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La tragédie du sarkozyste

« J'aurai besoin de lui encore un an tout au plus. On presse l'orange et on jette l'écorce. »

Le 14 juin 2010, pour comprendre la tragédie du sarkozyste, j'ai invité à déjeuner Thierry Mariani, compagnon de la première heure du chef de l'État et alors député UMP du Vaucluse. De loin, il peut impressionner avec sa carrure et sa démarche volontaire de soldat qui part à la guerre en chantant. De près, c'est, à l'époque, un homme cassé au regard humide. Pour un peu, je lui trouverais l'air de chien battu qu'avait Sarkozy après que Cécilia l'eut plaqué.

Mais lui, c'est Sarkozy qui l'a plaqué, trompé et même humilié, avant de le reconquérir par la suite. « Nicolas, me raconte-t-il, je l'ai connu au RPR, en 1976, l'année de mon adhésion et de mes débuts en politique. J'avais dix-huit ans. J'ai tout de suite été emballé. C'était le plus brillant de notre petite bande. Le plus travailleur aussi et le plus organisé. Après ça, je ne l'ai plus quitté. Même quand il a soutenu Balladur en 1994, ce qui, pour moi, n'allait pas de soi. Je l'ai fait par amitié pour lui. Du coup, je suis devenu tricard chez Chirac, mais je m'en fichais, j'étais sarkozyste et ça me suffisait, vous comprenez, j'attendais mon heure en m'investissant dans mon coin où j'avais arraché à la gauche une mairie, celle de Valréas, puis un canton et, enfin, une circonscription. »

Élu d'une des plus belles circonscriptions de France qui compte, entre autres joyaux, Gigondas et les dentelles de Montmirail, le président des Chorégies d'Orange est un soutier, de la race qui meurt pour vous. Je ne décèle en lui ni méchanceté ni fourberie, mais une infinie loyauté qui a été trahie. En politique, l'amitié est comme une terre aride où l'on sème. Il n'a récolté que des rognures et même pas de rogatons.

À partir de 2002, quand Jacques Chirac a installé, après sa réélection, Nicolas Sarkozy au ministère de l'Intérieur, Thierry Mariani a cru, le naïf, que son heure approchait : « Pendant cinq ans, Nicolas m'a dit au moins une dizaine de fois : “Quand je serai élu, je créerai un ministère de l'Immigration et c'est à toi que je le confierai.” Et il m'annonçait ça en me regardant bien droit dans les yeux. Moi, je n'avais rien demandé et, franchement, l'envie ne m'étouffait pas de me retrouver dans ce ministère, un truc à la con pour se rendre impopulaire. Après l'élection de Nicolas à la présidence, en 2007, je n'ai plus eu de nouvelles de lui. C'est mon pote Brice qui a été nommé ministre de l'Immigration et ça m'avait paru tout à fait normal. Le plus ancien dans le grade le plus élevé. Quand Éric Besson a pris la suite, alors là, mon sang n'a fait qu'un tour. C'est le député de la circonscription d'à côté, on a plein de dossiers en commun, on s'entend bien mais enfin, en 2006, il est venu à Valréas, dans ma ville, introniser le candidat socialiste contre moi aux législatives en déclarant qu'il fallait que je sois battu parce que je représentais la politique d'immigration de Sarkozy ! Nicolas aurait voulu me faire passer pour un couillon auprès des militants, il ne pouvait trouver mieux. Je me sentais ridiculisé. »

Je repensais à mon dîner à la truffe avec Nicolas Sarkozy, le 24 janvier 2006. Il avait brossé un portrait psychologique de Jacques Chirac, qui semblait n'aimer personne, sauf sa fille Claude, pour le conclure par cette formule :

« Cet homme, c'est de la terre desséchée. »

Nicolas Sarkozy était-il aussi de la « terre desséchée » ? Il est certes plus affectif que Jacques Chirac, ce qui n'est pas difficile, mais pas autant, loin de là, que François Mitterrand, qui avait le culte de l'amitié. La politique est l'un des métiers les plus dangereux qui soit. On risque la mort, symbolique s'entend, à tous les carrefours. La fidélité y est donc bien portée. Elle rassure, elle sécurise.

Or, la gestion humaine des siens par Sarkozy paraît sortir tout droit du capitalisme sauvage du début du siècle dernier, quand la cupidité avait réinventé le servage et qu'il ne fallait rien attendre de personne ni de la loi. Dans cet univers-là, on n'a que la fidélité de ses intérêts, avec de temps en temps quelques bonnes paroles pour calmer les fâcheux et les opportuns.

« Depuis que Nicolas a été élu, poursuit Thierry Mariani, je ne lui ai rien demandé mais j'ai quand même été reçu trois fois, à sa demande. Trois fois. La première fois, il m'a dit : “Thierry, je n'oublierai jamais que tu fais partie des quelques uns qui m'ont soutenu dès le premier jour.” La deuxième fois : “Thierry, j'ai été injuste avec toi, après tout ce que tu as fait pour moi, désolé, c'est pas normal, je vais réparer ça.” La troisième fois : “Thierry, au prochain remaniement, tu entreras au gouvernement, c'est ton tour, maintenant.” »

Au remaniement suivant, Thierry Mariani n'est pas entré au gouvernement et Nicolas Sarkozy n'a même pas daigné lui passer un coup de fil pour lui dire pourquoi, une fois encore, il n'avait pas tenu parole. Mais promettre n'est pas tenir. Surtout à un loyal serviteur.

« Rien qu'un petit coup de fil, soupire le député du Vaucluse, ça m'aurait mis du baume au cœur. Eh bien, non. C'était trop lui demander, il avait mieux à faire. Dans cette République, les premiers ne sont pas les plus fidèles et les plus compétents, non, ce sont les moins sûrs, c'est-à-dire les derniers arrivés, dès lors qu'ils sont médiatiques. Mais c'est logique, me direz-vous, quand on fait la politique de l'adversaire. J'ai toujours pensé que Nicolas était un type sincère et chaleureux, je me demande si je ne me suis pas fait avoir. Il se fiche pas mal de m'avoir fait passer, moi et tant d'autres, pour les cons de l'histoire. Et pourtant, figurez-vous, je l'aime toujours et je serai avec lui jusqu'au bout en souvenir des jours anciens… »

En prenant congé de cet homme blessé qui, pourtant, portait beau, je me disais que, depuis son élection, son obsession donjuanesque de la conquête amenait décidément Nicolas Sarkozy à traiter les grognards de son épopée comme des serpillières juste bonnes à jeter.

Le président a fini par tenir parole. Tard, mais enfin, il l'a tenue. Il a installé Thierry Mariani au secrétariat d'État aux Transports à l'automne 2010. Pour faire de la place dans le gouvernement, il a écarté un autre fidèle, Christian Estrosi, sarkozyste de la première seconde, qui pourtant, de l'avis général, n'avait pas démérité au ministère de l'Industrie. Un « grognard » chasse l'autre.

De retour à temps plein dans sa bonne ville de Nice qu'il a réveillée, Christian Estrosi n'a pas perdu au change. Il reste que les sarkozystes historiques fendent souvent le cœur. Ils sont ostracisés avant d'être piétinés par leur chef, qui semble ne jamais les supporter longtemps.

Après Christian Estrosi, ce sera au tour de Brice Hortefeux, l'ami de plus de trente ans, d'être écarté du ministère de l'Intérieur, trois mois plus tard. Tant il est vrai que le président est plus sévère avec les siens qu'avec les autres.

L'ingratitude, ça peut être une chance pour le politique, le commencement de sa liberté, pour celui qui en est victime. Mais à ce point, quand l'humiliation des siens devient un mode de gouvernement, elle peut conduire vite à la solitude et au tombeau. Il est vrai que les sarkozystes ne sont pas les seuls à être maltraités…