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République bananière

« Être riche, ce n'est pas avoir de l'argent, c'est en dépenser. »

Sacha Guitry

Il y a les mouches à célébrités : la renommée les attire parce qu'elles se voient plus belles dans le regard des personnes connues. Il y a aussi les mouches à riches : elles rêvent et s'enivrent en même temps de faste et de magnificence en compagnie des grosses fortunes.

Sarkozy appartient aux deux catégories comme il l'a montré lors de la soirée du Fouquet's, la nuit de son élection. Il a un gros faible pour les riches avec qui il aime parler sur un pied d'égalité, comme s'il était l'un des leurs. Ses héros qui sont par ailleurs ses amis s'appellent Bernard Arnault, Paul Desmarais et Albert Frère.

Autant dire qu'il a aussi beaucoup fréquenté les Bettencourt. Un couple étrange. Doux et urbain, surnommé « Dédé » par ses employés de maison, André est un ancien compagnon de Mitterrand, secrétaire d'État de Mendès France, du général de Gaulle, puis de Pompidou, qui traîne un mélange d'ennui et de mélancolie. Une caricature de riche aristocrate neurasthénique. Il est vrai qu'il porte comme une croix les quelques pages aux mauvais relents qu'il a écrites pendant l'occupation nazie et qu'on lui remet régulièrement sous le nez. Liliane, son épouse, est l'héritière d'Eugène Schueller, le fondateur de L'Oréal, proche de la Cagoule et de l'extrême droite dans les années trente et quarante. Vive, drôle et délurée, la « femme la plus riche de France » est toujours une attraction dans les dîners en ville.

Comme tous les riches qui se respectent, les Bettencourt ont mis au pot pour l'élection du « petit Nicolas », puisque c'est ainsi qu'on l'appelle, avec tendresse, dans les beaux quartiers. Ils ont donc financé leur candidat à raison de 30 000 euros, en toute légalité. Mais en ont-ils fait plus ? Y a-t-il eu aussi, comme cela se produit encore souvent, du liquide dans les enveloppes ?

C'est la question que l'on est en droit de se poser quand on observe la méticuleuse attention que Nicolas Sarkozy a toujours portée, d'entrée de jeu, au dossier Bettencourt. À croire que le président redoute qu'il ne lui explose à la figure. Tout au long de cette affaire, il donne en effet l'impression de vouloir cacher quelque chose. Un secret.

Peut-être n'est-ce qu'une impression. Peut-être cède-t-il là encore à son mauvais penchant : « C'est moi qui dois m'occuper de tout. » Mais l'interventionnisme de l'Élysée dans ce qui n'était, au départ, qu'une tragédie familiale, nourrit les soupçons.

Récapitulons. Après la mort d'André Bettencourt en 2007, Liliane fait don d'une partie de sa fortune, il est vrai colossale, au dandy-photographe François-Marie Banier, un as du rond de jambe. Il y en a déjà pour un milliard et ce ne serait pas fini si Françoise Meyers-Bettencourt, la fille de Liliane, n'avait décidé de mettre le holà en saisissant la justice.

Elle considère que sa mère est en état de faiblesse et que Banier en profite. Au magazine Elle, elle déclare que la vieille dame même pas indigne a été « abusée » et qu'elle veut la « protéger », la « retrouver ». Même si la famille Bettencourt est l'actionnaire de référence du groupe L'Oréal, on est là dans l'intime, le président n'a pas à s'en mêler.

Or, quand l'affaire éclatera au grand jour, jusqu'à tourner au déballage avec la publication d'enregistrements réalisés par le maître d'hôtel de Liliane Bettencourt, il apparaîtra que le chef de l'État suivait ce conflit privé de très près par l'entremise de son ami Philippe Courroye, le procureur de Nanterre, et de son collaborateur Patrick Ouart, un juriste brillant, qui navigue entre l'Élysée et LVMH, sa maison mère, au point qu'on ne sait plus bien pour qui il travaille. Pis, il n'y a aucun doute que Sarkozy a tout fait pour étouffer cette histoire. Qu'il a, en somme, entravé par ses différents relais la marche de la justice.

Philippe Courroye est à la manœuvre. À la surprise générale, le chef du parquet de Nanterre a décidé, pendant l'été 2009, de classer le dossier, ce qui n'a pas empêché Françoise Meyers-Bettencourt de contre-attaquer. Depuis, il s'est assis dessus et ne s'en prend qu'aux auteurs des fuites. Gare à ceux qui veulent faire éclater la vérité ; ils seront poursuivis.

C'est ainsi que le procureur a déclenché de lui-même, sans attendre les plaintes, une enquête pour « atteinte à la vie privée » contre le maître d'hôtel de Liliane Bettencourt, qui avait enregistré les conversations entre la vieille dame et l'étonnante faune qui la « conseillait » pour ses affaires financières ou juridiques. Une faune dont la proximité avec le système Sarkozy est transparente.

Courroye a gagné son surnom : « Courroye de transmission ». La justice lui est chère ; Sarkozy, plus cher encore. Quand la comptable de Liliane Bettencourt, Claire Thibout, porte des accusations contre le chef de l'État, toute la machine policière et judiciaire se met en branle d'un coup. Le crime de cette femme qui a travaillé douze ans avec la vieille dame, c'est d'avoir déclaré au site Médiapart : « Tout le monde savait dans la maison que Sarkozy aussi allait voir les Bettencourt pour récupérer de l'argent. C'était un habitué. Le jour où il venait, lui comme les autres d'ailleurs, on me demandait juste avant le repas d'apporter une enveloppe kraft demi-format avec laquelle il repartait. »

Ce n'est pas la fin du monde : il n'y aura jamais de preuve. Au surplus, Claire Thibout relativise : « C'était un vrai défilé d'hommes politiques dans la maison. Ils venaient souvent au moment des élections. “Dédé” » arrosait large. Chacun venait toucher son enveloppe. Certains atteignaient même parfois 100 000, voire 200 000 euros. »

Après la diffusion de ses déclarations, tous les moyens de l'État sont déployés, toutes affaires cessantes, pour retrouver la comptable, partie en vacances, du côté d'Arles. Le chef de l'État harcèle son ministre de l'Intérieur au téléphone : « Qu'est-ce que tu fous ? Qu'attendez-vous pour la localiser ? » Quand, enfin, la police met la main sur Claire Thibout, elle rétropédale sans démentir pour autant. Interrogée pour la quatrième fois en une semaine par la police, elle qualifie seulement de « possible » la remise d'enveloppes à Nicolas Sarkozy.

Rien ne dit que Nicolas Sarkozy ait touché la moindre enveloppe de la part des Bettencourt. Mais force est de constater que, en surréagissant, il a tout fait pour qu'on le croie. Telles sont les limites de sa pratique républicaine. Elle s'approprie la police, privatise la justice et s'arroge tous les droits. Du coup, elle provoque la suspicion.

Quand on tient tout, on ne contrôle plus rien, surtout pas les rumeurs. L'affaire Bettencourt aura jeté une lumière crue sur un mode de fonctionnement qui n'est pas digne d'une grande démocratie et qui évoque irrésistiblement les républiques bananières.

Passons sur Banier, le vieil éphèbe vorace ; passons aussi sur les aigrefins, Légion d'honneur à la boutonnière, qui s'affairaient autour de « la femme la plus riche de France », en se vantant d'avoir le bras long : les personnages de ce genre, mus par la vanité et la cupidité, sont de toutes les époques. Ils ne méritent pas que l'on s'attarde sur eux.

Ce que l'affaire Bettencourt a révélé, ce n'est pas la bassesse de certaines natures, mais la consanguinité, la dépravation et la dégénérescence d'un système où tout se vaut, la justice, la police, les intérêts supposés du président ou les petites combines des uns et des autres. Le moins accablant pour le régime n'aura pas été le rôle d'Éric Woerth dans ce feuilleton. Une incarnation vivante du mélange des genres. Un homme sérieux, compétent et promis à un grand avenir, qui a tout confondu, sa caisse, la République et la carrière de sa femme, probablement sans s'en rendre compte. Qu'on en juge : d'abord, il cumule son portefeuille ministériel, celui du Budget puis celui du Travail, avec le poste de trésorier de l'UMP. Ensuite, il fait bénéficier son parti des largesses de Liliane Bettencourt par l'entremise d'un gestionnaire de fortune auquel il remettra la Légion d'honneur et qui, par ailleurs, embauchera son épouse dans sa société, une société qui travaille, comme de bien entendu, pour « la femme la plus riche de France ». Apparemment, rien d'illégal dans tout cela, mais beaucoup de coïncidences malheureuses.

Nous voilà loin de la « République irréprochable » que nous annonçait Nicolas Sarkozy, pendant la campagne de 2007, avec l'air de : « Vous allez voir ce que vous allez voir. » On assiste là à une sorte de privatisation de la République. Si le président prétend être de son temps, cet épisode montre que sa pratique du pouvoir date de Louis-Philippe, et encore, on est très généreux. Pétrone avait déjà tout dit dans le Satiricon : « Que peuvent les lois, là où ne règne que l'argent ? »