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L'homme blessé

« On n'imagine pas combien il faut d'esprit pour n'être jamais ridicule. »

Chamfort

Qu'a-t-il fait et qu'aura-t-il laissé ? Du vent, du bruit, de la fureur. Pas mal de réformes aussi, pour préparer l'avenir. Avec son incessant tourbillon de fiascos, de coups d'éclat, le sarkozysme restera comme un moment paroxystique de l'histoire de la France. Une parenthèse à l'aube du nouveau siècle.

Ensemble, tout devient possible, si l'on en croit le slogan de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Ensemble, oui ; tout seul, non. Quand on veut tout ramener à soi, on n'avance plus. De tous les boulets que le président aura eu à traîner, la crise financière ou l'ankylose structurelle de la France, le moindre n'aura pas été son caractère.

Avec son égocentrisme ostentatoire, il n'était pas vraiment fait pour les temps démocratiques. Ce type de tempérament, obsédé par lui-même, sculptant sa propre gloire du matin au soir, se retrouve à tous les étages de la société. La différence avec Sarkozy, c'est qu'il ne fait rien pour dissimuler ses travers narcissiques. Au contraire, il les étale au grand jour avec une espèce de jouissance provocatrice.

Dans les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand décrit merveilleusement cet archétype psychologique avec son portrait de Napoléon à qui il reproche un penchant « à tout ravaler » et à la « parodie de l'omnipotence de Dieu qui règle le sort du monde et d'une fourmi ». « Il se complaisait, ajoute-t-il, dans l'humiliation de ce qu'il avait abattu ; il calomniait et blessait particulièrement ce qui avait osé lui résister. Son arrogance égalait son bonheur : il croyait apparaître d'autant plus grand qu'il abaissait les autres. Jaloux de ses généraux, il les accusait de ses propres fautes, car pour lui, il ne pouvait jamais avoir failli. Contempteur de tous les mérites, il leur reprochait durement leurs erreurs. » « Quel dommage, gémissait Talleyrand, qu'un si grand homme soit si mal élevé ! »

Ce n'est pas tout. Chez cet archétype psychologique, l'affectation est un trait majeur. Il joue et surjoue. Il est rarement authentique. Il prend volontiers la pose et ne se retrouve lui-même que quand il est un autre. Ce que Chateaubriand observe chez Napoléon, on le constate tout aussi bien chez Sarkozy : « à la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage », il devient « son propre mime ». « Il ne se serait pas cru un héros, précise-t-il, s'il ne se fût affublé du costume du héros. » Le chef de l'État a troqué le tricorne de l'Empereur contre les Ray-Ban à la Tom Cruise et le cheval contre un gros Airbus présidentiel qui en jette à tous ses copains de la bande du Fouquet's, les Bouygues, Arnault, Bolloré et les autres.

À croire que Sarkozy est un adolescent pas fini, qui se prend pour Sarkozy. Un condottiere épris de lui-même et affamé de nouveaux défis qu'un rien agace et qui, pour citer la formule de Chateaubriand à propos de Napoléon, s'irritera de la plus minuscule manifestation d'indépendance : « Un moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté. » Une volonté de puissance qui prête à sourire…

C'est ce caractère qui gâche tout, embrouille les esprits et empêche de voir le travail accompli. Il y a quelque chose de pathétique à observer ce maniaque de l'apparence pris au piège de sa propre image. Elle a tout parasité, il n'y en a plus que pour elle : peu à peu, il s'est réduit à son personnage de comédie, génial et ridicule, qui met en scène son épopée personnelle.

Il vaut pourtant mieux que son image. Il n'est pas conforme. Il apporte de l'air dans un paysage confit. Il tente d'arracher la France à ses fatigues et à ses traditions séculaires. Décidé à démolir les murailles et les fortifications derrières lesquelles nous nous pelotonnons, il a même su faire preuve de courage. Mais il est trop entier, trop transparent et, contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, a du mal à suivre la maxime favorite de Louis XI : « Qui ne sait pas dissimuler, ne sait pas régner » (« Qui nescit dissimulare, nescit regnare »).

Dans un entretien pour le quotidien espagnol El País avec Juan Luis Cebrián34, il a bien défini sa philosophie politique. Il se dit de droite : « Ça signifie pour moi l'ordre, le respect des règles, dans le cadre d'un État de droit. » Mais c'est pour ajouter aussitôt après : « Je ne suis pas conservateur parce que je suis contre l'immobilisme, qui fait que les inégalités s'enkystent. Je ne suis pas conservateur parce que je déteste la pensée unique et je ne me soucie pas du qu'en-dira-t-on. »

Préambules de précaution pour en venir à cette profession de foi : « J'admire et je défends le rôle de la bourgeoisie, des classes moyennes, dans la construction et le développement du pays, mais je ne supporte pas le “petit-bourgeois”, réactionnaire, sectaire, moralement mesquin. » À peine l'avait-il commencée qu'il lui fallait corriger son ode aux possédants. Tout est dit : il en est, mais à reculons, de mauvaise grâce. Il y a toujours quelque chose de dissident en lui.

Même s'il est tout le contraire d'un esprit binaire, Sarkozy refuse pareillement de se laisser enfermer sur une question comme l'immigration. Toujours dans le même entretien avec Cebrián, il déclare ainsi : « L'identité n'est pas une pathologie. Sans l'identité, il n'y a pas de diversité. Plus encore : l'identité est la condition de la diversité, la condition de l'intégration (…). Ce qui tue les sociétés, c'est la consanguinité. Je suis pour le métissage, mais il doit y avoir une identité nationale. »

Propos frappés au coin du bon sens, mais qui ne peuvent corriger l'effet des tombereaux de déclarations lapidaires ou stigmatisantes qu'il a déversé sur ce sujet, par pur calcul, au cours des dernières années. C'est ainsi que Sarkozy est devenu prisonnier du personnage puéril qui se fait passer pour lui. C'est ainsi qu'il est devenu un personnage incompris.

S'il veut rebondir et reconquérir la France, il faudra bien que Sarkozy rompe avec la marionnette dont il tire les ficelles, derrière le rideau. Il faudra aussi qu'il consente à se poser, maintenant qu'il a pris toutes ses revanches. Contre ce père qui, en divorçant, l'a quitté avant de l'oublier, et qu'il n'arrive toujours pas à aimer. Contre sa jeunesse désargentée dans les beaux quartiers de Neuilly, sous les regards humiliants des enfants de la haute. Contre son frère Guillaume qui l'a toujours méprisé. Contre les aristocrates de la politique qui l'ont toujours toisé, lui, le petit Hongrois bancal. Contre les attaques si basses sur son physique, ses talonnettes, sa jambe un peu plus courte que l'autre. Contre le monde entier, en vérité.

Avant son arrivée à l'Élysée, lors de cet entretien pour Philosophie Magazine 35, avec le philosophe Michel Onfray, Nicolas Sarkozy s'était gaussé de la célèbre phrase de Socrate : « Connais-toi toi-même. » À l'en croire, cette connaissance était « impossible » et « même presque absurde ». S'il se refuse à cet exercice, c'est évidemment par crainte de ce qu'il trouverait : cet amas de blessures béantes.

À la suite de cette rencontre, Michel Onfray a écrit dans Le Nouvel Observateur 36 un beau texte assassin et prophétique sur celui qu'il décrit comme « un grand fauve blessé » avec cette conclusion non dénuée d'empathie : « J'ai de la compassion – de la “tendresse de pitié”, écrirait Albert Cohen – pour un être qui se détourne autant de lui-même, qui déteste son enfance, qui rit du projet de Socrate, qui veut toujours être dans un temps qui n'existe pas et qui, pour ce faire, piétine son présent avec la même ardeur qu'il foule son passé lointain. J'ai de la compassion pour cet individu qui voudrait tellement être aimé et, maladroit, se fait tant détester ; j'ai de la compassion pour cet oiseau blessé qui croit pouvoir panser ses plaies avec les fétiches de la puissance ; j'ai de la compassion pour cet homme qui n'échappera pas à lui-même. »

Aux dernières nouvelles, il n'y échappera pas plus longtemps. Mais, au crépuscule de son mandat, alors que les feux du pouvoir s'éteignent un à un, le président continue toujours d'inspirer, entre une mâle déclaration et un claquement de mâchoire, un vague sentiment de compassion.

34Le 26 avril 2009.

35Avril 2007.

36Le 26 avril 2007.