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Le syndrome de l'aubain

« Qui s'enseigne lui-même pourrait bien avoir un sot pour maître. »

Saint Bernard

Il ne connaît rien mais il sait tout. Il parle sans arrêt mais il ne dit rien. Il n'écoute personne mais il entend. Enfin, parfois, quand on crie plus fort que lui.

Nicolas Sarkozy ne semble pas sortir d'un livre d'histoire mais plutôt d'un feuilleton américain à la 24 heures chrono, série dont il a avalé les épisodes à la chaîne avec son épouse, entre un film de Lubitsch et un autre de Pasolini.

C'est ce qui rend Sarkozy si décalé dans la galerie des présidents de la V e République. Ses prédécesseurs rappelaient toujours quelqu'un d'autre. À commencer par de Gaulle qui évoquait forcément Jeanne d'Arc. La même posture, la même mystique, les voix en moins.

Les grands hommes de la V e République s'inscrivaient jusqu'alors dans une tradition, ils appartenaient à une filiation. L'Histoire repassant indéfiniment les mêmes plats, les mêmes caractères et les mêmes gueules, on voyait ainsi Georges Clemenceau, le « Tigre », percer sous François Mitterrand, ou André Tardieu, le conservateur novateur, sous Valéry Giscard d'Estaing.

Avec Sarkozy, on perd les repères et les références. Même si on peut lui trouver des traits communs avec Thiers, Guizot ou Louis-Philippe, il n'est pas de leur famille. Il ne correspond à rien de ce que la France a connu. C'est une sorte d'orphelin de la politique qui s'est fait tout seul et dont les pères spirituels ne furent que des marchepieds. Un aubain, comme on disait dans la France de l'Ancien Régime pour désigner l'étranger fixé dans le royaume sans être naturalisé.

De cela, Sarkozy ne tire aucun complexe mais, au contraire, une certaine fierté. Il n'est au demeurant impressionné par personne, pas même par de Gaulle. Le 5 juin 2008, il m'a dit devant témoins : « Moi, gaulliste ? Ce n'est pas aussi simple. Le général de Gaulle fut un grand homme en juin 1940, puis en mai 1958. La première fois, il nous a rendu l'honneur et la seconde fois, donné une Constitution. Mais après ? Quel est son bilan ? Laissez-moi rigoler. Qu'est-ce qu'il a fait, au juste, en dehors de s'accrocher à un pouvoir qui se dérobait devant lui ? Et puis franchement, il serait temps d'en finir avec une certaine légende. Il vivait à une époque où on n'avait pas tout le temps les juges et les journalistes sur le dos. C'était plus facile. Quand on en fait un modèle de vertu, j'ai quand même quelques doutes. Il paraît qu'il réglait lui-même ses factures d'électricité, à l'Élysée. Bon, d'accord. Mais quand son coiffeur venait lui couper les cheveux, c'était pas lui qui payait. C'était son aide de camp. »

Il y a chez Sarkozy un trait de caractère qu'il ne faut jamais négliger et dont il essaie, non sans mal, de se protéger : même s'il n'a évidemment pas lu le grand philosophe Jacques Derrida, il adore déconstruire, surtout quand ça scandalise. C'est ce qui limite la portée de sa diatribe contre le Général. Mais parmi tous les personnages de ce calibre que j'ai pu rencontrer dans ma vie professionnelle, c'est le premier, à ma connaissance, qui n'ait pas au-dessus de lui une figure tutélaire ou un ascendant historique.

C'est le syndrome de celui qui s'est fait tout seul et un peu contre tous. Un mélange de fougue et d'arrogance. Jean-Pierre Elkabbach est le premier journaliste à lui avoir donné un micro pour une émission de grande écoute. C'était en 1986, sur Europe 1. « Il est arrivé avec des tas de fiches manuscrites de couleurs différentes, se souvient Elkabbach. Et dès que j'ai ouvert la bouche, il m'est rentré dedans. Après, j'ai appris qu'il s'était enfermé une journée entière pour préparer l'entretien. »

Dès lors, Jean-Pierre Elkabbach et Nicolas Sarkozy prennent l'habitude de déjeuner de temps en temps ensemble. Un jour, le maire de Neuilly annonce au journaliste : « Ça y est, je sais ce que je veux faire. Moi, le Hongrois, je serai ministre de la République. »

Sept ans plus tard, Nicolas Sarkozy lui apprend que ses vœux sont enfin exaucés : Édouard Balladur, le Premier ministre désigné, le nommera au Budget.

« Mais qu'est-ce que t'y connais, au Budget ? demande Elkabbach.

— Rien, je m'en fous. J'apprendrai. Je travaillerai, j'ai l'habitude. À Bercy, on marche sur les inspecteurs des Finances, y a même que ça. Je prendrai le meilleur et il fera mon cabinet. Mais ce n'est pas ce qui est important. Ce qui l'est, c'est que maintenant, là où je suis, je les tiens tous… »

Désormais, quand Jean-Pierre Elkabbach retrouvera à déjeuner le ministre-qui-les-tient-tous, l'homme des contrôles ou des arrangements fiscaux, Sarkozy lui dira : « Quand je serai président… »

Nicolas Sarkozy répète volontiers que son problème, c'est lui-même. Mais on voit mal comment il aurait pu aller si vite et si haut sans cette hargne incroyable qui le mène. Ces colères. Ces menaces. Ce mélange d'impudeur et d'impudence. Il ne compte jamais que sur ses propres forces. Celles de l'intimidation, notamment.

Ce sont ces traits de caractère qui, avec son narcissisme, ont creusé le fossé avec les Français. Il dissimule ses accès d'affectivité, autrement dit ses faiblesses, avec beaucoup moins de soin que Mitterrand ou Chirac qui, de leur humanité, avaient su faire un atout. Même s'il ne songe qu'à ça, il ne sait pas se faire aimer.

On ne peut aimer les gens qui s'aiment, et Sarkozy donne le sentiment de s'aimer trop. Comme si, après son sacre, l'aubain s'était enfin réconcilié avec lui-même. Comme s'il était fier d'être devenu, par un tour de passe-passe, l'incarnation vivante de la France.

Ironie de l'Histoire : ce fils de Hongrois reste cependant à l'image du pays, jusque dans ses racines les plus profondes. Il en est même le meilleur résumé, contrairement aux idées, fausses, qu'on se fait de lui. Dans Histoire de France, son chef-d'œuvre, Jacques Bainville, qui fut pourtant pendant trente ans un collaborateur régulier de L'Action française, organe de l'ultra-droite maurrassienne, définit le peuple français comme un « composé ». « Le mélange, explique-t-il, s'est formé peu à peu, ne laissant qu'une heureuse diversité. »

Il ne faut jamais oublier que la France fut fondée par Clovis et que Clovis était un Barbare.