notamment masculine, qui continue de se rendre à l'église le dimanche tout en refusant la pression cléricale et qui, pour cette raison, renonce à la 228
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confession, au moins jusqu'à l'approche de la mort. Les mêmes individus continuent cependant de faire baptiser leurs enfants et de se marier religieusement. Dans certaines communes, ils forment avec les pratiquants réguliers la totalité de la population. Par leur présence dans les cérémonies du culte, ils participent à cette impression de renouveau du catholicisme que notent la plupart des observateurs, ce qui explique le contraste entre une pratique pascale écornée et la forte participation aux offices. Au début du XIXe siècle, on assiste plus volontiers à la messe que l'on ne communie.
Hormis l'assistance à la messe dominicale, la reprise du culte est attestée par le renouveau des pèlerinages, l'attrait pour les processions, voire l'engouement pour les missions intérieures. Le succès des pèlerinages aux sanctuaires de saints locaux révèle l'attachement des populations aux formes traditionnelles de religiosité qui avaient cours avant la Révolution. « Mes paroissiens sont beaucoup [sic] attachés aux pèlerinages qui existent encore parmi eux, croyant que la bénédiction sur leur terre en dépend, et que par d'autres, ils sont garantis et du tonnerre et d'autres fonctions parmi les bestiaux », note un curé du diocèse de Metz. Cette religiosité populaire vise à assurer de bonnes récoltes ou la guérison du bétail.
Elle se heurte de ce fait à un clergé assez réticent face à des formes de pratique qui confinent à la superstition. Toutefois, dans certaines paroisses, le curé se fait lui-même guérisseur, tandis que les évêques, dans leur volonté d'encadrer ces pratiques, appellent à des prières pour l'obtention de bonnes récoltes. Ces processi,ons aux saints locaux, dont beaucoup ne sont pas reconnus par l'Eglise, manifestent une tentative d'émancipation à l'égard du clergé.
Ce dernier tente pourtant de reconquérir son influence sur ses paroissiens, notamment au moyen de l'organisation des processions, à l'occasion des Rogations en mai, de la Fête-Dieu en juin, ou de la fête patronale. La communauté se rassemble alors derrière son curé et défile dans les rues de la ville dont les façades ont été pavoisées, ou sur les chemins entourant le village. Les fidèles, qu'ils soient ou non regroupés au sein de confréries, sont particulièrement sensibles à cette forme ostentatoire du culte qu'est la procession hors de l'église. Les autorités laissent faire, au moins tant que ces manifestations se déroulent selon les règles prescrites par le Concordat et les Articles organiques. Dans certains cas, les préfets doivent rappeler à l'ordre les curés qui dirigent des processions en semaine et se refusent par exemple à célébrer le dimanche le plus proche la Fête
Dieu. Pour les préfets, il s'agit d'une volonté de remettre en cause le Concordat. Le rétablissement de ces processions a du reste provoqué quelques incidents, nota!llment dans les régions où les minorités protestantes sont fortes. A Montauban, une rixe éclate entre catholiques et protestants en 1806. Dans les Deux-Sèvres, des habitants protestants sont punis d'une amende pour avoir refusé de pavoiser leurs maisons. Ces heurts montrent que les catholiques ont 229
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réinvesti la rue, menaçant en cela la neutralité revendiquée par le régime.
Cette effervescence se retrouve également dans l'usage des cloches, pour lequel plusieurs rappels à l'ordre sont nécessaires de la part des préfets et des évêques. Ainsi, à Paris, le cardinal de Belloy redit qu'il ne faut pas faire sonner les cloches le jour des anciennes fêtes chômées. A travers la France, les nouveaux règlements pour la sonnerie des cloches visent à limiter l'usage qui en était fait avant la Révolution, au grand dam d'une partie des catholiques attachés à cette pratique ancienne.
La reprise des missions intérieures atteste aussi du renouveau spirituel. Elles se développent à partir de 1804 sur le modèle qui prévalait avant la Révolution et connaissent très vite un certain succès, mais irritent l'opinion voltairienne qui considère avec dédain cette forme d'endoctrinement du peuple. Leur aspect spectaculaire vise à frapper les esprits. Dans le Finistère, une mission rassemble ainsi vingt-six prêtres et près de deux mille fidèles, invités pendant plusieurs jours à entendre des sermons, à se confesser, puis à communier finalement dans une atmosphère de réparation qui fleure la contrerévolution. Du reste, le gouvernement se méfie de ces missionnaires itinérants, souvent membres d'anciennes congrégations, et difficilement contrôlables. Il finit par interdire les missions, en septembre 1809, ou plus exactement le recours à des missionnaires extérieurs au diocèse, ce qui revient à mettre à bas ce mouvement des missions intérieures. Ainsi, plusieurs indices montrent que le renouveau du culte a embarrassé les pouvoirs publics, lorsque ses manifestations ont semblé sortir du cadre législatif fixé par le Concordat. L'État entend maintenir la pratique religieuse dans un cadre strictement défini, le clergé paroissial devant se porter garant de son organisation.
La liberté religieuse conquise à l'époque de la , Révolution a favorisé l'expression du détachement à l'égard de l'Eglise. L'incrédulité s'affiche par le refus de se rendre à l'église le dimanche, à laquelle est préféré le cabaret, et par l'éloignement des sacrements. Ce détachement conduit souvent à un anticléricalisme qui reste toutefois feutré, mais qui soude les hommes qui le professent, en particulier dans les villes, comme à Paris, où la « déchristianisation » s'accroît. L'exemple de Jules Michelet en est très révélateur. Fils d'un imprimeur, il appartient à la petite bourgeoisie voltairienne. Il n'est pas baptisé et ne reçoit aucune éducation religieuse. Dans l'armée aussi, l'anticléricalisme est fort répandu.
Ainsi le soldat Chevalier, venu en Italie sous le Consulat, y est frappé par l'influence du clergé qu'il dépeint en des termes peu amènes, évoquant des « fainéants à calotte » et de « laids calotins », avant de s'en prendre au luxe et au libertinage des moines, selon un registre classique de l'anticléricalisme. Derrière cette opinion pointe d'ailleurs un soupçon de républicanisme qui affleure quand 230
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il évoque la suppression du calendrier républicain : « Le 1er janvier 1806, nous reçûmes l'ordre à notre grand regret, de quitter notre calendrier républicain, après quatorze ans, nous nous y étions familiarisés, il fallut reprendre le grégorien, la fête des saints et toute la prétentaine. Nous étions, ou nous croyions être en République, mais elle n'existait déjà plus, que pour mémoire 7. »
Ces diverses manifestations d'anticléricalisme ne s'exercent guère qu'en privé. Bien que prêchant la neutralité en matière religieuse, l'État protège l'Église contre les atteintes de l'anticléricalisme, au nom de la défense de l'ordre social.. Saper les fondements de la religion revient en effet, aux yeux du gouvernement, à mettre en cause les bases mêmes de l'État.
3. LA SURVIE DE LA PETITE ÉGLISE
Souvent présentée de façon anecdotique, la résistance au Concordat d'une fraction minoritaire de catholiques n'en mérite pas moins d'être soulignée, car elle illustre l'absence d'unanimité dans la France impériale. À l'origine de ce que l'on appelle la « Petite Église » figurent des évêques d'Ancien Régime qui ont refusé de donner leur démission au pape en 1801 et entendent conserver leur pouvoir sur leur diocèse. Plusieurs d'entre eux continuent de correspondre avec une fraction de leur clergé restée sur place et qui leur est demeurée fidèle. La Petite Église trouve en effet des relais, parfois significatifs, dans les diocèses concernés. La localisation de ce phénomène correspond à la personnalité des évêques réfractaires. Ainsi la fronde de Mgr de Thémines, évêque de Blois, explique la persistance d'un noyau de dissidents dans le Loiret. Mais il a pu aussi s'étendre à des régions dont l'évêque s'était rallié au nouveau régime. Parfois le . mouvement est très concentré ; par exemple, en Ille-et-Vilaine, il est limité à la région de Fougères où se développe le groupe des « Louisets ». Globalement la Petite Église se maintient dans une grande partie de l'Ouest, depuis la Normandie jusqu'à la Vendée, avec des foyers d'opposition particulièrement importants dans la région de Rouen, de Poitiers ou de La Rochelle. Elle a aussi des points d'ancrage dans les régions de Toulouse, de Lyon, et dans une moindre mesure dans l'Est. Toutefois, cette impression d'élargissement à une bonne partie du territoire doit être nuancée, car ces résistances n'ont guère de liens entre elles. Leur isolement les unes par rapport aux autres est du reste une des raisons de leur échec.
Partout les réactions sont identiques. Quelques prêtres, qu'ils soient ou non en relations avec leur ancien évêque, se mobilisent contre le Concordat et refusent de reconnaître l'évêque désigné par Bonaparte. Privés de paroisse, ils continuent cependant de dire la 231
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messe et de regrouper des fidèles devant lesquels ils président les cérémonies religieuses selon les rites anciens. Ces dissidents ne sont qu'une poignée, cinq à six prêtres par diocèse touché, quelquefois plus comme à Rouen où l'on en dénombre trente-sept, ou La Rochelle. De même, le nombre de fidèles touchés reste faible, probablement moins de dix mille personnes parmi lesquelles un nombre non négligeable de notables, ce qui inquiète particulièrement les pouvoirs publics, à l'image du préfet du Loir-et-Cher écrivant au ministre : « Ce qui est fâcheux dans la dissidence d'opinions religieuses qui règne à Vendôme, c'est qu'elle est favorisée par les familles riches et considérables et surtout les femmes. » Ces groupes représentent une résistance à la réorganisation concordataire voulue par Napoléon. C'est du reste pourquoi ces dissidents sont pourchassés. Parmi les premières victimes de la répression figure Mgr de Coucy, ancien évêque de La Rochelle, réfugié en Espagne ; Napoléon le fait arrêter par le gouvernement espagnol et placer en résidence surveillée sans possibilité de communiquer avec son clergé. Cette mesure ne peut s'appliquer aux évêques exilés en Angleterre, comme Mgr Amelot, évêque de Vannes, mais leur courrier vers la France est surveillé. Les prêtres de la Petite Église sont également pourchassés, emprisonnés ou déportés comme l'abbé Clément, animateur de la Petite Église en Normandie, envoyé en Italie avec plusieurs collègues. Les évêques prêtent assez volontiers leur concçmrs à cette action contre des prêtres qui contestent leur autorité. A Bayeux, par exemple, l'abbé Olivier, le principal animateur de la dissidence dans le diocèse, est signalé au ministre de la Police qui suggère à l'évêque de le placer en résidence au séminaire, mais Mgr Brault, plus zélé que Fouché, le fait passer pour fou et interner. Ainsi, les autorités civiles et religieuses ont conjugué leurs efforts pour juguler la Petite Église.
Le gouvernement pourchasse d'autant plus les dissidents qu'ils sont en relations avec des évêques restés à Londres, dans l'entourage du comte d'Artois, et ne cachent pas leurs aspirations monarchistes. La Petite Église, dans son combat contre le Concordat, apparaît aussi comme le bras ecclésiastique de la royauté. La capture de l'évêque de Vannes, Pancemont, en 1806, renforce cette impression et provoque une traque farouche contre les sectateurs de la Petite Église, soupçonnés de fidélité chouanne. Les deux prêtres les plus impliqués dans le mouvement sont arrêtés et envoyés au fort de Ham. De plus en plus, à partir de 1807, la lutte contre le Concordat se double en Bretagne d'un combat politique. Des brochures en provenance d'Angleterre, dues à la plume de l'abbé alimentent la polémique ; on finit du reste par désigner la Petite
du nom de « blanchardisme ». En 1808, le mouvement paraît éradiqué. En réalité, il survit dans la clandestinité, comme le montre bien sa résurgence lors de la Restauration. Les sectateurs de la Petite Église s'étaient tapis dans l'ombre, sans 232
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abandonner leurs convictions ; ils se réjouiront de la chute de Napoléon, avant de connaître quelques désillusions devant le refus de Louis XVIII de les reconnaître.