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Le temps des trophées

« L'immoralité, c'est la révolte contre un état de chose dont on voit la duperie. »

Ernest Renan

Un jour de juin 2007, Dominique Strauss-Kahn appelle Alain Minc. Deux vieux amis qui, depuis plusieurs décennies, se retrouvent régulièrement à dîner. Tel est Paris : une grande basse-cour avec des volailles de toutes sortes, mais un seul poulailler pour tout le monde, la gauche comme la droite, pourvu que l'on soit de la haute. Autrement dit, de l'élite, du microcosme, de « l'établissement », du Tout-État, il y a tant de mots pour dire la même chose. Même s'ils n'étaient pas dans le même camp pendant la présidentielle, les deux hommes ont entre eux des liens tissés depuis si longtemps qu'ils ne se briseront jamais, entre deux petites fâcheries.

Dominique Strauss-Kahn est sur un gros coup. Il annonce à Alain Minc que Jean-Claude Juncker, le président luxembourgeois de l'Eurogroupe, lui a dit qu'il pourrait très bien décrocher la direction générale du Fonds monétaire international, mais à une condition : que Nicolas Sarkozy le soutienne. « Tu crois qu'il pourrait me donner le coup de pouce dont j'ai besoin ? » demande-t-il.

Minc appelle Sarkozy qui lui répond : « Je réfléchis et je te rappelle dans cinq minutes. » En fait, il ne réfléchit pas, mais vérifie que Strauss-Kahn a dit vrai et qu'il est bien en mesure d'enlever la direction générale du FMI.

La chose faite, il rappelle Minc :

« C'est bon, on y va.

— Tu es sûr que tu ne lui mets pas le pied à l'étrier pour 2012 ?

— Non, il ne sera jamais candidat. »

Un silence, puis :

« Mais enfin, il m'a vraiment chié dans les bottes. »

Sarkozy n'a jamais vraiment apprécié Strauss-Kahn qu'il surnomma un moment « Calzone » parce que, expliquait-il, il est, comme cette pizza en forme de chausson, « gros et bouffi d'orgueil ». Il a toujours sur l'estomac la formule de DSK : « Petit président, petit projet, petite politique. » Sans aller jusqu'à demander une lettre d'excuses, sa manie habituelle, il réclame « un petit geste symbolique » pour le motiver.

« Un acte de contrition ? demande Minc.

— En tout cas, quelque chose.

— Quoi ?

— Je ne sais pas, c'est à lui de voir.

— Écoute, tu l'appelles et tu négocies directement avec lui. »

C'est ainsi que le lendemain, au micro de Jean-Pierre Elkabbach, sur Europe 1, Dominique Strauss-Kahn a soutenu la proposition de Nicolas Sarkozy d'un traité simplifié pour remettre l'Union européenne sur les rails, après le fiasco de la réforme constitutionnelle, repoussée par la France lors du référendum de 2005.

« C'est une très bonne idée », déclare en substance DSK qui n'a pas eu à beaucoup se forcer pour le dire puisqu'en effet, c'en était une. Il a fait, comme on dit, le service minimum.

La nomination de DSK à la tête du FMI est emblématique de l'ouverture à gauche dans laquelle s'est lancé Sarkozy après son élection.

Fabius est venu aux nouvelles, le poste l'intéressait, mais le nouveau président l'a tout de suite dissuadé :

« Laisse tomber, tu as trop d'ennemis en Europe, nos partenaires ne soutiendront jamais un homme qui a appelé à voter “non” au référendum de 2005 sur la constitution européenne. »

Exit Fabius.

Longtemps, Sarkozy avait rêvé d'enrôler Hubert Védrine, secrétaire général de l'Élysée sous Mitterrand avant de devenir ministre des Affaires étrangères de Jospin. C'eût été en effet une belle prise de guerre. Mais cet homme compétent, raffiné et pince-sans-rire, ne souhaitait pas franchir le pas. Il demanda dans un premier temps d'avoir sous sa coupe le Quai d'Orsay et les Affaires européennes, ce qui, aux yeux du président, lui aurait permis de s'arroger une sorte d'État dans l'État. Ensuite il multiplia les conditions, façon polie de dire non. Il refusa enfin le ministère de la Justice. Jusqu'à l'explication finale.

« Il n'y a pas d'exemple dans l'Histoire, dit Védrine, que quelqu'un ait basculé de la gauche à la droite et que ça se soit bien passé.

— Mais mon élection change tout ! s'exclame Sarkozy, survolté.

— Allons, dit Védrine, étonné par tant d'emphase, ce n'est quand même pas 1958. »

C'est le temps où, dans son ciel, Nicolas Sarkozy se croit sorti de la cuisse de Jupiter. À Jack Lang qu'il voit pendant cette période et qui l'exhorte de profiter de l'état de grâce pour « faire des choses difficiles et ambitieuses », il répond, étonné : « Mais non, l'état de grâce va continuer. Quand je suis arrivé à l'Intérieur, on m'avait prédit la catastrophe : en le quittant, des années après, j'étais toujours au sommet de la popularité. »

Il n'est pas le premier président élu à penser qu'il va tout changer. La vie, la société, le monde. Mais, comme dirait Jules Renard, il ne faut pas s'inquiéter quand tout va bien et qu'on se laisse griser par ses succès : ça passe.

En attendant, il lui faut se rabattre sur les trophées de moindre calibre et parfois même empaillés, tel Bernard Kouchner, prêt à tout pour accéder à la lumière, courtisan dans l'âme, léger et inconstant, capable de changer d'opinion dans l'instant dès lors que son prince en a changé, hors d'état d'écrire une ligne ni de se concentrer une seconde, convaincu que son emphase et sa grandiloquence feront tout passer, comme ce fut, jusqu'à présent, le cas. Y compris quand il fut établi qu'Omar Bongo, l'ancien président du Gabon, lui avait versé de rondelettes sommes pour des rapports sur le système de santé gabonais. Il est la preuve vivante qu'il faudrait être de gauche pour agir tranquillement, comme la droite plus rance, mais avec bonne conscience, sans les ennuis afférents : se gaver d'argent de régime africain corrompu.

Sans doute Kouchner donne-t-il à Sarkozy l'illusion qu'il est dans la lignée de Mitterrand puisqu'il officia jadis aussi dans cette cour-là, avec la même enflure. Pour le reste, les ministres de l'ouverture sont des grands blessés de la politique, déçus par la gauche qu'ils jugent trop cynique : Éric Besson, Jean-Marie Bockel et Fadela Amara, une personne vraie et entière, une de celles qui permettront à beaucoup de ne pas désespérer totalement du sarkozysme, même quand il dévalera les pentes de la démagogie.

Cette politique de la main tendue n'a pas été comprise ni appréciée par des éminences du sarkozysme comme Patrick Devedjian, secrétaire général de l'UMP et dauphin du chef de l'État à la présidence du conseil général des Hauts-de-Seine, qui préconisa en souriant une ouverture aux… sarkozystes.

Pour bonne qu'elle soit, la formule dénote, chez un lieutenant historique du nouveau président, une certaine méconnaissance de la vraie nature du sarkozysme, art de la conquête et de la séduction, jusque de ses pires ennemis. Un cagot à la botte ne vaudra jamais autant, pour le président, qu'un adversaire enragé. C'est ainsi qu'il a longtemps harcelé Jean-François Kahn, l'un de ses pires pourfendeurs, pour qu'il lui accorde un déjeuner ou un rendez-vous. Et il n'a pas supporté l'idée que le journaliste-philosophe le lui refuse. La meilleure façon d'intéresser ce galantin toujours en mouvement, c'est de le tacler ou de le combattre, surtout pas de le servir.

C'est pourquoi rien n'est jamais acquis dans sa galaxie : ça tourne et ça valse, il faut tout le temps renouveler le cheptel. Un autre sarkozyste historique, Yves Jégo, député de Seine-et-Marne, m'a, un jour, décrit ainsi le système :

« J'en ai vu défiler, des gens. À la fin du siècle dernier, on n'était pas plus de trois, autour de lui. Quelque temps plus tard, on s'est retrouvé à quinze. Au fil des ans, ça n'était jamais les mêmes, ça changeait tout le temps. Si la géographie de la Sarkozie n'arrête pas de bouger, c'est que notre homme n'a pas de bande. »

Bonaparte disait : « Donnez-moi dix hommes et je tiens l'État. » Mitterrand : « Il me faut trente hommes et je prendrai la France. » Sarkozy donnerait un chiffre encore supérieur, mais, contrairement aux deux autres, ce ne seront jamais les mêmes : à ses yeux, un bon collaborateur doit toujours être en sursis pour donner le meilleur de lui-même.

« Avec lui, dit encore Yves Jégo, quand on a accédé au cercle restreint, dans le saint des saints, on n'y reste jamais à vie. C'est très perturbant et très déstabilisateur, mais c'est une liberté qu'il se donne. Il peut reprendre sa confiance à tout moment, sans préavis. Quand on a compris ça, on a son manuel de survie pour la Sarkozie. »

C'est ce qui explique, ouverture ou pas, la concurrence si féroce, à la Cour : les places y sont chères et jamais sûres.