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Du vent dans les branches de sassafras

« L'avenir a ceci de fâcheux qu'il est arrivé avant que nous ayons eu le temps de nous y préparer. »

Alexandre Vialatte

L'Histoire, c'est comme la mort : elle ne prévient jamais avant d'entrer ; elle arrive le plus souvent quand on ne l'attend pas. Par-derrière.

Sarkozy n'avait pas prévu que l'Histoire arriverait par l'économie. Il n'était pas le seul. Il ne l'a même pas vue s'approcher à pas comptés, jusqu'au cataclysme de 2008.

A-t-il été à la hauteur ? Aurait-il pu anticiper la plus grave crise économique depuis 1929, un cyclone financier qui, parti de Wall Street, allait ravager le monde ? S'il a été pris de court, le président n'a pas démérité, loin de là.

Contrairement à beaucoup de ses homologues, Sarkozy a tout de suite été alerté. Il a un secret : ce sont ses « capteurs ». Même s'il passe ses journées à courir d'une visite éclair dans une usine des tréfonds de la France à un déjeuner de travail à Londres, avant de remettre des décorations à la chaîne au palais de l'Élysée, il reste toujours disponible sur son portable pour les « capteurs » qui lui donnent les dernières nouvelles du monde.

Le 9 août 2007, Alain Minc l'appelle :

« As-tu vu ce qui se passe sur les marchés financiers ? Franchement, ça ne sent pas bon ! »

Alain Minc est, comme le président, un indécrottable optimiste. Autrement dit, il sait qu'il faut se méfier de tout alors que le pessimiste, lui, le découvre tous les jours.

Cette nouvelle qui inquiète tant Alain Minc n'a pas fait la une des médias mais elle a ému, sur le coup, la plupart des connaisseurs de la chose monétaire. Entre le 27 juillet et le 7 août 2007, trois fonds gérés par BNP-Paribas ont perdu 23 % de leur valeur, trois fonds adossés à des crédits immobiliers dits « subprimes » accordés à des ménages américains, souvent endettés et insolvables.

Grosse alerte, ce 9 août : l'heure est si grave que, contrairement à tous ses principes, la Banque centrale européenne a soutenu le marché en injectant un montant record de liquidités dans le circuit monétaire de la zone euro : près de 95 milliards. Les Banques centrales d'Angleterre et de Suisse sont intervenues pareillement avant que la Federal Reserve américaine ne s'en mêle à son tour.

Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, a les sangs qui le mangent. Cet homme posé et cultivé est devenu christique, à force d'être crucifié par tous les politiciens « volontaristes » du Vieux Continent, à commencer par Nicolas Sarkozy qui en fait le bouc émissaire de tous ses échecs, ce qui est compréhensible : il a toujours raison et ça fatigue tout le monde. Ainsi a-t-il observé que, depuis plusieurs décennies, la croissance américaine prenait son envol sur des bulles, l'Internet un jour, l'immobilier le lendemain, qui finissent toujours par crever. Dès janvier 2007, à Davos, il tire la sonnette d'alarme et, à partir de l'été suivant, son ton devient plus pressant. « En laissant filer les déficits, vous vous mettez en risque maximum », répète-t-il aux dirigeants européens. À quoi Nicolas Sarkozy lui répond alors : « Vous êtes beaucoup trop orthodoxe ! Vous êtes obsédé par la rigueur ! »

C'est l'époque où des esprits avisés annoncent, comme lui, le pire. Ainsi, l'économiste américain Nouriel Roubini, ou le député socialiste Arnaud Montebourg, qui évoque dans un article prophétique pour Le Figaro « une crise générale du crédit, sans équivalent depuis des décennies14 ».

C'est l'époque où Marc Ladreit de Lacharrière, patron de l'agence de notation Fitch, annonce à son ami François Fillon que la crise des subprimes ne fait que commencer ; que le système financier permettant aux banques de se repasser à l'infini des crédits pourris, le monde entier risque d'être infecté ; que la France, avec ses déficits abyssaux et son endettement colossal, est en première ligne, en cas de tourmente financière.

Le 21 septembre 2007, en visite en Corse, François Fillon déclare : « Je suis à la tête d'un État qui est en situation de faillite sur le plan financier, je suis à la tête d'un État qui est depuis quinze ans en déficit chronique, je suis à la tête d'un État qui n'a jamais voté un budget en équilibre depuis vingt-cinq ans. Ça ne peut pas durer. » Un acte fondateur : le fillonisme, avatar du barrisme, est né ; il ne reste plus qu'à le mettre en œuvre.

Trois fois de suite, Sarkozy appellera Fillon en hurlant : « Tu es complètement irresponsable ! Un pays comme la France n'est pas en faillite ! On n'a pas le droit de démoraliser les Français comme tu viens de le faire ! »

Fillon présentera sa démission à Sarkozy : « Écoute, je crois que ce serait plus simple que je parte. »

Après ce violent accrochage, le Premier ministre, sûr d'avoir raison, s'en tiendra à sa position, attendant pendant trois ans et demi que le président finisse par le rejoindre.

Le président reste, malgré son discours sur la « rupture » dans la continuité de ses prédécesseurs Chirac et Mitterrand. En résumé et en caricaturant à peine, il ne faut pas dire la vérité aux Français : ça dérangerait leur digestion ou ça leur casserait le moral, c'est selon. Dormez, les petits, dormez bien, l'État s'occupe de tout.

Certes, Sarkozy est conscient que l'État ne peut plus continuer à financer son train de vie et ses réformes sociales en empruntant sur les marchés, sans se soucier des générations futures qui auront un jour à payer les factures. Comme celle de la réduction du temps de travail, par exemple : à cause des allégements de charges accordés aux entreprises, la note des 35 heures s'élève théoriquement à 12 milliards d'euros par an, somme que l'on est en droit d'inclure, sans esprit de polémique, dans les 184 milliards que la France empruntera en 2011. Soit dit en passant, au crépuscule de son premier mandat, on n'a toujours pas compris pourquoi le président n'a pas mis fin à cette aberration que l'on peut résumer ainsi : « Travaillons moins, nos enfants paieront la note. »

Mais quand il s'agit de raboter ou de serrer la ceinture, il y a toujours quelque chose qui retient sa main. Un scrupule, une hésitation. Plus keynésien ou chiraquien qu'il n'y paraît, Sarkozy se demande toujours s'il ne pourra pas noyer l'endettement et les déficits dans un surplus de croissance bienfaitrice. Plus volontariste que nature, il a fait sienne l'analyse de Paul Krugman, prix Nobel d'économie 2008, qui, à propos des appels à la rigueur contre la hausse de la dette publique des États-Unis, a écrit : « L'élite des responsables politiques agit comme les prêtres d'un culte antique, exigeant que nous nous livrions à des sacrifices humains pour apaiser la colère des dieux invisibles15. »

Autant dire que Sarkozy est un keynésien. Mais sa culture des déficits sera mise à rude épreuve avec la crise des « subprimes »…

14 Le Figaro, 9 octobre 2007.

15 The New York Times, 20 août 2010.