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La truffe

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. »

Brillat-Savarin

La première fois que Cécilia revint au bercail, j'avais invité le couple Sarkozy à la maison pour fêter l'événement. C'était le 24 janvier 2006. Même si j'étais triste pour la journaliste, une femme dont tout le monde aurait rêvé, j'étais heureux de leurs retrouvailles.

On aurait dit un jeune couple. Il y avait, entre les Sarkozy, des petits gestes d'affection qui présageaient bien la suite. Une douce gravité et une certaine retenue, qui avaient donné à cette soirée un charme particulier. Nous avions peu ri, mais pas mal réfléchi ensemble.

Ma femme et moi avions mis les petits plats dans les grands. Je m'étais ruiné en vin. Du Château Latour 1989. J'avais acheté aussi une grosse truffe avec des sentiments mêlés. J'ai toujours souffert de gastrolâtrie, l'autre mot pour la gloutonnerie, et je m'étais laissé aller, une fois de plus, à mon péché mignon qui, en l'espèce, avait été très onéreux. Comme toujours dans ces cas-là, je me sentais affreusement coupable : le prix de mon vice représentait bien plus de la moitié d'un SMIC. Je serai toujours un incorrigible jouisseur hédoniste, prêt à tout pour une goinfrade. Il faudrait, me disais-je, que je songe à donner très vite aux pauvres : la générosité, c'est la meilleure façon de se faire du bien ; surtout quand on croit avoir mal agi.

Rien qu'à respirer ma truffe plus grosse encore qu'une balle de golf, je salivais comme le chien avide qui bave à grands flots devant un morceau de viande avariée. Toute la maison fleurait la truffe et sa bonne odeur de pourriture chatouillait nos poumons, elle nous grisait, elle nous emportait. Tous sauf Nicolas Sarkozy qui, lui, gardait son calme, les pieds sur terre.

Il ne daigna pas goûter mon vin et n'apprécia pas particulièrement mes pâtes aux truffes ou plutôt ma truffe aux pâtes : après en avoir pris une petite portion, il refusa d'être servi une seconde fois. Quant à ses compliments, ils furent de politesse après ceux, enthousiastes, de Cécilia.

Je lui avais pourtant épargné mon numéro habituel sur la truffe. En qualité de membre déjà très ancien de l'Association des trufficulteurs des Alpes-de-Haute-Provence, ma seule carte de parti ou d'association, qui ne quitte jamais mon portefeuille, j'en connais un rayon sur ce monument français. Je crois même que c'est une des nombreuses vocations que j'ai ratées puisque j'ai toujours eu du mal à aller au fond des choses. C'est vrai de la littérature comme de la trufficulture.

J'aurais pu raconter à Sarkozy, pour achever de le dégoûter, qu'il semble établi que la truffe se propage par la merde. Personnellement, j'aime bien l'idée que les spores reproductrices du déifique champignon restent intactes dans les tripes des sangliers ou des humains : il leur faut attendre que nous ayons crotté, nous et nos frères les cochons, pour se développer là où nos abjectes déjections ont atterri. Quand on croit, comme moi, au Grand Tout spinozien, il y a des raisons métaphysiques d'aimer la truffe qui, même dans les assiettes les plus chichiteuses des restaurants étoilés, nous rappelle d'où l'on vient et où l'on va.

Dieu merci, connaissant les goûts du personnage, j'avais évité de servir des fromages et notamment ces banons coulants, ces maroilles puants ou, pire encore, ces tomes pourries qui me rendent fou, avec des reflets orangés ou brunâtres, que des montagnards pas causants vendent à prix d'or, du côté de Sisteron, après les avoir affinées dans leur cave pendant deux ou trois ans. Je crois bien que Nicolas Sarkozy aurait vomi à leur vue. Il y avait au moins un risque et je ne pouvais pas le prendre : ç'aurait pu être préjudiciable à ma carrière, même si elle touchait à sa fin.

« Comment peux-tu vivre sans vin ? lui demandai-je.

— C'est simple, je n'aime pas le vin.

— Mais c'est impossible de ne pas aimer le vin. Il y en a tant et tant. Des gentils, des forts, des doux, des acides, des puissants. Quand tu en auras goûté plein, tu finiras forcément par en trouver un qui te plaira.

— Je préfère le Coca light. »

J'étais troublé. Je me demandais comment un homme qui n'aime pas le vin et à qui on ne peut servir de fromages purulents, pourrait devenir président de la République. Il lui manquerait quelque chose pour être en harmonie avec le pays.

Certes, le goût se perd et s'affadit sous la dictature des grandes surfaces et de la déculturation en marche, mais bon, il y a encore, en France, des poches de résistance. Comment Sarkozy pourrait-il être en phase avec ce pays s'il ne vivait que de Coca light, de yaourts maigres et de fromages blancs à 0 %, de compotes sans sucres ajoutés et de chocolats en carrés ou en tablettes ?

Là était sans doute sa grande faille. Cet homme était, du moins à table, une sorte de peine-à-jouir. Chocolat excepté, il se privait de tous les plaisirs. Pas ceux du pouvoir, bien sûr, mais ceux de la vie, on se comprend. Il ne ressemblait pas à ses électeurs et aurait toujours du mal à les comprendre.

Je sais que la soupe d'artichaut aux truffes, servie avec des brioches, chez Guy Savoy à Paris, est son plat préféré5. Je sais aussi qu'il adore La Petite Maison, à Nice. Un des restaurants les plus fous de France, avec ses rafales de plats en tout genre, aubergine à la parmesane, beignets de fleurs de courgette, artichauts poivrade, spaghetti flambés au cognac, tiramisù, glace niçoise, pain perdu aux pêches pochées, flan au caramel, crêpes à l'orange caramélisée, mousse au chocolat blanc, mais il faut que j'arrête, la salive me vient aux lèvres en écrivant ces lignes.

Quelqu'un qui aime la cuisine niçoise en général et La Petite Maison en particulier ne peut être foncièrement mauvais. Mais il n'y va pas si souvent et je le soupçonne d'aimer surtout les desserts, il est vrai épatants. Avec un gros faible pour les Haribo, servis à volonté dans de grands bocaux avec le café.

Jusqu'à présent, la France n'avait connu que des présidents qui, s'ils n'étaient pas tous bâfreurs, aimaient la bonne chère. J'entends encore les bruits de déglutition ou les soupirs de contentement de Mitterrand ou de Chirac quand ils s'emplissaient la panse de leurs plats canailles préférés. Même s'il est moins expansif, Giscard aussi savait se goberger. Quand Sarkozy sera président, me disais-je avec nostalgie à la fin de ce dîner, on n'aura plus droit, sous les lambris de la République, qu'au tintement de la cuillère contre l'emballage en plastique des pots de yaourt.

5Cf. Maurice Szafran et Nicolas Domenach, Off, Fayard, 2011.