13

« La rancune à la rivière »

« Une chose dont vous vous souviendrez toujours, c'est la fois où vous avez pardonné et oublié. »

Tristan Bernard

La haine, c'est comme l'amour, elle est éternelle tant qu'elle dure. Chez Sarkozy, elle ne dure pas. Enfin, pas toujours. La « bien-pensance » passe à côté du personnage quand elle le décrit comme un histrion survolté et lunatique, à couteaux tirés avec la moitié de l'humanité.

Sans doute Sarkozy peut-il ressembler, parfois, à cette caricature, mais, pour prendre une expression rendue célèbre par Valéry Giscard d'Estaing, il est capable de jeter lui aussi « la rancune à la rivière ». Pour preuve, dans le premier gouvernement Fillon, il a installé aux postes clés plusieurs créatures ou figures du chiraquisme comme Alain Juppé (Écologie), Xavier Bertrand (Travail), Valérie Pécresse (Enseignement supérieur) ou Christine Lagarde (Économie et Finances).

On n'ira pas jusqu'à résumer son comportement par la célèbre formule de Napoléon : « Un homme, véritablement homme, ne hait point : sa colère et sa mauvaise humeur ne vont pas au-delà de la minute. » Chez Sarkozy, elles vont quand même bien au-delà. Mais elles ne durent jamais très longtemps.

Cet homme est ouvert à tout vent. Il peut changer d'idées, d'amis et d'alliances comme de chemise. Rien ne le retient jamais. Surtout pas le ressentiment qui est à géométrie variable, en fonction de ses intérêts du moment. De ce point de vue, sa gestion du dossier Chirac est un cas d'école.

Ces deux-là se ressemblent beaucoup, même s'ils ne l'admettront jamais. Le même opportunisme forcené. La même conviction que la politique peut tout. La même foi dans la croissance économique qui balaie tout, les déficits et l'endettement public. Ils ont cependant un rapport névrotique. Chirac a toujours soupçonné Sarkozy, alors ministre du Budget de Balladur, d'avoir balancé à la presse les principales affaires qui ont terni son règne. Quant à Sarkozy, il n'a jamais douté que Chirac ait été mêlé, de près ou de loin, au complot d'État qui avait introduit son nom dans les faux fichiers de Clearstream.

Le 4 septembre 2006, à neuf heures du matin, quand Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, est reçu à l'Élysée, le chef de l'État est de fort méchante humeur : Jacques Chirac a de plus en plus de mal à cacher les sentiments que lui inspire le « nabot » dont il ne supporte plus la popularité ni les foucades.

Il a ainsi repris à son compte le surnom inventé par son Premier ministre, Dominique de Villepin, qui bouffe du Sarkozy matin, midi et soir, avec une fébrilité compulsive et déclamatoire. Le président ne souffre pas l'idée que l'autre puisse s'asseoir, un jour, dans son fauteuil élyséen.

« Tu es en train d'oublier le second tour, dit-il tout à trac à son ministre de l'Intérieur. Tu sais, il n'y a pas que le premier tour, dans une élection.

— Pardon ?

— Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu fais une campagne de premier tour, bien trop à droite. Il faudrait que tu songes aussi au second tour. Au temps du rassemblement. »

Le ton monte tout de suite entre les deux hommes qui ont un rapport si étrange, mélange de haine et de fascination, qu'accentue sans doute le tutoiement paternel de Chirac à Sarkozy qui lui répond par un vouvoiement prétendument respectueux.

« Tu n'es pas encore au niveau, dit Chirac. Mais ton plus gros problème, c'est que tu ne t'intéresses pas assez à la politique étrangère.

— C'est faux. Je voyage.

— J'ai remarqué que tu es toujours très distrait pendant les communications du ministre des Affaires étrangères.

— C'est vrai.

— Philippe Douste-Blazy n'est peut-être pas un très grand ministre, mais c'est quelqu'un d'intelligent. Ce qu'il raconte est toujours très intéressant. Tu devrais écouter. »

Depuis des années, Nicolas Sarkozy s'est construit contre Jacques Chirac qui, à ses yeux, incarne tout ce qu'il déteste en politique, notamment le cynisme et la pusillanimité. Sans doute n'apprécie-t-il pas non plus son « humanisme », son radical-socialisme tranquille. Pour lui, c'est un « roi fainéant », une comparaison qui paraît de plus en plus justifiée, tant le président se laisse aller, ces derniers temps. Chirac s'est mis en mode « veille » et gouverne à petit feu. Il n'a pas abdiqué, non, mais il est parti, du moins moralement, ne laissant ici-bas qu'une carcasse empesée depuis son AVC. Certes, elle remplit la fonction et peut faire illusion. Mais derrière, il n'y a qu'un grand vide et, surtout, beaucoup de mélancolie.

Il ne désespère pourtant pas de se présenter une troisième fois. Dieu sait qui lui a mis cette idée saugrenue en tête, sa fille Claude ou un de ces courtisans mielleux et passe-muraille, qui prolifèrent à l'Élysée, comme dans toutes les fins de règne. En tout cas, Chirac joue avec cette perspective.

Il sait qu'il ne peut plus compter sur Dominique de Villepin, qui se prépare pour les premiers rôles. Il se rabattrait bien sur Jean-Louis Borloo, son ministre du Travail, pour chauffer la place et jouer le boute-en-train : voilà un homme qui occuperait bien l'espace politique du chiraquisme, le temps que le président sortant décide de se lancer à nouveau. Encore que Jacques Chirac est entré dans cet âge de la vie où l'on s'intéresse de moins en moins aux choses, à peine à soi-même.

Sarkozy sait bien ce qu'il a en tête et, un mois plus tard, il s'en ouvre à lui :

« Votre seule chance, c'est que je sois officiellement candidat en janvier et que je m'écroule en février : vous pourriez alors vous présenter en mars.

— Il ne faut pas que tu te déclares en janvier. C'est trop tôt.

— Ne rêvez pas. Ça fait quatre ans et demi que tout le monde dit que je vais m'écrouler incessamment sous peu, ce qui finira bien par arriver un jour. J'attends toujours. Franchement, si vous y alliez une troisième fois et si ça marchait encore, ce serait un miracle ! »

C'est l'histoire du jeune et du vieux coq, tant il est vrai que les lois de la politique sont les mêmes que dans les basses-cours.

Entre deux échanges acides avec le président, Sarkozy a cependant montré, pendant la période précédant l'élection, qu'il était rompu à l'art du compromis. Il a ainsi tout fait pour se rabibocher avec Claude Chirac.

Depuis longtemps, il a constaté que Claude était la seule personne qui comptait, avec Martin, le petit-fils, dans le cœur du président. Il fallait donc la circonvenir. Après avoir été très proches, ils étaient fâchés à mort. La fille du chef de l'État reprochait au maire de Neuilly, entre autres griefs, d'avoir combattu son père, avec une rare violence, pendant la campagne présidentielle de 1995. Son père qui, à ses yeux, avait « fait » Sarkozy.

Quand Claude l'a appelé pour l'inviter à dîner, après la première escapade de Cécilia, il avait d'abord refusé sèchement avant de la recontacter le lendemain pour lui proposer de se retrouver avec les enfants au ministère de l'Intérieur. Ils avaient parlé de la vie, de l'amour, du passé, et la soirée s'était terminée avec une partie de football dans le jardin. Sarkozy avait conquis Martin.

Quelque temps plus tard, le 30 mai 2006 très précisément, Sarkozy annonce à Chirac qu'il a trouvé quelque chose pour Claude :

« Si je suis élu, je la nommerai consul général à Los Angeles. Elle a toujours rêvé de vivre en Californie, non ?

— Mais tu n'y arriveras jamais ! Tout le Quai d'Orsay s'y opposera !

— Je vais me gêner ! Je nommerai des tas de diplomates qui ne viendront pas du sérail. »

Auparavant, il avait proposé à Alain Juppé de prendre la présidence par intérim de l'UMP après son intronisation comme candidat, prévue en janvier 2007. « Il a été mon rival, je l'ai battu, il n'en revenait pas, dira Sarkozy, mais avec des gestes comme celui-là, je veux montrer que je suis prêt à gouverner avec tout le monde, sans exclusive. »

Il est même prêt à voir tout le monde puisque, après son élection, il continuera de déjeuner régulièrement avec Jacques Chirac. Même s'ils n'ont plus rien à se dire…