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Certains l'appellent « Maurice »

« Il n'a qu'une qualité : il est modeste. Et il s'en vante. »

Alfred Capus

Un Don Quichotte a toujours son Sancho Panza. Celui de Nicolas Sarkozy s'appelle Claude Guéant, un personnage qui a la modestie ostentatoire des grands vaniteux, furieux d'être rien ou si peu.

Tandis que Nicolas Sarkozy joue les deus ex machina, plaçant ses pions dans l'industrie, l'administration et les médias, Claude Guéant assure le suivi et même davantage. De temps en temps, il s'offre aussi une petite nomination. Parfois une grosse.

Secrétaire général de l'Élysée pendant près de quatre ans, avant de devenir ministre de l'Intérieur, c'est un homme qui impressionne, surtout par sa réserve. La voix doucereuse, presque toujours murmurante, pour ne pas déranger. La démarche tellement silencieuse, comme sur des œufs, qu'on ne l'entend pas arriver ni partir.

Au début du quinquennat, la presse le surnommait « l'homme le plus puissant de France ». Il semblait appelé à succéder tout naturellement, le jour venu, à François Fillon, avec sa tête de Premier ministre de fin de règne, quand il s'agit surtout de ne pas faire de vagues.

Il y avait chez lui quelque chose qui rassure toujours les politiciens : un manque absolu d'ambition personnelle, une obséquiosité de valet de Cour, aucune once d'égocentrisme, un dévouement sans borne au patron et à la République. C'est ce qui fait la force de ce personnage lisse qui ne s'est jamais départi des manières du petit préfet départemental qu'il fut jadis dans les Hautes-Alpes avant que Charles Pasqua ne le repère pour en faire son directeur adjoint de cabinet au ministère de l'Intérieur, en 1993.

D'où le surnom qu'il a gagné, à l'Élysée : « Maurice », façon de souligner le côté rustique et provincial. Aussi influent qu'il soit, cet homme a des complexes. Tout énarque qu'il est, il ne fait pas partie du petit monde bourgeois et parisien où ont été recrutées la plupart des éminences du sarkozysme. Il a passé son enfance en pays minier, à Vimy, une petite bourgade à quelques kilomètres d'Arras, et ne semble pas revenir de ce qui lui est arrivé. De son ascendant sur Nicolas Sarkozy. De son triple rôle auprès de lui : chambellan, maire du palais et préposé aux affaires secrètes. Sans parler des autres…

Équanime en tout, il reste toujours sous contrôle. Ni pulsion ni haussement de ton ni accélération du rythme cardiaque. C'est, à tout point de vue, le contraire de Sarkozy. Autant son patron est impatient, boulimique et brouillon, autant Claude Guéant prend son temps. L'un trouve la vie très courte ; l'autre, trop longue.

Claude Guéant est un diesel. Il se lève tous les jours à 6 h 30 pour se coucher à minuit et, dans l'intervalle, il travaille. Apparemment, il n'est bon qu'à ça. À moins qu'il n'ait rien de mieux à faire. En tout cas, il n'arrête pas, notant tout et donnant la même importance à chacune des informations qu'il recueille, fût-elle négligeable.

Il n'a pas le talent flamboyant d'Henri Guaino, son ennemi personnel, ni la compétence pointilleuse de Xavier Musca, ni les intuitions prophétiques de Jean-Michel Goudard, ni la science géopolitique de Jean-David Levitte. Il n'a aucune de ces qualités, qu'il déteste au demeurant comme tous les flagorneurs professionnels, inquiet de tout et jaloux de tous.

À l'Élysée, il aura été trop servile pour servir bien son président. Il l'a finalement enfumé sous les coups d'encensoir. S'il a tenu si longtemps, c'est parce qu'il a le bon sens et le sang-froid dont semble manquer parfois son patron. Ce qui lui a permis, le plaisantin, de se forger une statue pour les gogos : celle d'un personnage qui incarnerait l'État, un État fort et tranquille.

Or il s'est pas mal encanaillé, au fil du temps. Il se sent même assez sûr de lui pour ne plus soigner ses relations. Il s'affiche volontiers avec l'avocat franco-libanais Robert Bourgi, symbole vivant de la Françafrique, très proche de l'ancien président du Gabon, Omar Bongo, puis de son fils Ali. Il est du dernier bien avec Alexandre Djouhri, expert en contrats d'exportation vers le Moyen-Orient, qui était dans les petits papiers de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin dont il a fait les beaux jours. Ils ne se quittent pas. La prospérité trouve toujours des amis. Le pouvoir aussi.

En plus de la gestion des ressources humaines au gouvernement et de tout le reste, Claude Guéant est en charge des affaires secrètes, comme le confirment ses voyages incessants, le week-end, en Syrie, au Liban, dans les Émirats ou au Gabon. À peu près partout où il y a de l'argent à faire, disent les mauvaises langues. Et gare à ceux qui, comme Jean-Christophe Rufin, ambassadeur au Sénégal, un homme intègre et courageux, se heurtent à son étrange réseau. Ils sont écartés sans ménagement.

Il tisse sa toile, place ses hommes, très souvent francs-maçons, ce qui est sûrement un hasard, et s'intéresse à tout, notamment à l'industrie où il suit de près le nucléaire. Lui aussi se croit omniscient. Il n'a plus de limites…

En 1994, pour le remercier de ses bons et loyaux services à l'Intérieur, Charles Pasqua avait fini par catapulter Claude Guéant à la tête de la Police nationale. La fonction lui seyait bien. C'est là que le futur secrétaire général de l'Élysée a développé son goût du secret, du renseignement et des réseaux tangentiels. À l'Élysée, il peut le déployer à sa guise : Nicolas Sarkozy qui lui fait une confiance absolue lui a tout délégué. Y compris la supervision des contrats d'armement, activité juteuse s'il en est.

C'est le vice-président et, comme aux États-Unis, il est préposé à la politique étrangère, plus particulièrement, dans son cas, aux affaires de renseignement ou d'exportation d'armement. N'en référant qu'au chef de l'État, il court-circuite régulièrement les ministres de la Défense et des Affaires étrangères, qui ont fini par en prendre leur parti : Claude Guéant se fiche pas mal de leurs avis ; il ne rend de comptes à personne, sauf à Sarkozy.

Ces deux-là partagent de grands secrets ; ils sont indissolublement liés par un pacte qui, s'il n'est pas de sang, a au moins la densité du roc. Tous ceux qui eurent l'outrecuidance de s'opposer ouvertement à « Maurice » ont, telle Emmanuelle Mignon, l'ex-directrice de cabinet de l'Élysée, fini par être dégagés ou par s'esbigner.

Après la victoire de 2007, il a réussi à écarter Laurent Solly de l'équipe élyséenne. Le chef de cabinet de Sarkozy au ministère de l'Intérieur avait de l'allant et d'entregent. Rien d'un besogneux passe-muraille. Exit Solly qui se recyclera à TF1 où il ne fera pas d'ombre à Guéant.

En envoyant Henri Guaino dans un cul-de-basse-fosse, le secrétaire général de l'Élysée aurait définitivement assis son pouvoir. Mais les princes les moins pervers aiment bien laisser des cailloux dans les chaussures de leur chambellan…

Le président a tout de même fini par l'exfiltrer de l'Élysée en lui confiant le portefeuille de l'Intérieur. Une belle promotion, assurément. Mais une façon aussi de commencer à couper le cordon ombilical avec un personnage aux amitiés parfois sulfureuses, qui, sous prétexte de le protéger, l'a enfermé dans une bulle en ne lui communiquant pas toutes les notes qu'il recevait à son attention.

Claude Guéant ne lui aura pas vraiment porté bonheur…