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Le prince Jean

« Rien n'est plus semblable à l'identique que ce qui est pareil à la même chose. »

Pierre Dac

L'histoire d'amour entre Nicolas Sarkozy et Nicolas Sarkozy a beau être l'une des plus grandes du siècle naissant, elle ne lui a pas toujours porté chance.

Il est vrai qu'il semble toujours hésiter entre deux personnages. Sarkozy est capable du meilleur, on l'a vu pendant la crise financière, mais aussi du pire, comme il va le démontrer avec ce qu'on appellera l'affaire de l'EPAD. Une tragédie familiale et politique, qui semble sortie d'un mauvais feuilleton américain, une séquence de Dallas caricaturale et bâclée.

Le duc de Saint-Simon aurait pu écrire un livre entier à partir de cette histoire où se mêlent le népotisme, l'ambition et la trahison. Elle en dit long sur la société de cour qui règne désormais sur la France. Elle révèle aussi qu'à force de repousser les limites, le chef de l'État est entré, sans s'en rendre compte, dans une zone dangereuse où il risque de devenir la risée générale.

Après ses succès internationaux, il est devenu le miroir de lui-même, fasciné par son propre génie : parlant tout le temps et s'étourdissant de ses discours, il ne peut, bien sûr, écouter personne. Il est épuisant et saoulant, comme tous les moulins à paroles. En l'écoutant blablater ainsi, pour dire qu'il est le meilleur et patati et patata, on ne peut que donner raison à l'un de ses ministres qui, pourtant, l'admire et dont je tairai le nom, pour ne pas briser en plein vol sa glorieuse carrière : « Souvent, quand il est dans ses transes éructantes, on a envie de lui jeter un verre d'eau à la figure. Pour son bien. Pour le rafraîchir et pour qu'il s'accorde une pause. »

Mais il ne se taira pas. Sinon, il entendrait les mises en garde de ceux des siens qui osent encore lui dire la vérité. C'est cet enfermement psychologique qui le poussera dans un piège qu'il s'est lui-même construit, en voulant installer son deuxième fils, Jean, âgé de vingt-trois ans, à la tête de l'EPAD (Établissement public d'aménagement de la Défense).

L'EPAD, ce n'est pas rien : 3 millions de mètres carrés de bureaux, 150 000 emplois, des droits à construire, des milliards d'investissements, une dizaine de tours à venir. Une mine d'or potentielle et un fabuleux instrument de pouvoir, même s'il n'y a pas d'émoluments à la clé pour son président.

L'histoire commence le 26 juin 2009 quand une réunion interministérielle décide de reporter à soixante-dix ans l'âge du départ à la retraite du président de l'EPAD. En écrivant ces lignes, j'ai sous les yeux le « bleu » de Matignon qui en fait foi. Il est sans appel. Il doit permettre à Patrick Devedjian, atteint par la limite d'âge fixée à soixante-cinq ans, de prolonger son mandat de quelques années encore, ce qui a été fait pour Alain Juppé qui, à la tête d'un établissement public de Bordeaux, se trouvait dans la même situation.

Quand le « bleu » arrive à l'Élysée, la présidence entre en effervescence. Jean-François Carenco, un homme aussi rusé qu'habile, directeur de cabinet de Jean-Louis Borloo, ministre de l'Écologie, de l'Énergie et du Développement durable, lève le lièvre auprès de Claude Guéant qui en réfère à Nicolas Sarkozy, lequel en parle à son fils Jean, et la messe est dite : quelques semaines plus tard, dans le décret publié par le secrétariat général du gouvernement, l'exception a sauté, Patrick Devedjian n'a plus qu'à faire ses cartons et laisser la place au prince de sang.

À cela, il faut ajouter la touche finale : l'humiliation. La tradition républicaine veut que toute personne atteinte par la limite d'âge puisse terminer son mandat. Eh bien, non, ce ne sera pas le cas pour Patrick Devedjian. Le 27 août, lendemain de l'anniversaire de ses soixante-cinq ans, il reçoit une lettre de Jean-François Carenco lui annonçant qu'il n'est plus président de l'EPAD et sera remplacé par le vice-président de l'établissement.

Afin que tout soit fait dans les règles, Jean Sarkozy est quand même venu voir Patrick Devedjian pour lui annoncer qu'il était candidat à sa succession.

« L'âge est cruel, lui a-t-il dit, compatissant.

— Oui, a répondu Devedjian, mais les administrateurs n'étant pas frappés par la limite d'âge, je t'informe que je resterai administrateur.

— Ce n'est pas un problème. Hervé Marseille est prêt à démissionner du conseil d'administration pour que je puisse prendre sa place avant d'être élu à la présidence. »

Quelques semaines plus tard, Hervé Marseille, le maire de Meudon, est nommé par le chef de l'État au Conseil économique, social et environnemental (3 750 euros d'indemnités mensuelles). La voie est libre pour le prince Jean.

L'arrivée annoncée de Jean Sarkozy à la tête de l'EPAD est accueillie dans le pays par un mélange de lazzi et de sarcasmes. Ce jeune a du talent, du bagou et même du charisme. Tous ceux qui l'ont fréquenté, à commencer par ses adversaires, reconnaissent sa maturité. Mais il n'a de toute évidence ni l'expérience ni les bagages suffisants. Sa biographie tient en quelques lignes : un an de cours de théâtre chez le comédien Jean-Laurent Cochet, qui le décrit comme « travailleur jusqu'à l'entêtement » ; un an d'études de droit à la Sorbonne où il n'a été, jusqu'à présent, qu'un oiseau de passage.

Le chef de l'État paraît totalement déterminé. Il y a quelque chose de viscéral dans sa relation avec son fils : « Jean, c'est mes tripes », a-t-il dit, un jour, à Jean-Christophe Fromantin, le maire de Neuilly. Pas question de reculer. Il bat le rappel des siens.

D'abord, les Français prennent cette affaire à la farce, sur le mode de Laurent Fabius célébrant les atouts du futur président de l'EPAD : « On a besoin de quelqu'un qui soit un très bon juriste, or, il est en deuxième année de droit, c'est déjà un élément très, très fort ; on a besoin de quelqu'un qui connaisse bien les affaires, et, là, je pense qu'il peut y avoir quelques prédispositions19. »

Mais très vite, le ton monte et les passions se déchaînent contre ce qui est présenté comme une nouvelle preuve du monarchisme sarkozyste. « Une chèvre pourrait être élue avec l'investiture UMP à Neuilly », rigole le socialiste Arnaud Montebourg20. Un « chien » aussi, corrige Marine Le Pen21. Quant à la majorité, au bord de la crise de nerfs, elle se tortille piteusement quand elle ne tombe pas dans le ridicule, à l'instar de quelques personnalités en service commandé :

« Que veulent-ils ? demande Luc Chatel, porte-parole du gouvernement. Interdire l'élection d'un candidat de par son origine sociale, son nom, son faciès ? »

« Laissons la place à la jeunesse », clame Laurent Wauquiez, secrétaire d'État à l'Emploi, avec un air de ravi de la crèche.

« Ce pays a besoin dans tous les secteurs d'avoir de jeunes prodiges », déclare sans rire Alain Joyandet, secrétaire d'État à la Coopération.

Le tollé est tel que Nicolas Sarkozy finit par reconnaître devant les siens : « Jean me rendrait un fier service en se retirant, mais je n'ai pas le cœur de le lui demander. » Le président a la culpabilité des pères divorcés ; il est comme désemparé devant ce fils qui lui ressemble tant et qu'il a mené, par sa propre faute, dans une impasse.

Le 22 octobre 2009, après deux semaines de polémiques, Jean Sarkozy annonce enfin qu'il renonce à briguer la présidence de l'EPAD. Mais il prévient qu'il n'a pas tourné le dos pour autant à sa « vocation politique » : « Je mènerai des combats dans les années qui viennent devant les électeurs. »

Comme son père, Jean Sarkozy est une ambition qui va et que rien n'arrêtera. Surtout pas les vieilles amitiés de son père qui, apparemment, ne sont faites que pour être utilisées, broyées, puis jetées.

Patrick Devedjian n'a pas tout de suite compris ce qui lui arrivait : « Nicolas m'a toujours dit : “Protège Jean.” Je l'ai protégé. » Jusqu'à ce que, un jour, le père et le fils décident de le sacrifier. Sa grande faute est de n'avoir pas accepté avec enthousiasme de se laisser immoler pour satisfaire les ambitions du prince Jean.

Il n'a pas supporté que les Sarkozy père et fils ourdissent un complot contre lui. Il n'a pas souffert que le président ne lui parle jamais d'homme à homme. Quand ils se sont expliqués, le chef de l'État lui a dit très sérieusement : « Tu comprends, je n'ai pas voulu qu'on puisse m'accuser de faire une exception pour l'un de mes proches.

— J'en déduis, a répondu Devedjian sarcastique, que Juppé n'est pas un de tes proches. »

« J'ai suivi Nicolas depuis si longtemps, conclut tristement Devedjian. Je croyais qu'il était mon ami. » Mais le président ne préfère-t-il pas ses ennemis ?

19Sur France Inter, le 12 octobre 2009.

20Sur Canal +, le 18 octobre 2009.

21Sur France 5, le 18 octobre 2009.