4. LA GESTION DES FINANCES

Pour que l'État fonctionne, il lui faut de l'argent. La saine gestion des finances est l'une des obsessions de Napoléon. Ce dernier était passionné par ces questions, même s'il n'avait reçu aucune formation particulière en ce domaine, mais dans sa jeunesse, il a beaucoup lu les ouvrages des économistes et fut sans cesse à l'écoute de ses collaborateurs, n'hésitant pas à s'informer, par exemple des mécanismes du crédit. Toutefois, malgré cet esprit en éveil, il a toujours conservé une attitude assez rigide à l'égard des finances, rechignant par exemple à recourir à l'emprunt : « Une nation n'a de finances que lorsqu'elle peut subvenir à tous ses besoins en paix comme en guerre, lorsqu'elle peut faire la guerre sans avoir recours aux emprunts, qui ne sont qu'un jeu d'anticipation ruineux 12. »

Très vite, Napoléon s'acquit la réputation d'un redoutable vérificateur de comptes, bâtie en partie sur la méfiance qu'il nourrit à l'égard de ses collaborateurs et sur la crainte d'être floué qui explique par exemple cette demande de clarification adressée à Talleyrand : « Les états que vous m'envoyez pour l'an XII et l'an XIII ne sont que des 216

 

LES FONDEMENTS DU RÉGIME

analyses ; je voudrais des détails, mission par mission, budget par budget. Les relations extérieures s'augmentent tous les jours, et nous avons la guerre ! Il est nécessaire de faire un budget et d'en exécuter tous les chapitres 13. » Cette idée selon laquelle un exercice doit être équilibré revient comme un leitmotiv sous sa plume : « Un budget, écrit-il, se compose de la recette et de la dépense : l'une mérite autant d'attention que l'autre 14 », et à son ministre du Trésor, il demande qu'il y ait une « symétrie convenable entre les états de recette et les états de dépense ». Lui-même a du reste opté pour un dédoublement des compétences entre le ministre des Finances et le ministre du Trésor. La dualité des fonctions a aussi pour objectif de permettre un contrôle de l'un par l'autre et d'éviter que le grand argentier de l'Empire ne s'empare d'un pouvoir trop puissant. Dans la pratique, cependant, la répartition des rôles n'est pas toujours aussi simple.

L'établissement du budget de la France n'est, il est vrai, pas chose aisée. Les frontières du pays changent presque chaque année. Le pays est depuis 1803 en guerre quasi permanente, ce qui rend difficiles les prévisions de dépenses militaires. En outre, une partie du budget, alimenté par les rentrées extraordinaires, échappe en fait au contrôle des ministères. Si l'on s'en tient au budget ordinaire, il s'accroît de près de 50 % entre le début du Consulat et la fin de l'Empire, passant de six cents millions de francs par an à huit cent soixante millions. Cette extension est due à une augmentation des impôts, mais aussi à un élargissement du territoire sur lequel ils sont perçus. En ce qui concerne les recettes, les impôts directs augmentent avec modération, passant de deux cent soixante à trois cent quarante millions entre 1801 et 1813. Cet accroissement est dû en partie à un meilleur rendement de l'impôt foncier, la plus rentable des quatre contributions directes, après la mise en chantier en 1807

d'un cadastre destiné à mieux connaître les parcelles de chacun ; mais ce long travail d'arpentage est loin d'être achevé à la fin de l'Empire, puisqu'un tiers du territoire seulement a été mesuré. La charge des taxes indirectes a, en revanche, plus fortement augmenté au cours de l'Empire. Bonaparte, qui avait promis de les abandonner, a en fait rétabli, dès 1803, les droits réunis qui pèsent sur les échanges de produits. Avec l'instauration du Blocus continental, les droits de douane ont également augmenté pour atteindre la somme de cent millions de francs. Ces recettes ne représentent, à la fin de l'Empire, que les deux tiers des recettes générales. Des rentrées extraordinaires permettent de boucler le budget. Elles proviennent pour l'essentiel des prises faites à l'étranger ou des revenus des domaines impériaux, mais elles échappent à la comptabilité du Trésor public. Quant aux dépenses, elles sont très largement consacrées à l'effort de guerre qui absorbe jusqu'aux deux tiers du budget de l'Etat. Ainsi, hormis l'augmentation des droits indirects, la charge fiscale ne s'est pas accrue pour les Français. La conduite de la 217

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

guerre a reposé en partie sur les contributions fournies par les pays vaincus, notamment dans les années 1806-1809 durant lesquelles Napoléon multiplie les conquêtes.

Ces années, au cœur de l'Empire, représentent une sorte d'apogée après l'époque de la mise en chantier des réformes, puis la crise survenue en 1805 et avant le temps des épreuves. L'état des finances paraît alors stabilisé. Napoléon a cependant eu des inquiétudes en 1805

lorsqu'il a appris la banqueroute de l'établissement des Négociants réunis. Il faut revenir quelques mois en arrière pour en comprendre les raisons. Lorsque la guerre reprend entre la France et l'Angleterre, le Trésor se trouve embarrassé car il a un besoin rapide d'argent pour nourrir et équiper les troupes rassemblées notamment à Boulogne.

Le Comité des receveurs généraux qui s'était organisé en 1802 et avait pour mission d'avancer des fonds à l'État paraît incapable, en 1804, d'assumer cette charge. Le ministre fait donc appel à des négociants, pour qu'ils lui avancent de l'argent, remboursable au moment du recouvrement de l'impôt, avec évidemment des intérêts. Comme les sommes sont importantes, ces négociants décident de s'associer.

Conduits par le financier Ouvrard, ils fondent en avril 1804 la Compagnie des Négociants réunis. Les affaires se compliquent lorsqu'il apparaît en 1805 que les impôts ne suffiront pas au financement de la guerre. Ouvrard propose alors au ministre du Trésor une combinaison qui allait menacer un édifice fragile.

Face aux besoins croissants d'argent, le gouvernement français songe à accélérer la rentrée de soixante-douze millions de francs que lui a promis son allié espagnol pour l'année 1805. Il demande donc à Ouvrard de lui avancer une partie de ces sommes, à charge pour lui d'aller se rembourser en Espagne. Les Négociants réunis font ces avances sous la forme de lettres de change escomptables auprès de la Banque de France. La tâche du recouvrement en Espagne s'annonce délicate car le pays souffre lui aussi d'une pénurie d'argent et, en outre, il est victime de la disette, ce qui conduit Ouvrard à imaginer un savant montage lui permettant de recouvrer son argent, mais surtout de s'enrichir, tout en redressant la situation économique de l'Espagne. Pour ce faire, il obtient le monopole du commerce aveè les Amériques et, en échange, s'engage à fournir du blé à l'Espagne. Ses plans d'importation de piastres achetées au Mexique, qui auraient dû alimenter le marché européen en or et donc favoriser sa croissance économique, se heurtent aux obstacles dressés par l'aggravation de la guerre avec l'Angleterre, marquée en octobre 1805 par la défaite francoespagnole de Trafalgar. L'opération est alors très compromise et le commerce des piastres interrompu. Or, non seulement Ouvrard n'a pas versé les sommes dues par l'Espagne, mais il a déjà obtenu de la France le remboursement de certaines de ces créances, contribuant ainsi à affaiblir la position 218

 

LES FONDEMENTS DU RÉGIME

du Trésor. Ainsi, deux des institutions financières majeures de l'Empire sont ébranlées : la Banque de France, parce qu'elle a escompté des billets dont le paiement se révèle impossible, et le Trésor, parce qu'il a autorisé le remboursement de sommes qui n'avaient jamais été réellement versées, sinon sous forme de papier sans valeur. Les Négociants réunis ont commencé à se rembourser avec intérêt, recevant au total cent quarante-quatre millions de francs, sans avoir presque rien versé au Trésor.

Dans le même temps, les incertitudes liées à l'état de guerre prola baisse du cours de la rente à Paris et la chute des actions de la Banque de France. La confiance est au plus bas. Les Négociants réunis font alors savoir au ministre du Trésor que leur établissement est au bord de la faillite, faute d'avoir pu toucher les sommes attendues d'Espagne. La situation ne s'améliore guère après la victoire d'Austerlitz, ce qui pousse Napoléon à une intervention musclée. Le 15 décembre 1805, il adresse une lettre mena

çante à son ministre du Trésor : « Si vous avez eu des comptes satisfaisants à me rendre pendant quatre ans, c'est que vous avez suivi ce que je vous ai dit ; mes finances sont dans une situation critique, parce que, depuis quatre mois, vous vous en êtes écarté 15, » Sur un ton qui ne laisse guère planer de doute sur l'identité du véritable maître des finances publiques, Napoléon lui enjoint de se cantonner dans les attributions de son ministère : « Vous n'avez point le droit de donner un sou sans une ordonnance du ministre et le ministre ne peut ordonnancer que sur le crédit que je lui ai accordé. » Puis, à peine rentré d'Autriche, il renvoie le ministre du Trésor, qui apprend sa disgrâce par l'intermédiaire du ministre de l'Intérieur.

L'incompétence de Barbé-Marbois est apparue criante dans cette affaire où maladresse et malversation se sont mêlées. Au ministre qui se réfugie derrière son honnêteté : « J'ose espérer, sire, que Votre Majesté ne m'accuse pas d'être un voleur », Napoléon répond par ce mot devenu fameux : « Je le préférerais cent fois, la friponnerie a des bornes, la bêtise n'en a point. » Cette épigramme n'empêchera pas l'Empereur de nommer Barbé-Marbois à la tête de la Cour des comptes l'année suivante. Dix jours plus tard, le 6 février 1806, Napoléon règle le sort d'Ouvrard. Il exige des Négociants réunis la restitution de quatrevingt-sept millions de francs dus au Trésor. Ouvrard sort libre des Tuileries, mais Napoléon s'empare de dix millions de piastres importées du Mexique et qui représentent cinquante-quatre millions de francs.

La crise provoquée par la banqueroute des Négociants réunis a incité L'Empereur à la prudence. Il s'empresse, dans les semaines suivantes, de rassurer l'opinion, en faisant entrer dans les caisses du Trésor une partie du tribut versé par l'Autriche. Surtout, il invite le nouveau ministre du Trésor, Mollien, à constituer des réserves capables d'assurer le crédit public de l'État : « Mon intention, lui écrit-il, est que vous profitiez de cette circonstance pour avoir au 219

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

Trésor une réserve de plusieurs millions comme base et fondement du crédit. En y mettant du secret, la plupart des hommes qui cherchent, pour en profiter, à deviner la vraie situation du Trésor, seraient déjoués, et même, avec un peu de prudence, on pourrait l'élever dans l'opinion générale, et laisser croire au public de Paris que l'on a en réserve plus de trente millions 16. » Pour éviter le recours à des négociants, Napoléon crée aussi la Caisse de service qui reprend, en les rationalisant, les attributions de l'ancien Comité des receveurs. Il revient aux receveurs généraux d'assurer les avances demandées par le Trésor, à charge pour eux de se rembourser sur les impôts avec un taux d'intérêts qui constitue l'essentiel de leur rémunération. L'alerte a été chaude ; elle a mis en péril les finances publiques ; elle a aussi révélé les failles de la Banque de France, créée six ans plus tôt.

La réforme de la Banque de France s'avère donc indispensable pour éviter une nouvelle crise du même type. Par la loi du 22 avril 1806, Napçléon place la Banque de France sous un contrôle plus strict de l'Etat. Il en nomme désormais le gouverneur et deux sousgouverneurs, tandis que trois receveurs généraux font leur entrée dans le conseil d'administration où la part des actionnaires est donc réduite. En contrepartie, la Banque obtient le prolongement de son monopole d'émission des billets et son capital est doublé, passant de quarantecinq à ,quatrevingt-dix millions, gage d'une plus grande solidité. Ainsi l'Etat exerce une certaine pression sur la Banque, en échange du monopole de l'émission monétaire, par exemple, en l'incitant à baisser son taux d'escompte, mais il se refuse à en faire une pompe à finance pour le Trésor, même s'il arrive que la Banque de France contribue, comme en 1808, au comblement du déficit de cent vingt millions, en avançant un tiers des sommes manquantes. La réforme de 1806 a donc consolidé la Banque de France, au point d'en faire un établissement suffisamment fort pour survivre aux déboires de l'Empire. Pour le moment, dans les années 1806-1810, elle a contribué à asseoir la confiance revenue chez les épargnants.

Après le soubresaut de 1805 en effet, le calme financier s'installe ; il devait durer jusqu'à la crise de 1810-181 1.

 

5

Le contrôle des âmes

Napoléon avait, depuis son accession au pouvoir, montré l'intérêt qu'il portait à la religion comme garant de l'ordre social. De ce eoint de vue, le Consulat a marqué le temps de la réorganisation des Eglises, catholique mais également protestantes. Ces Églises peuvent en outre offrir une aide précieuse en suppléant l'État dans la direction des habitants. C'est pourquoi l'Empire ne veut laisser aucun individu hors du cadre légal et s'engage dans la reconnaissance de la religion juive. Par cette politique, il entend aussi contribuer à faire vivre les divers cultes en harmonie.

1. UN CLERGÉ AU SERVICE DE L'EMPIRE

En 1804, au moment de fonder l'Empire, Napoléon Bonaparte est satisfait du haut clergé qu'il a recruté depuis 1802 : « Les chefs du clergé catholique, c'est-à-dire les évêques et les grands vicaires, sont éclairés et attachés au gouvernement », déclare-t-il devant le Conseil d'État 1. Les soixante évêques nommés en 1802 ont depuis lors organisé leur diocèse et entretiennent dans l'ensemble de bons rapports avec les préfets. Quelques nouveaux promus les ont rejoints pour combler les vides laissés par la mort des premiers nommés. Au total, une quinzaine de nouveaux évêques ont été nommés jusqu'en 1808, c'est-à-dire jusqu'à la rupture avec Rome.

Ils sont désignés après une enquête du ministère des Cultes, mais de plus en plus l'action du cardinal Fesch, oncle de Napoléon, apparaît déterminante dans leur choix. Devenu grand aumônier en 1804, il fait figure de conseiller ecclésiastique de l'Empereur, et s'emploie à promouvoir quelques-uns de ses collaborateurs les plus brillants au sein de la Grande Aumônerie, notamment les abbés Dufour de Pradt, de Broglie ou Morel de Mons. Le premier est un pamphlé-

221

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

taire de renom, auteur en 1802 de l'Antidote au congrès de Rastadt.

Le deuxième est issu d'une famille qui a servi Louis XVI, le troisième a été vicaire général de Paris. Ainsi, dans le choix des évêques, Napoléon n'a pas négligé le renfort des membres de la noblesse. Plus généralement, celle-ci conserve de fortes positions au sein de l'épiscopat, puisque plus de quatre évêques sur dix sortent de ses rangs. Leurs collaborateurs proviennent aussi des milieux les plus élevés de la société. Les vicaires généraux sont pour un tiers d'origine noble et pour 60 % issus de la bourgeoisie. Les trois quarts d'entre eux appartenaient déjà au haut clergé sous l'Ancien Régime, ce qui signifie que, comme les évêques, ils avaient suivi un cursus universitaire long et étaient pour beaucoup licenciés ou docteurs en théologie. L'Église sous l'Empire est encore entre les mains d'un haut clergé savant et expérimenté.

Le soutien du haut clergé à l'Empire naissant a été quasiment sans faille. Il est illustré par la présence de la quasi-totalité des évêques français au sacre de Napoléon. Seuls manquent l'archevêque de Besançon, Le Coz, et les évêques de Mayence, Nice et Cahors. Trois évêchés sont alors vacants : Poitiers, Meaux et Rennes. De plus, Napoléon a su trouver parmi eux de véritables apologistes de son règne. Les lettres pastorales de ces évêques mettent toutes l'accent sur les bienfaits du restaurateur de la religion, qualifié de « nouveau Cyrus », en référence à l'édit du Perse Cyrus qui, en 538 avant notre ère, avait permis aux Juifs de rentrer en Palestine et de reconstruire le temple de Jérusalem. Cette allusion à Cyrus apparaît à plus de cent reprises et se retrouve aussi dans les discours de pasteurs protestants. À Vannes, Mgr de Pancemont ne cesse de chanter les louanges de Napoléon, s'attirant cette réplique du ministre Portalis : « Des évêques comme vous, monsieur, sont les défenseurs de l'autel et du trône et les véritables soutiens de l'ordre social. » Bernier à Orléans, Duvoisin à Nantes ou Barral à Tours comptent également parmi les plus fidèles soutiens du régime. Jusqu'en 1808-1809, les traces de résistance au pouvoir impérial sont extrêmement rares. Pour leur soutien, les évêques ont été choyés.

Placés en tête des notables de leur département par le protocole, intégrés à la noblesse d'Empire en 1808 avec le titre de chevalier, ils sont nombreux à être rapidement promus au grade de baron, ou à être décorés de la Légion d'honneur. Plusieurs archevêques entrent même au Sénat, à l'image des cardinaux de Belloy, Fesch ou Cambacérès.

Globalement, l'attitude du bas clergé est conforme à celle des évêques, même si l'on y trouverait plus de variété. Il a également été touché par le vieillissement, malgré la reprise des vocations.

L'interruption presque complète des ordinations pendant la Révolution se fait durement sentir, car les prêtres décédés ne peuvent être remplacés. Près de six mille huit cents meurent jusqu'en 1814, alors que le nombre de nouveaux prêtres ne s'élève qu'à six mille et 222

 

LE CONTRÔLE DES ÂMES

encore grâce à l'appoint des diocèses çe l'Ouest ou du sud du Massif central où la reprise a été rapide. A Quimper, par exemple, on recense cent trente-cinq nouveaux prêtres entre 1803 et 1813, dont une soixantaine jusqu'en 1809. Ailleurs, comme dans le diocèse de Grenoble, neuf prêtres seulement sont ordonnés entre 1801 et 1809 ; on n'en compte qu'un seul dans le diocèse de Valence. La plupart de ces prêtres ont reçu une formation rapide et incomplète, ce qui finit par inquiéter le pouvoir : « Nous avons trois ou quatre mille curés ou vicaires, enfants de l'ignorance et dangereux par leur fanatisme et leurs passions », constate ainsi Napoléon qui ajoute : « Il faut leur préparer des successeurs plus éclairés, en instituant sous le nom de séminaires des écoles spéciales qui seront dans la main de l'autorité ; on placera à leur tête des professeurs instruits, dévoués au gouvernement et amis de la tolérance 2. » Cette demande conduit le gouvernement à encourager le développement des séminaires diocésains dont il s'était désintéressé jusque-là. Il aide les évêques à trouver des bâtiments, souvent en leur rendant l'ancien séminaire ou un couvent désaffecté. Puis, en septembre 1807, un décret octroie mille trois cent soixante bourses de quatre cents francs aux jeunes gens les moins fortunés pour qu'ils puissent poursuivre leurs études cléricales. Cette manne touche près de la moitié des séminaristes, parmi lesquels nombre de fils de la petite bourgeoisie voire de la noblesse sans fortune. Elle représente un effort considérable pour favoriser la formation des futurs prêtres. Un effort complété, au même moment, par la prise en charge par l'État du salaire de tous les desservants, soit trente mille prêtres, dont une partie était jusqu'alors rémunérée par les communes. Cette mesure assure une plus grande sécurité aux prêtres de paroisse, même si le traitement reste modique, cinq cents francs par an. En outre, en 1808, l'État accorde la dispense du service militaire aux séminaristes, ce qui contribue à renforcer les vocations, notamment dans les milieux populaires. Enfin, la même année, l'organisation de six facultés de théologie, au sein de l'Université, a pour objectif de redorer le blason du clergé français, en lui offrant les moyens de parfaire sa formation jusqu'à la licence, voire au doctorat en théologie. Le bilan de cette politique est mitigé, même si, à Paris notamment, la faculté remporte quelque succès.

Ces mesures en faveur de la formation du clergé s'accompagnent d'une volonté de contrôle. Les professeurs doivent être soumis au gouvernement, disait déjà Napoléon en 1804. Il va plus loin en 1810

en imposant dans les séminaires l'enseignement de la Déclaration des Quatre Articles de 1682, charte du gallicanisme rédigée à la demande de Louis XlV, à l'époque des tensions avec la papauté.

Alors que la crise couve entre Napoléon et Pie VII, cette mesure indique bien la volonté de l'Empereur de façonner un clergé gallican, soumis à l'État. Sans doute n'est-il plus aussi sûr de son soutien.

Mais le clergé a-t-il jamais complètement adhéré à l'Empire ? Lors 223

 

LA NAISSANCE D'UNE MONARCHIE (1804-1809)

de sa proclamation, l'adhésion du clergé à la personne de Napoléon est large, sans être unanime. Dans les régions où il avait manifesté quelques réticences à se prononcer favorablement lors des plébiscites précédents, le clergé se mobilise en plus grand nombre en 1804. Ainsi, dans le Morbihan, cent soixantedix-neuf prêtres inscrivent leur nom sur les registres ouverts à l'occasion du passage à l'Empire, soit un peu moins de la moitié du clergé local, mais ils n'étaient que vingt-six en l'an VIII et quatrevingt-six en l'an X. En Ille-et-Vilaine, le nombre de oui lors du plébiscite de l'an XII a décuplé au sein du clergé, passant de trente-neuf à trois cent quatre vingtneuf. Dans le Finistère, le clergé finit aussi par se rallier, après quelques réticences émises notamment par les prêtres du Léon. En accomplissant ce geste, le prêtre breton, autorité morale dans son village, montre la route à suivre, ce qui ne signifie pas que l'adhésion au régime soit unanime. Toutefois, la très grande majorité du clergé est au moins obéissante. Ailleurs, comme dans la région de Grenoble, l'enthousiasme est plus marqué. Le clergé suit très largement son évêque, Mgr Simon, dont la demande était il est vrai explicite : « Monsieur le curé, je vous préviens que Monsieur le préfet envoie dans votre commune des registres ouverts pour voter sur l'hérédité de l'Empire dans la famille de Napoléon Bonaparte, nommé empereur par la reconnaissance des Français. J'ai signé moimême le premier par l'affirmative, sur une feuille particulière que j 'ai présentée à tous les prêtres de Grenoble. Je vous invite à suivre mon exemple et à faire toutes les instructions particulières à vos paroissiens pour stimuler leur attention sur cet objet important 3. »

Comme à Grenoble, partout le clergé est donc invité à signer, mais aussi à faire signer les registres ouverts pour le plébiscite. Ce n'est là que l'une des actions par lesquelles il pèse sur l'esprit des fidèles. Les prêtres font chanter chaque semaine à la messe la prière en faveur du souverain, Domine salvum fac imperatorem, et lorsque certains d'entre eux se soustraient à cette obligation, comme dans le diocèse de Bayeux en 1806, ils sont rappelés à l'ordre par leur évêque, après que celui-ci a été tancé par le ministre des Cultes. En 1805, il leur est également enjoint de lire les Bulletins de la Grande Armée au prône.

Cette dernière demande faite aux prêtres par Portalis est toutefois critiquée par Napoléon dans une lettre à Fouché, trois jours après la bataille d'Austerlitz : « Je vois des difficultés au sujet de la lecture des bulletins dans les églises ; je ne trouve point cette lecture convenable ; elle n'est propre qu'à donner plus d'importance aux prêtres qu'ils ne doivent en avoir, car elle leur donne le droit de commenter, et, quand il y aura de mauvaises nouvelles, ils ne manqueront pas de les commenter. » Napoléon recommande plutôt d'afficher ces bulletins aux portes des bâtiments officiels, ce qui ne l'empêche pas de continuer à demander aux prêtres des prières pour le succès de ses armes. Régulièrement, l'évêque leur transmet la demande du ministre de faire chanter un Te Deum pour célébrer les victoires de 224

 

LE CONTRÔLE DES ÂMES

Napoléon. Les années 1805-1809 sont en ce domaine fort riches, ce qui renforce l'impression d'adhésion du clergé au régime, d'autant que chaque demande épiscopale est accompagnée d'une lettre dans laquelle est justifiée l'action militaire de l'Empereur. Enfin, le clergé devient l'un des principaux relais du pouvoir pour expliquer la nécessité d'accepter la conscription. Plus l'effort demandé à la jeunesse française est grand, plus les prêtres sont sollicités pour faire l'apologie du service militaire, ce qui n'empêche pas quelques résistances.

La surveillance du clergé ne se relâche pas. Les sermons sont étudiés par des observateurs attentifs et le moindre écart signalé aux autorités. Les lettres épiscopales sont elles-mêmes soumises à une discrète censure. En 1802, par exemple, Bonaparte avait corrigé de sa main la première lettre pastorale adressée par l'archevêque de Paris à ses diocésains. La police veille à la bonne marche des affaires cléricales, car si Napoléon sait combien l'aide du clergé peut lui être précieuse dans le contrôle des esprits, il a conscience aussi que celui-ci peut constituer une force d'opposition redoutable. Les prêtres les mieux surveillés sont les anciens réfractaires des diocèses de l'Ouest, soupçonnés d'avoir conservé des liens avec l'Angleterre.

Le gouvernement exige en général qu'ils soient éloignés des paroisses de la côte. Le moindre écart est sanctionné, les mesures de rétorsion allant du déplacement d'un prêtre vers une autre paroisse à l'emprisonnement. Le clergé belge est également l'objet de toutes les attentions du gouvernement ; il subit du reste très tôt les foudres de Napoléon. « Vous ferez connaître à l'évêque de Gand, écrit l'empereur au ministre des Cultes en 1809, que je suis mécontent de la manière dont il dirige son diocèse, de sa faiblesse et du peu d'attachement qu'il montre à ma personne. Depuis qu'il est évêque de Gand, l'esprit de ce clergé déjà mauvais a empiré. J'ordonne que l'abbé Desure son grand vicaire donne sa démission et se rende à Paris, que l'évêque change son conseil et le compose de personnes mieux intentionnées, et fasse en sorte que je n'ai plus désormais à me plaindre du clergé de Gand, parce que si j 'y mets la main, je le punirai sérieusement 4. »

Car c'est de Belgique - et ce, avant même les débuts de la crise avec le pape - que sont venues les premières manifestations de rejet à l'égard de la politique napoléonienne. L'occasion en fut notamment fournie par la publication du Catéchisme impérial, en 1806. Destiné à tous les catholiques de l'Empire, ce catéchisme qui amalgamait les articles de foi et les recommandations civiques d'obéissance au souverain devait se substituer aux nombreux catéchismes diocésains alors en vigueur. Rédigé à la demande de Napoléon par l'abbé d'Astros et Bernier, il est approuvé par le légat du pape, le cardinal Caprara. Dans l'ensemble du territoire, les évêques acceptèrent de le publier, sans protester, mais quelques rares évêques s'y refusèrent, à l'image de Mgr Hirn, évêque de 225

 

LA NAISSANCE D 'UNE MONARCHIE (1804-1809)

Tournai, et Mgr Zaepfel, évêque de Liège, rejoignant un bas clergé belge très hostile au nouveau texte. Dans la France hexagonale, seul l'archevêque de Bordeaux, Mgr d'Aviau, émet des réserves, mais d'autres retardent sa promulgation, comme Mgr Caffarelli, évêque de Quimper, qui prétexte l'obligation de traduire le catéchisme en breton. Ces quelques manifestations montrent certaines réticences face à l'encadrement voulu par Napoléon, mais elles sont très minoritaires et ne remettent pas en cause le lien étroit entre le régime impérial et le clergé au moins jusqu'à 1809.

Il est vrai que l'Etat a accru son effort budgétaire en faveur des catholiques. En 1807, il a suscité un nouveau découpage des paroisses, qui en réduit le nombre à environ trente mille, mais il s'est en échange engagé à rémunérer l'ensemble des desservants.

Cette mesure irrite les catholiques des pays fervents, notamment dans l'Ouest où paroisses et communes étaient loin de coïncider avant la Révolution. En revanche, dans les régions où l'habitat est groupé, cette mesure est

bien perçue, car elle soulage la

charge des communes.

prend aussi sous sa protection les

congrégations religieuses, alors en plein renouveau. Leur cas n'avait pas été prévu par le Concordat de 1801 . Pourtant, dès cette date, l'interdiction des vœux perpétuels décrétée en 1791 est bravée. Des congrégations se reconstituent, d'autres naissent et se développent, surtout chez les femmes. Sous l'Empire, près de cinquante congrégations féminines voient le jour, si bien que dès 1808, on recense seize mille religieuses, pour seulement quelques centaines de congréganistes hommes. Cet essor correspond certes à une réelle aspiration

mais il est aussi une réponse à une demande sociale que

ne peut honorer. Les congrégations religieuses assurent un service important dans l'éducation, les soins hospitaliers, voire l'aide charitable. Les plus vivantes sont du reste les congrégations enseignantes ou hospitalières, comme des Filles de la Charité, la plus florissante au début du XIXe siècle. Chez les hommes, c'est aussi la fonction enseignante qui a favorisé le renouveau des Frères des Écoles chrétiennes ou des Sulpiciens, spécialisés dans l'enseignement à l'intérieur des séminaires. Le gouvernement a aussi encouragé le développement des congrégations missionnaires (Lazaristes, Spiritains et Prêtres des Missions étrangères) susceptibles d'accroître l'influence française dans le monde. Non seulement l'État n'a donc pas freiné l'essor congréganiste mais, jusqu'en 1809, il l'a encouragé. Il cède ainsi des bâtiments à certaines congrégations et leur accorde en 1808 une subvention de cent trente mille francs. En échange, il souhaite pouvoir mieux les contrôler et envisage dans ce but de les regrouper, sans y parvenir. Il est vrai que le temps presse, car les congrégations vont bientôt subir les effets de la crise entre Napoléon et le pape.

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LE CONTRÔLE DES ÂMES

Histoire du Consulat et de l'Empire
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