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« Taulier du monde »

« Il n'y a jamais eu ni bonne guerre ni mauvaise paix. »

Benjamin Franklin

Je plains les politiques, je les plains bien sincèrement. Quand, par leur talent et leur travail, ces pauvres diables réussissent à sortir du lot, ils deviennent le matériau de base des scribouillards frivoles et irresponsables dans mon genre, qui s'en saisissent pour les broyer, le temps d'un livre ou d'un article, sous leurs espiègleries et leurs dénigrements systématiques.

C'est un métier : le mien. Vous me direz qu'à observer toute cette ménagerie feindre, carotter ou suborner, sans jamais prendre de risque ni voir plus loin que le prochain scrutin, on peut comprendre que le mot même de politique fasse rire ou bien vomir. Dieu sait, pourtant, s'il y a beaucoup de personnages, à gauche comme à droite, qui honorent leur fonction.

Il arrive ainsi à Nicolas Sarkozy de l'honorer. Notamment sur le plan international. C'est qu'il fut toujours, ou presque, à la hauteur dans la gestion des affaires du monde ; il a su faire respecter la France.

Certes, on ne se refait pas, il a souvent cédé à ses mauvais penchants pour la gloriole. Quand, par exemple, en juillet 2008, il dit à Jean-Louis Borloo et à plusieurs ministres à propos de l'élection présidentielle américaine à venir : « J'espère que John McCain sera élu. Avec lui à la Maison-Blanche, je pourrai rester le taulier du monde. Si c'est Barack Obama, en revanche, j'aurai du mal, beaucoup de mal. »

Observation aussi naïve que pathétique. Nicolas Sarkozy n'a pas compris que le pouvoir d'une personnalité sur le monde, fût-elle talentueuse, reste proportionnel au poids économique de son pays. Or, à l'heure de l'hypercroissance de la Chine, de l'Inde ou du Brésil, la France n'a plus, c'est l'évidence, le même rayonnement qu'autrefois. Ce n'est pas vers elle que tous les yeux sont rivés : ses gigotis ou ses contorsions n'y changeront rien.

Mais Nicolas Sarkozy n'est pas du genre à se moucher du pied. Depuis que la France a assuré la présidence semestrielle de l'Union européenne, en 2008, il fait le renchéri. La crête levée, il est tout de suite apparu, sur la scène internationale, comme une réincarnation du coq gaulois. Dans les sommets, il lui faut toujours avoir la vedette, surtout devant les caméras : quand il ne se pousse pas du col, il se hausse sur la pointe des pieds, fait des grands gestes des bras ou se tient à l'écart avec une mimique, comme ces mystificateurs qui veulent faire croire qu'ils sont au centre des débats et des conversations.

Le « taulier du monde » vaut pourtant mieux que cette image infantile. En quelques mois, il l'a prouvé deux fois. Avec la crise géorgienne, puis avec la crise financière. Dans les deux cas, il ne fut certes pas le sauveur de l'humanité que s'échine à nous décrire l'hagiographie sarkozyenne. Mais il fut à son meilleur, avec sa rapidité d'action et son énergie pétaradante.

Quand survient le conflit entre la Russie et la Géorgie, dans les premiers jours d'août 2008, le dossier de l'Occident général et de Nicolas Sarkozy en particulier n'est pas excellent, loin s'en faut : avec cette affaire, c'est en effet le précédent du Kosovo qui revient en boomerang.

En décidant, la même année, d'amputer la Serbie d'un de ses territoires historiques, le Kosovo, qu'ils laissèrent accéder à son indépendance, les Occidentaux ont réinventé une jurisprudence, fauteuse de guerre, qui n'avait plus cours depuis longtemps en Europe : l'autodétermination.

Tous les observateurs avertis avaient prévu le coup : après l'autodétermination du Kosovo, pourquoi pas celles de provinces qui rêvent de s'affranchir de la Géorgie, comme l'Abkhazie (12 % du territoire géorgien) et l'Ossétie du Sud (5 %) ? Deux républiques, respectivement peuplés de 250 000 et de 70 000 habitants, aux mains des russophones qui ne songent qu'à revenir dans le giron de la mère patrie.

Un homme d'État de la trempe de François Mitterrand aurait pu empêcher cette faute originelle que fut l'indépendance donnée au Kosovo, berceau de la Serbie, colonisé au fil des ans par l'immigration albanaise. Hanté par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, l'ancien président français ne souffrait pas l'idée que la vieille Europe passe son temps à redessiner ses frontières, jusqu'au prochain conflit. En somme, il préférait une injustice à la guerre. Mais les humains ont toujours tendance à croire que l'histoire du monde a commencé le jour de leur naissance. C'est notamment le cas de la nouvelle génération de dirigeants européens qui, sur l'affaire kosovare, a laissé la bride à la bien-pensance médiatique et à son inculture historique.

Mikheil Saakachvili, le président géorgien, est un grand naïf, ami de l'Occident, qui a beaucoup sympathisé avec Nicolas Sarkozy et que George Bush apprécie au plus haut point. Ils l'ont toujours assuré de leur soutien en cas de conflit avec les Russes. Et il a cru, le benêt, qu'il était dans son bon droit quand, le 7 août 2008, il a lancé une offensive militaire pour recouvrer la souveraineté de la Géorgie sur l'Ossétie du Sud, aux mains des séparatistes pro-russes. Les Russes ont aussitôt réagi ; ils sont entrés en guerre. À leur façon, sans ménagement.

Le 12 août, Nicolas Sarkozy se rend à Moscou pour tenter d'arracher un arrêt des combats alors que les troupes russes avancent lentement mais sûrement en territoire géorgien, en direction de la capitale. La veille, George Bush lui a déconseillé de faire le voyage : « Laisse tomber. Le temps que tu arrives à Moscou, les chars russes seront déjà à Tbilissi. » Bien sûr, le président français ne l'a pas écouté ; il a décidé de régler le problème lui-même et de profiter de l'incroyable absence américaine.

Les États-Unis rechignent à se mêler d'un conflit qui fait rage dans la zone d'influence russe. George Bush est, de surcroît, défaitiste et dépressif, comme tous les présidents américains en fin de mandat, quand tout se ligue contre eux. Il est devenu le fantôme de son propre déclin. Il n'a plus aucun réflexe.

Pour Nicolas Sarkozy, c'est le moment ou jamais. La géopolitique ayant, comme la nature, horreur du vide, il jouera donc, après le forfait américain, au maître du monde. L'homme par qui la paix est arrivée. Le sage de la vieille Europe. Il n'a au demeurant pas le choix. Il a tout à gagner. Tout à perdre aussi.

Dmitri Medvedev, le président russe, avait indiqué à Nicolas Sarkozy que les opérations militaires prendraient fin avant même que son avion n'atterrisse à Moscou. Promesse tenue. Lors de sa négociation avec son homologue français, le président russe est au demeurant aussi prévenant que coulant. Encore qu'il se plaise, bien sûr, à évoquer le précédent du Kosovo : « Les Ossètes et les Abkhazes veulent-ils vivre au sein de la Géorgie ? Il n'y a qu'à leur poser la question par référendum comme on l'a fait pour le Kosovo. »

Entre les deux hommes, tout se passe bien. D'autant mieux que Nicolas Sarkozy n'entend pas, dans l'accord de cessez-le-feu, sacraliser l'intégrité territoriale de la Géorgie : il en accepte in fine un dépeçage partiel ; pour lui, c'est le prix à payer si l'on veut éviter que la Russie mette la main sur le pays tout entier. Un compromis aurait été rapidement trouvé si Vladimir Poutine n'était entré en scène.

« Ici, dit-il en arrivant, c'est comme dans les films, il y a un good guy et un bad guy. Le bad guy, c'est moi. » Et il ne manquera pas de le prouver pendant la négociation qui suivra.

Un jour, lors d'un dîner d'État avec François Fillon, Vladimir Poutine avait eu droit à du lièvre à la royale. « Le lièvre a été chassé hier », avait cru bon d'annoncer le maître d'hôtel. Alors, Poutine : « Si ce lièvre avait su qui allait le manger, il se serait rendu tout de suite. »

Poutine traite tout le monde comme le lièvre de son histoire. Une négociation avec lui, c'est déjà une reddition.

Il n'y a pas si longtemps, Vladimir Poutine pouvait jouir de la fascination qu'il exerçait sur Jacques Chirac et son Premier ministre, Dominique de Villepin. Depuis son accession à l'Élysée, Nicolas Sarkozy a prétendu renverser les alliances ou, du moins, les complicités. Il a même prétendu, le néophyte, donner des leçons à Poutine en matière de droits de l'homme. Il passera sous ses fourches Caudines.

Quand Nicolas Sarkozy s'envole de Moscou pour Tbilissi, ce 12 août, il a en main un accord en six points… non signé. Un accord qui, pourtant, porte la griffe des Russes : ils ont eu gain de cause sur à peu près tout.

Dans la capitale géorgienne dont l'aéroport a été bombardé par les Russes, il règne une atmosphère de veillée funèbre. Tout le monde, dans le comité d'accueil, tire une tête d'enterrement. C'est en effet aux obsèques de la Géorgie que sont venus assister les présidents polonais et ukrainien, ainsi que les dirigeants baltes qui ont beaucoup de russophones sur leur territoire et craignent d'être les prochains sur la liste de Moscou. Des obsèques consacrées par le texte que Nicolas Sarkozy tend à Mikheil Saakachvili pour qu'il le signe.

L'autre refuse. Colère de Sarkozy qui lui hurle dessus : « Tu n'as pas le choix, Micha. Quand les Russes arriveront pour te destituer, tu verras, aucun de tes amis ne lèvera le petit doigt pour te sauver. »

Saakachvili argumente et ratiocine ; il ne veut rien entendre.

« Si tu ne signes pas tout de suite, s'écrie Sarkozy, tu te démerderas tout seul. Tu ne te rends pas compte où t'en es, mon pauvre Micha. Après, il ne faudra pas venir te plaindre. »

Le président géorgien avait cru nouer, ces dernières années, des relations d'amitié avec Nicolas Sarkozy. Il se sent blessé et trahi. « Ce n'est pas comme cela qu'on se conduit avec des amis », dira-t-il à Bernard-Henri Lévy. Il ne savait pas que le malheur n'a pas d'amis. En tout cas, très peu et, en l'espèce, pas Sarkozy.

Il est minuit et, apparemment, le président français est pressé de rentrer en France rejoindre son épouse au Cap Nègre, dans le Var. Une raison supplémentaire pour mettre la pression sur Saakachvili, qui finira par plier, de guerre lasse, devant l'oukase russe en signant une capitulation de la Géorgie, indûment présentée comme un accord de paix.

Le président de la Lituanie, Valdas Adamkus, a comparé cet accord à ceux de Munich, en 1938, quand les Français et les Britanniques avaient laissé Adolf Hitler annexer les Sudètes, un territoire de la Tchécoslovaquie, sous prétexte de protéger les germanophones qui l'habitaient. Même s'il est stupide de comparer Poutine à Hitler, Adamkus n'a pas tout à fait tort, loin de là.

Au détail près que Nicolas Sarkozy a évité le pire et paré au plus pressé avec un brio d'expert en médiation : les chars russes ne sont pas allés jusqu'à Tbilissi, comme on aurait pu le penser. Il a su, en outre, incarner l'Europe. Un fin connaisseur de la chose sarkozyenne, Arnaud Leparmentier, a noté, à juste titre, que Nicolas Sarkozy a fait preuve, dans cette affaire, d'un « activisme inédit en Europe13 ». Le président en exercice de l'Union européenne a en effet pris ses partenaires de vitesse « en courant de Tbilissi à Moscou, sans solliciter d'eux le moindre mandat de négociation, même s'il leur téléphonait sans cesse. Il les a ensuite mis devant le fait accompli, leur demandant de valider l'accord ».

Selon Arnaud Leparmentier, la médiation aurait sans doute échoué « si les Français avaient travaillé dans les règles de l'art, convoquant d'abord une réunion de leurs ministres des Affaires étrangères, comme cela avait été initialement envisagé. La rédaction d'un mandat précis, rappelant les principes de base du droit international, aurait empêché un accord avec les Russes ».

Là où le bât blesse, c'est que l'accord s'est, comme il dit, « conclu aux conditions des Russes » : si paix il y a eu par la suite, ce fut une pax poutina, au détriment des minorités géorgiennes des territoires séparatistes. Des milliers et des milliers de Géorgiens ont été chassés, depuis, par les russophones d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud.

Si les mots ont un sens, il s'agit là de purification ethnique. Avec les mêmes images qu'on a pu voir naguère dans les Balkans : villages brûlés, rasés au bulldozer, réfugiés jetés sur les routes, récalcitrants massacrés.

Mais ce qui est une vérité dans les Balkans devient apparemment une erreur au-delà : ni Sarkozy ni la communauté internationale n'ont osé condamner le nettoyage ethnique auquel ont procédé les russophones. Qu'importe si l'un et l'autre ont été ridiculisés par la Russie qui, dès le 26 août, reconnaissait de manière « irréversible » l'indépendance des deux républiques séparatistes de Géorgie : c'était dans l'ordre des choses. Ils ont, en revanche, commis une faute en restant sourds et aveugles à la question des réfugiés.

Déjà, en 1992, après l'indépendance de la Géorgie, ce sont les Abkhazes (17 % de la population) qui avaient gagné la guerre contre les Géorgiens (44 % de la population), avec le soutien des Russes. Résultat : 250 000 Géorgiens avaient été, à l'époque, chassés d'Abkhazie.

La purification ethnique avait frappé pareillement l'Ossétie du Sud où 25 000 Géorgiens résidaient encore, malgré les difficultés, avant le conflit de 2008.

Avec la pax poutina, le nombre de réfugiés et de personnes déplacées en Géorgie s'élève à plusieurs dizaines de milliers, vivant dans des conditions précaires et insalubres. L'Union européenne a mis un mouchoir dessus.

Les Occidentaux ont sauvé la paix, mais perdu l'honneur. Sarkozy, lui, a empêché le pire : l'annexion pure et simple de la Géorgie par la Russie.

13 Le Monde, 18 août 2008.