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« Auf wiedersehen, Angela… »

« Il faut demander plus à l'impôt et moins au contribuable. »

Alphonse Allais

En quoi la crise l'a-t-elle changé ? Il ne fait plus comme avant d'incessantes dévotions au Veau d'or qui devait tout sauver, la croissance, la civilisation, sa réélection. Il n'a plus de mots assez durs pour stigmatiser la spéculation. Interloqué par la démission des élites devant l'incendie financier qui continue de ravager le Vieux Monde, il lui arrive même de retrouver les accents de Bernanos pour dénoncer la canaillerie et la goinfrerie des marchés.

Le spéculateur, c'est le grand homme de notre temps. Invisible, cupide et irresponsable. Souvent banquier, donc respectable, mais néanmoins amoral : aucune règle ne l'arrête. Il joue ses mises avec de l'argent qui n'est pas le sien. Il ne perd donc jamais. Tels sont les effets de l'ultralibéralisme qui privatise les profits et mutualise les pertes.

Anti-étatiste, le spéculateur vit cependant sur le dos de l'État à qui il réclame régulièrement son obole. Ses pertes au jeu des marchés, ce sera toujours au bas peuple de les payer, le jour venu, au nom des intérêts supérieurs du pays, comme ce fut encore le cas après la crise de 2008.

Pour se faire pardonner ses gains sur les malheurs des autres, le spéculateur se pique au demeurant de philanthropie. Entre deux galas de charité, il plaide ainsi, tel George Soros, titan de l'abjection, pour plus de justice sociale sur la terre, sous les applaudissements des gogos.

On a les grands hommes qu'on peut. Il y a une chose qu'on ne peut toutefois enlever au spéculateur, c'est sa ténacité. Quand il a une proie, il ne la lâche plus tant qu'il ne l'a pas vidée de son sang, le sang du pauvre. Ces temps-ci, tous les affairistes de son engeance traînent leur triste figure du côté du Vieux Monde où ils ont humé de bonnes affaires à venir. Avec la Grèce en particulier. Un modèle de mauvaise gestion avec un déficit prévu de 8,7 %, un endettement public de 137,3 % par rapport au PIB et, pour couronner le tout, une récession à – 4 %.

Si c'était une entreprise, la Grèce aurait été déclarée en faillite depuis longtemps et ses dirigeants croupiraient en prison pour cause de comptes truqués. En attendant, elle flageole sur les marchés qui n'acceptent ses emprunts qu'à des taux très élevés. Elle est au bord de l'asphyxie.

Comme tous les dirigeants européens, Sarkozy redoute la contagion. Après la Grèce, le Portugal est en première ligne. L'Irlande, l'Espagne et l'Italie sont les suivantes sur la liste noire. Le tour de la France viendra ensuite.

« Dans cette affaire, déclare le président au Parisien 24, il ne s'agit pas seulement de la Grèce : il s'agit de l'euro, c'est-à-dire de notre monnaie commune. » Il s'agit aussi de la France.

Pas de l'Allemagne. Nos voisins d'outre-Rhin se sont infligé une terrible cure d'austérité à la fin des années Schröder, le chancelier social-démocrate. Angela Merkel, qui lui a succédé, a poursuivi l'assainissement. Elle s'est efforcée de respecter la rigueur budgétaire imposée par le traité de Maastricht et entend se conformer à l'amendement de la Constitution allemande qui limite le déficit à 0,35 % du PIB à partir de 2016. Le peuple allemand accepte mal d'avoir à consentir encore des efforts pour des pays qui, comme la Grèce, les ont toujours refusés : autant de cigales vivant dispendieusement au-dessus de leurs moyens, avec les résultats que l'on sait.

Le peuple allemand se prend aussi à regretter d'avoir sacrifié le Deutschemark, symbole du miracle économique de l'après-guerre, au profit de l'euro. Il s'irrite, enfin, à juste titre, des leçons de bonne gestion que leur assène Christine Lagarde, ministre de l'Économie, quand elle lui demande de consommer plus et d'exporter moins. On se pince.

Cette sébile que leur tendent en permanence Nicolas Sarkozy et la plupart des dirigeants européens, elle pourrait rappeler aux Allemands un slogan de sinistre mémoire quand, après le traité de Versailles, en 1919, les vainqueurs de la Première Guerre mondiale disaient en chœur : « L'Allemagne paiera. » On connaît la suite.

Mais en l'occurrence, il n'est pas question de lanterner ni de mégoter. Le 7 mai 2010, quand commence à Bruxelles le sommet des pays de la zone euro, les Bourses ont dévissé partout dans le monde. Contre la Grèce, la spéculation est dans le même état de transe qu'en 2008, le jour où elle fit tomber la banque Lehman Brothers. Pour preuve, les crédits interbancaires se ratatinent comme avant chaque grande crise. Il suffirait de pas grand-chose pour que tout bascule. C'est pourquoi Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, parle ce jour-là de « problème systémique ».

Sarkozy est à cran. Il est vrai qu'il joue gros : la France est en effet en position de faiblesse. Depuis la crise financière de 2008, la dette française, déjà lourde, a explosé pour culminer à 80,4 % du PIB à la fin du premier trimestre 201025. Le discours obsessionnel du président contre les agences de notation est une manière pathétique de conjurer le sort. Sa hantise : une dégradation de la note de la France qui, avec son AAA, est en haut du tableau d'honneur mais qui, aux yeux de certains Cassandre, pourrait ne pas y rester longtemps. Ce qui ne lui permettrait plus d'emprunter dans les meilleures conditions et la précipiterait, après la Grèce, dans une spirale infernale.

Une nouvelle fois, pendant ce sommet, Sarkozy va faire preuve de ses incroyables capacités de négociateur international. Du grand art. Il est en pleine discussion avec Merkel dans le bureau de la chancelière, à la Commission de Bruxelles, quand soudain, irrité par son refus persistant de lâcher du lest, il se lève et soupire avec un air mélodramatique :

« Je vois bien qu'on ne pourra pas se mettre d'accord. Auf wiedersehen, Angela. »

Stupeur et tremblement dans la délégation allemande. Sarkozy se tourne vers sa propre délégation :

« Allez, on y va. »

Sur quoi, il sort avec sa garde noire : Xavier Musca, le secrétaire général adjoint de l'Élysée, Jean-Michel Goudard, Jean-David Levitte et Franck Louvrier.

La délégation française revient dans son bureau à l'autre bout du palais de la Commission et y tue le temps en se goinfrant de chocolats et de macarons. Jusqu'à ce qu'un fonctionnaire européen annonce que Merkel et Trichet souhaitent le voir. Sarkozy secoue la tête ; il ne se déplacera pas.

Dix minutes plus tard, Angela Merkel frappe à la porte et la négociation reprend jusqu'à l'accord final : pour sauver la Grèce et l'euro, les Européens sont prêts à mobiliser 750 milliards avec le FMI. De quoi refroidir la spéculation pendant quelque temps…

Avec son mélange de bluff, de rouerie et de fermeté, le président le plus ébouriffant de la Ve République est arrivé à ses fins en faisant croire à la chancelière qu'il était prêt à provoquer une crise. Si le monde lui a échappé, il reste encore le « taulier » de l'Europe. Le dimanche soir, alors qu'il est rentré à l'Élysée, Barack Obama, qui était si inquiet et qui peut désormais respirer, l'appelle et lui dit : « Je veux te remercier pour tout ce que tu as fait et te féliciter pour ton leadership. »

Avec le temps et malgré les conflits, Nicolas Sarkozy a su nouer des relations assez fortes avec Angela Merkel. Elle eut longtemps avec lui des airs de brebis effarouchée dont on va tondre la laine. Elle ne supportait pas non plus ses caresses et ses papouilles de maquignon soupesant sa viande.

Apparemment, il n'y a pas grand-chose en commun entre la Saxonne neurasthénique qui raffole surtout de fromage ou de vin blanc et le président survolté qui adore les sucreries. Reine de l'esprit d'escalier, elle est de surcroît aussi lente à se mettre en mouvement qu'il est rapide à la détente.

Ils sont pourtant devenus complices. Pour preuve, ce dialogue entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, lors d'un sommet européen :

« On est fait pour s'entendre, dit le président français. On est la tête et les jambes.

— Non, Nicolas, tu es la tête et les jambes. Moi, je suis la banque… »

24Le 29 avril 2010.

25Source INSEE, citée par Le Monde, 30 septembre 2010.