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« Petit Français de sang mêlé »

« L'avenir finit souvent mal, surtout quand il est bel. »

Aristide Galupeau

Quitte à passer pour un jobard ou un couillon, j'ose dire que j'ai pleuré en regardant, à la télévision, la retransmission du discours de Nicolas Sarkozy au Parc des expositions à la porte de Versailles, le 14 janvier 2007, après que l'UMP eut intronisé sa candidature à la présidence de la République. Je reconnais que c'était idiot et même ridicule. Je reconnais aussi que j'aurais pu réserver mes larmes à d'autres événements qui les eussent méritées.

Mais bon, même si ce n'est pas une excuse, je ne fus pas le seul à fondre en écoutant Sarkozy tenter de transporter la France avec cette métaphysique de quatre sous qui, en politique, tient lieu d'idéologie. Il utilisait, avec leur majuscule, des mots qu'on n'entendait plus guère. Après s'être présenté comme un « petit Français de sang mêlé », il nous expliquait aussi que l'on pouvait croire encore en notre cher et vieux pays. Enfin, il parlait à tout le monde, aux bourgeois comme au petit peuple. Aux « Gaulois » de souche comme aux immigrés de la première génération.

Ce discours de la porte de Versailles restera sans doute comme l'un des plus grands moments de l'éloquence politique. Il me rappelait Mitterrand à son meilleur. Que Sarkozy ne fût pas, par la suite, à la hauteur de ces belles phrases déclamatoires, qu'il les ait peut-être même prononcées sans y croire, c'est, hélas, le lot de la politique où la tartufferie s'est toujours bien portée. Mais il avait fait sortir quelque chose de notre sol endormi.

Si les mots ont un sens, le « petit Français de sang mêlé », à moitié hongrois, avait prononcé un discours de gauche en exhumant sans complexe les cadavres de Jaurès et de Blum que les socialistes avaient oubliés depuis longtemps déjà dans leur caveau. « Au voleur ! » s'égosillèrent-ils. Par cet acte de brigandage, Sarkozy pouvait prétendre incarner demain la France tout entière. Après ça, je ne doutais plus qu'il serait élu président de tous les Français, pour reprendre la formule giscardo-mitterrandienne.

Pour un peu, quand il dénonçait le statu quo, on aurait cru entendre Blum qui écrivait : « Toute classe dirigeante qui ne peut maintenir sa cohésion qu'à la condition de ne pas agir, qui ne peut durer qu'à condition de ne pas changer, qui n'est capable ni de s'adapter au cours des événements ni d'employer la force fraîche des générations montantes, est condamnée à disparaître de l'Histoire7. » C'est une phrase qui peut s'appliquer à tous les pouvoirs sortants. Mais en France, on avait le sentiment, à tort ou à raison, que c'était toujours le même pouvoir depuis des décennies, sous des couleurs différentes.

De plus, Sarkozy nous parlait une langue qu'on n'avait encore jamais entendue. Comme souvent, je me sentais totalement en phase avec Max Gallo, fils d'immigrés comme moi, une belle personne qui n'a jamais eu peur de rien, surtout pas des causes perdues, quand il m'a dit : « Jusqu'à présent, pour évoquer la France, il fallait avoir les pieds sur terre, de préférence celle du Massif central. Lui, il nous a donné toutes les raisons d'aimer la France, de manière abstraite et intellectuelle, pour ce qu'elle était. »

J'avais perdu mon esprit critique, peut-être aussi tout sens commun. Comme tant d'immigrés ou d'enfants d'immigrés, il me semblait qu'il avait trouvé les mots qu'il fallait pour parler de la France éternelle qui a tant de choses à dire au monde. Il nous proposait de sortir de la naphtaline où nous fermentions, d'arrêter de nous dégoûter de nous-même et de cesser de nous laisser mourir à petit feu pour renaître enfin. Farceur !

Je pensais même qu'il était capable de se sublimer et de devenir l'homme idoine pour en finir avec cette société à cran, épouvantée par le monde moderne, qu'a si bien décrite un jour Georges Bernanos : « À chaque nouvelle secousse, cramponnée à sa mécanique séculaire, à ses volants, à ses leviers, elle ordonne d'une voix étranglée par la peur de resserrer d'un tour, d'un autre tour et d'un tour encore, l'ordre administratif, vissé jadis par le Premier consul. Une société pareille peut bien inspirer de la compassion ou du mépris, il est clair qu'elle ne donne à personne l'illusion de la sécurité. »

Je ne doutais pas qu'il saurait réconcilier les Français. Je savais bien qu'une partie non négligeable de son discours de la Porte de Versailles était l'œuvre d'Henri Guaino. Un sacré personnage, élevé par sa mère, femme de ménage. Un enfant de la République méritocratique et un intellectuel gaulliste de haute volée. On disait qu'ils avaient travaillé le texte ensemble de longues heures, s'accrochant sur un mot ou une virgule, dans des séances de travail épiques. J'étais donc en droit de considérer que ce texte-fleuve était la matrice du sarkozysme, totalement assumée par le candidat. Si je nourrissais des réserves, et j'en avais, ne serait-ce que par mon métier, qui enseigne la méfiance, elles étaient souvent dissipées par l'espèce d'hystérie collective de la bien-pensance : celle-ci nous annonçait, avec la victoire de Sarkozy, l'avènement d'un nouveau fascisme, avec guerre civile à l'appui.

Souvent, il y avait dans cet anti-sarkozysme thyroïdien des relents que je n'aimais pas, ceux qu'un écrivain marqué à droite, maurrassien à ses heures, a résumé dans une formule qui exprime à merveille une certaine bonne conscience française : « La France est la patrie du genre humain et l'on y est très accueillant aux étrangers, exception faite, bien entendu, pour les amerloques, les angliches, les fridolins, les macaronis, les espingouins, les polacks, les macaques, les ratons, les youpins et autres métèques. » Il s'agit de Thierry Maulnier.

Tous les racistes de France étaient anti-sarkozystes mais tous les anti-sarkozystes n'étaient pas racistes, cela va de soi. Jean-François Kahn, par exemple. Un ami de quarante ans qui a toujours laissé sa liberté d'esprit mener ses pas. À lui seul, un festival d'anti-conformisme dans un monde de plus en plus confit.

Jean-François Kahn m'a beaucoup appris et je me suis souvent inspiré de l'art de l'imprévisibilité et du contre-pied qu'il a manié comme personne dans les journaux qu'il a dirigés, L'Événement du jeudi, puis Marianne. Ce journaliste-philosophe a toujours pris soin de ne jamais faire partie de la meute. Ni de la moutonnaille. Et ses vacheries les pires sont toujours corrigées par un rire. N'étaient quelques fixettes, comme son allergie d'Alain Duhamel, nous serions d'accord sur tout. Il ne se la pète pas et, comme moi, il met très haut dans son panthéon personnel l'opéra, le vin et les provinces françaises.

Pour preuve, nous déjeunons toujours dans des restaurants de pays où des VRP ventrus, sortis du siècle dernier, nouent leur serviette autour du cou avant de s'empiffrer comme nous de lentilles vinaigrette ou d'autres plats d'autrefois. Nous avons les mêmes phobies, à commencer par les grandes surfaces et la bouffe industrielle.

À cette époque, « JFK » cherchait à me recruter dans sa croisade anti-Sarkozy. Il écumait :

« Tu ne peux pas croire un mot de ce que dit Sarko. C'est du foin, de la foutaise !

— À force de répéter des choses dans leurs discours, les politiques finissent toujours par les croire. Parfois, même, ils les font.

— Il ne le fera pas, lui. Il ne fera même rien de ce qu'il dit. Il est trop égotique, trop versatile, trop irrationnel. Trop fou aussi. Il serait capable de foutre le pays en l'air.

— Ta passion t'aveugle.

— Toi, c'est ta naïveté qui t'aveugle. »

Il exagérait, comme d'habitude, et moi aussi, dans un autre genre. Nous sommes tous les deux des exagérateurs, les journalistes le sont souvent. On ne se refait pas. Finalement, je préférai détourner la conversation sur Puccini, l'une de nos passions communes dont les grands airs, comme celui de Tosca, nous font pleurer à grands flots. Je ne rendis cependant pas vraiment les armes, en mon for intérieur. J'appréciais la niaque incroyable de Ségolène Royal et la bravoure ombrageuse de François Bayrou, mais il me semblait que Nicolas Sarkozy était le mieux placé pour porter le cadavre de la France et peut-être même la ressusciter, avant qu'elle ne pourrisse jusqu'à l'os du croupion.

Était-il fou, comme le prétendait Kahn ? En politique comme ailleurs, l'avenir n'est pas aux personnes trop équilibrées. J'ai toujours fait mienne une formule de Jean Serisé, un ancien mendésiste qui fut l'un des architectes de notre comptabilité nationale avant de devenir l'éminence grise de Valéry Giscard d'Estaing. Il avait expliqué ainsi la politique à Sylvie Pierre-Brossolette qui, dans les années 1970, faisait ses premiers pas de journaliste : « Tous ceux qui briguent ou exercent les plus hautes fonctions sont fous. Mais il y a trois sortes de fous. Les “pas assez fous” qui n'y arrivent pas. Les “trop fous” qui échouent toujours. Il n'y a que les “juste assez fous” qui réussissent. Mais, ne l'oubliez jamais, eux aussi, ils sont fous ! »

Cette campagne sur sa « folie » me rendait Sarkozy plus sympathique encore. Je crois n'avoir jamais rien eu à voir avec ces dindons qui, dès qu'ils ont fini de tartiner de la copie dans leur organe de presse, courent se mirer dans le plumage des puissants en jouant les conseilleurs. Chacun son métier, on n'a pas gardé les cochons ensemble. Mais j'entrai, soudain, dans cette catégorie quand, transgressant toutes les règles que je m'étais fixées en quarante ans de journalisme, j'allai apporter à Sarkozy mes préconisations pour sa campagne :

« Il faut que tu incarnes la France jusqu'à la moelle. Pour ça, il y a un moyen : se faire photographier sans arrêt devant les grands monuments français, des symboles de notre identité et de l'Histoire. C'est Reagan qui m'a filé le truc. »

Honte à moi. Je n'ose imaginer ce que penseront mes amis journalistes, les Kahn ou les Joffrin, quand il liront ces lignes, mais j'étais devenu, l'espace d'un instant, un affidé pathétique et ridicule. Un sous-Séguéla. Dès qu'il entendit le nom de Reagan, quelque chose s'alluma dans le regard de Sarkozy. Il baissa un peu la tête, en signe de concentration.

« Pendant la campagne des primaires dans le New Hampshire, en 1980, continuai-je, Ronald Reagan m'avait expliqué comment il gagnerait l'élection présidentielle. En se montrant sans cesse devant, ou à côté de quelque chose qui représentait l'Amérique ou la région qu'il visitait. La bannière étoilée, la maison d'une figure historique, un arbre multicentenaire, une statue, n'importe quoi qui pouvait redonner de la fierté à ses concitoyens. De la sorte, disait-il, je retiendrai leur attention et, en plus, à force de me frotter à tous ces symboles, de m'en imprégner, je finirai par être l'Amérique. Eh bien, toi, il faut que tu sois la France. »

J'observai un silence, pour ménager mon effet, puis :

« Je ne te conseille pas les deux monuments les plus visités du pays, la tour Eiffel et le château de Versailles : personne ne comprendrait, mais je pense que tu devrais t'afficher très vite dans le joyau de notre patrimoine : le mont Saint-Michel. »

C'est ce qu'il a fait quelques jours plus tard.

7 À l'échelle humaine, Gallimard, 1945.