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« Petit frère des riches »

« L'argent ne fait pas le bonheur de celui qui n'en a pas. »

Boris Vian

La Légion d'honneur est une « exception française ». Une survivance du passé qui tient du goûter d'anniversaire et de l'enterrement de première classe. Par anticipation s'entend : le réceptionnaire est censé monter au septième ciel en écoutant son propre éloge funèbre prononcé par celui qui lui accrochera le hochet sur la veste, sous les applaudissements de l'assistance.

Comme Mitterrand et Chirac, Sarkozy a fait de la Légion d'honneur un instrument de son pouvoir pour s'attirer les bonnes grâces des uns ou des autres, quand il ne s'agit pas de récompenser les siens, tout simplement. La décoration, attribuée discrétionnairement aux copains, est l'un des piliers de notre monarchie républicaine.

Il ne se passe pas de mois où il ne remette un hochet à une figure du monde des affaires, ce qui est chaque fois l'occasion de réunir à nouveau la bande du Fouquet's dans les salons de l'Élysée où se déroule la réception. Après les discours, on se retrouve pour se goberger de canapés et de petits-fours sous les lambris, aux frais de la République.

Souvent, entre les invités qui se pressent autour de lui, Nicolas Sarkozy tient, en se frayant un passage, des propos du genre : « Y a du monde, hein, et du beau monde. Il va falloir que je fasse attention à ce que je dis. Vous êtes tous mes futurs patrons en puissance. Vous serez bien obligés de m'embaucher un jour : vous savez que moi, je sais remonter une boîte. Quand j'étais ministre des Finances, Alstom ne valait plus rien. Vous avez vu ce que ça vaut aujourd'hui, hein, vous avez vu ? La France a fait une bonne affaire, n'est-ce pas ? Eh bien, quand je ne serai plus président, vous savez ce que je ferai, vous le savez ? Du fric et encore du fric. Puisque je sais en faire, y a pas de raison que je n'en fasse pas moi aussi à mon tour. »

Comme beaucoup de gens, j'ai entendu Nicolas Sarkozy me dire plusieurs fois avant son élection : « Je ferai un mandat, un seul, et quand j'aurai réformé la France, j'irai dans le privé et je ferai de l'argent. »

Propos désarmants que je mettais sur le compte de son goût de la transgression. Je n'y attachais pas d'importance. Il me semblait qu'en les tenant aussi souvent, il cherchait seulement à choquer les manants dans mon genre, confits dans leurs tabous.

Nicolas Sarkozy a un rapport décomplexé envers de l'argent. Pour lui, c'est le curseur de la réussite. Quand il remet la Légion d'honneur à Stéphane Richard qui a fait fortune dans l'immobilier, avec Nexity dont il fut le patron, avant de devenir directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy, puis numéro un de France Télécom, le président lui dit : « Un jour, Stéphane, je serai plus riche que toi ! »

Il y a une forme d'amertume, voire de jalousie, dans cette apostrophe. Il suffit de l'avoir entendu maugréer, toujours avec une pointe de fascination, contre certains patrons dès qu'ils ont le dos tourné : « Celui-là, qu'est-ce qu'il se goinfre ! Et l'autre, alors là, il se bourre, c'est fou ce qu'il se bourre ! » Il suffit de l'écouter s'adresser à certains de ses conseillers de l'Élysée qui, tels François Pérol ou Patrick Ouart, ont su amasser un joli magot dans le privé avant d'y retourner : « Vous qui êtes plus riches que moi… »

Quand il arrive à l'Élysée, l'une de ses premières préoccupations concerne son salaire. Dès le lendemain de son investiture, le 17 mai 2007, il convoque dans son bureau Emmanuelle Mignon, sa directrice de cabinet. La scène a été racontée par Renaud Dély et Didier Hassoux dans leur livre, Sarkozy et l'argent roi 26.

« Et Chirac ? Combien il gagnait ? demande le nouveau président.

— Officiellement, le président Chirac recevait 6 400 euros par mois.

— Je ne te demande pas “officiellement”. »

Emmanuelle Mignon fait la somme de toutes les retraites de l'ex-président (ancien député, ancien maire de Paris, ancien conseiller général, ancien conseiller référendaire à la Cour des comptes, ancien officier de l'armée de terre, etc.) et arrive à la somme de 20 000 euros nets mensuels.

Le nouveau président s'étrangle :

« Tu es en train de me dire que, devenu président, je vais toucher moins que ministre !

— Absolument, monsieur le président.

— Franchement, c'est surréaliste… Il est hors de question que mon salaire soit en baisse comparé à celui que je touchais à Beauvau. »

Nicolas Sarkozy s'accordera finalement une augmentation de 200 %. Soit un salaire de 19 331 euros nets mensuels. À peu près l'équivalent de celui du Premier ministre qui, auparavant, était le plus élevé.

Il justifie cette décision en répétant : « Je veux renoncer à l'hypocrisie. » Sans doute entend-il aussi pouvoir payer en toute légalité sa pension alimentaire, après son divorce avec Cécilia…

Avec cette auto-augmentation, annoncée peu après que François Fillon eut déclaré qu'il était à la tête d'un État en situation de faillite, le président a pris des risques. Il a apporté de l'eau aux moulins populistes. Il s'est, surtout, accroché un grelot pour le reste de son mandat.

Mais ce n'est rien à côté de sa dangereuse proximité avec le monde des affaires. Il y a longtemps déjà, Édouard Balladur disait à propos de Nicolas Sarkozy : « Il faudra qu'il choisisse entre la politique et l'argent. » Il n'a pas choisi. Il ne choisira jamais. Certes, il a opté pour la politique, mais il garde des yeux de Chimène pour l'argent. La preuve, il semble préférer la compagnie des riches avant toute autre, celle, par exemple, des intellectuels, des scientifiques ou des parlementaires. À sa table, il y a toujours la place du riche comme il y a, chez d'autres, la place du pauvre. C'est un richophile comme il y a des europhiles ou des zoophiles.

Qu'importe s'il s'ennuie à mourir pendant les dîners de riches, pourvu qu'il trouve des grosses fortunes à table : il y a là-dedans une passion enfantine mêlée d'une étrange fascination.

En juillet 2010, alors que Jean-Louis Debré a un rendez-vous à l'Élysée, Nicolas Sarkozy arrive tout excité dans le salon où il a fait attendre le président du Conseil constitutionnel.

« Tu sais qui vient de descendre l'escalier ? demande le président avec l'air de celui qui est encore dans l'extase de l'apparition.

— Je vais bientôt le savoir.

— Bill Gates. Oui, Gates en personne. Devine combien il gagne, tu ne peux pas imaginer ce que ça fait… »

Et de donner un chiffre que Debré a bientôt oublié.

Quelques mois plus tard, le 14 novembre exactement, il a organisé un dîner de copains, au palais de l'Élysée, autour de Michel Houellebecq qui a reçu le Goncourt, une semaine auparavant, pour La c art e et le territoire. Ce qui l'intéresse surtout, chez cet écrivain, ce sont ses droits : « Est-ce que c'est 18 % ? Moi, c'est 18 %. » Devant la tablée médusée, il demande également le montant de son à-valoir et une estimation de ce qu'il va gagner.

Des scènes comme celle-là, il y en a beaucoup dans la biographie de Sarkozy. Quand il décline l'état civil d'une personne, il serait du genre, s'il s'écoutait, à vous donner sa fortune, juste après le nom et le prénom, comme on peut le faire au Texas.

Patrick Devedjian, ancien vieil ami de Nicolas Sarkozy, explique ainsi son obsession de l'argent : « Il ne faut jamais oublier qu'il a passé sa jeunesse à Neuilly, pauvre parmi les riches. Son père était parti et ne faisait pas profiter ses enfants de l'argent qu'il gagnait quand il en gagnait. Sa mère se débrouillait comme elle pouvait, courageusement. Il vendait des glaces tout l'été pour se faire de l'argent de poche. Il avait le sentiment d'être sur le bas-côté et citait souvent Barrès : “Jeune, infiniment sensible, et parfois peut-être humilié, vous êtes prêt pour l'ambition.” »

Il a laissé l'ambition mener sa première vie, il a prévu que l'argent conduirait la seconde. Francis Scott Fitzgerald nous a appris, dans Gatsby le Magnifique, que le bonheur est toujours en face. Tant il est vrai que le bonheur, c'est ce qu'on n'a pas.

Même s'il se prétend riche depuis son mariage avec Carla, Sarkozy sait qu'il ne sera jamais un nabab, ni un magnat, ni un bâtisseur d'empire. Il ne lui reste plus qu'à se soigner de ses rêves fracassés en nouant des liens avec toutes les grosses fortunes de France qu'il fréquente assidûment, comme s'il voulait devenir l'un des leurs. Il est le complice, l'obligé, l'ami dévoué. Tout ce qui les concerne l'implique en premier lieu. C'est ainsi qu'il sera éclaboussé, par ricochet, quand éclatera l'affaire Bettencourt qui tournera peu à peu à l'affaire d'État.

26Calmann-Lévy, 2008.