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Le sacre de Fillon

« À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître. »

Michel Audiard

François Fillon s'est apparemment fait une raison. Il envisage de quitter son fief de la Sarthe et d'atterrir à Paris où il guignerait la deuxième circonscription, celle de Jean Tiberi qui pourrait être invalidée. Le genre de circonscription que l'on garde à vie et même après sa mort. Il se verrait bien, ensuite, maire de la capitale en attendant l'élection présidentielle de 2017.

Sans se départir de son petit sourire de premier communiant, le chef du gouvernement observe avec un certain dédain le ballet des candidats à sa succession. Ils s'y voient tous, à Matignon. Jean-Louis Borloo, notamment. Il est vrai que le ministre de l'Écologie a reçu pas mal d'encouragements du président : s'il ne lui a rien promis, Nicolas Sarkozy lui a au moins laissé entendre qu'il pourrait être l'homme de la situation.

Il y a plusieurs mois déjà, Jean-Louis Borloo, ministre sans interruption depuis 2002, lui avait fait part de son intention de prendre du champ. Le président n'a cessé, depuis, de chercher à le retenir en lui faisant miroiter un grand avenir.

« Je vais tout changer, lui dit souvent Sarkozy.

— Mais tu ne pourras jamais changer ta façon de gouverner ! Avec toi, il faut toujours que tout remonte toujours à l'Élysée, ça crée des embouteillages dingues, ça retarde les décisions, ça déresponsabilise tout le monde. »

Le chef de l'État est si insistant que Borloo finit par le croire. En août, de passage dans le Var, il téléphone au président qui l'invite à dîner au Cap Nègre, sa résidence d'été. Il arrive à l'heure dite, la tête pleine d'idées et de projets. Il est convaincu qu'il va passer son examen de passage. Erreur. Ce soir-là, les Sarkozy partagent leur table avec Leonardo DiCaprio et Naomi Campbell. Autant dire qu'il sera peu question de politique française.

Le ministre de l'Écologie ne perd pas pour autant espoir. Il sait qu'il peut compter sur de solides appuis dans la Sarkozie, notamment sur ceux d'Alain Minc et de Patrick Balkany. Même si Sarkozy joue le Sphinx, il ne cache pas son faible pour Borloo. Aux siens qui l'abjurent de le nommer à Matignon parce que « l'élection présidentielle se jouera au centre », le président tient des propos du genre : « Je n'ai rien contre Jean-Louis, ce serait une très bonne idée. »

Après quoi, le chef de l'État demande une note à Bruno Le Maire, le ministre de l'Agriculture, sur ce qu'il ferait s'il était promu à Matignon, avant de souffler à l'oreille de François Baroin, le nouveau ministre du Budget : « Déploie-toi. » On dirait Volpone, le riche et vieux Vénitien du XV e siècle, qui, sur son lit de mort, dans la pièce de Ben Jonson, fait monter les enchères entre ses héritiers. Sauf que Sarkozy est, lui, en pleine forme.

S'il le pouvait, notre fringant Volpone national les nommerait tous à Matignon, pour mieux les diviser.

Comme l'écrit Charles Jaigu avec humour dans Le Figaro 27, « tout le monde se prépare pour la noce, sans savoir exactement quand elle aura lieu, ni quels seront les mariés et leurs témoins ». En fait de noce, on sait déjà qu'elle sera sanglante, si l'on en juge par le dézingage de ses ministres auquel se livre Nicolas Sarkozy en privé.

En quarante ans de carrière, jusqu'à l'arrivée de Sarkozy à l'Élysée, jamais je n'ai entendu un président parler aussi mal de ses affidés. Pour Mitterrand, tous ses ministres étaient des génies et je me souviens encore de l'avoir entendu parler d'Édith Cresson comme d'une femme qui allait laisser « une trace » et qui irait « plus loin » que Simone Veil. Quant à Chirac, il pouponnait les membres de son gouvernement. Surtout quand ils étaient mauvais. Il allait jusqu'à célébrer sans cesse « l'intelligence » des plus bêtes d'entre eux. Il exagérait tellement leur talent qu'il m'a dit un jour à propos d'Alain Devaquet, agrégé et docteur ès sciences, qui fut son ministre furtif : « C'est l'un des grands savants du siècle. Un jour, il aura le prix Nobel ! » Les temps ont changé.

Jadis, quand on se parlait encore, je m'étais trouvé dans la situation de défendre certains de ses ministres devant Sarkozy. Cette fois-ci, c'est l'un de ses opposants les plus déterminés, François Bayrou, venu à l'Élysée pour parler des retraites, qui prend la défense du Fillon tant honni.

« Je ne comprends pas pourquoi tu te fâches avec Fillon, lui dit Bayrou, le 20 septembre 2010. Il a sans doute des défauts, ce n'est peut-être pas un héros, mais au moins il est honorable et respectable, ce n'est pas rien. »

Tête de Sarkozy. Il ne poursuit pas la conversation, signe qu'il est toujours décidé à s'en défaire.

Le 27 octobre, lors du traditionnel tête-à-tête du mercredi avant le Conseil des ministres, François Fillon, fataliste, lui dit qu'il est prêt à passer le relais. Il a lu la presse et plus particulièrement la page 2 du Canard enchaîné qui, chaque semaine, est pleine des horreurs que le président a débitées contre lui. Il n'a plus envie de continuer.

« Je veux que tu restes, lui dit Sarkozy, mais il faudrait que tu dises publiquement que tu as envie de rester.

— Il faut bien réfléchir, Nicolas. On a un problème d'image dans l'exécutif. Et puis on a pris des habitudes. Si tu veux vraiment changer la répartition des rôles et redonner des pouvoirs au Premier ministre, ça te sera peut-être plus facile avec un autre qu'avec moi.

— Je veux que tu restes. Que veux-tu qu'on change ? »

Ils auront souvent, désormais, ce type de discussion. Sarkozy commence à comprendre que le limogeage de Fillon le déstabiliserait au lieu de le renforcer. Il est même possible que le Premier ministre, une fois limogé, se trouve un « destin national », de la même façon que Pompidou s'était déclaré après que de Gaulle l'eut destitué, précipitant ainsi la chute du Général. Il ferait un bon candidat à la présidence. En 2017 ou… en 2012.

Le président lui découvre des qualités, tout à coup. Sa popularité auprès des parlementaires UMP. Son sang-froid quand tout s'agite autour de lui. Sa loyauté aussi, même si elle n'est pas payée de retour.

La cote de Fillon va ainsi remonter au fil des jours, à la bourse du sarkozysme. Jusqu'à ce que le Premier ministre accède enfin à la demande du président, formulée à plusieurs reprises, en lui faisant une sorte de déclaration d'amour publique. Encore une première dans l'histoire de la République : après le remaniement sur plusieurs mois, voici le serment de fidélité. Le chef du gouvernement y dira « l'honneur » – pas le bonheur, n'exagérons pas – de servir sous l'autorité d'un homme pour qui il a « une profonde estime personnelle ».

Le darwinisme a des limites. En plus, il fait toujours des morts. Au terme de cette compétition d'un genre nouveau qui devait sélectionner le meilleur, il reste sur le tapis quelques hommes dont le dernier n'est pas Jean-Louis Borloo : son grand tort est d'avoir cru à la bénédiction du chef de l'État, quand il s'est lancé dans sa course pour Matignon.

Jusqu'au dernier moment, Nicolas Sarkozy lui a fait croire que rien n'était joué. Quand, enfin, il se décide à lui avouer qu'il gardera Fillon, il propose tout à Borloo, la botte et la rente : « Un grand ministère de l'Économie, avec l'Emploi, le Budget, les Technologies, tout ce que tu veux. » Non seulement l'ex-favori pour Matignon refuse, mais il explose : « Vous m'avez tous pris pour un con ! Je suis le couillon du gouvernement ! »

Il fut surtout un boute-en-train, comme on dit en science chevaline. Un rôle que Chirac lui avait déjà dévolu, on l'a vu, il n'y a pas si longtemps. Borloo a mis de l'animation et réveillé les instincts. Notamment l'instinct de tueur de Fillon qui, pendant cette période, l'a souvent raillé avec un plaisir non dissimulé.

Borloo à terre, c'est évidemment Fillon qui apparaît comme le grand vainqueur du remaniement. C'est pourquoi les commentaires sont assassins pour Sarkozy dans les jours qui suivent.

« Fillon garde Sarkozy », ironise Libération. « Ce remaniement, en fait, est un renoncement », commente Laurent Joffrin, son directeur, à côté d'un article titré : « Fillon, l'hyper-Premier ministre ».

« C'est la première fois sous la Ve République, observe Carole Barjon dans Le Nouvel Observateur, que la majorité parlementaire impose, de fait, son choix, la première fois qu'un Premier ministre s'impose donc ainsi au président de la République. »

Le chef de l'État « voulait tout changer », notent Éric Mandonnet et Ludovic Vigogne dans L'Express. « Il a surtout changé d'avis. »

« Sarkozy liquide le sarkozysme », affirme Nicolas Domenach dans Marianne : « L'UMP, ce rassemblement partisan de sensibilités diverses, est mort. Vive le RPR sarkozyste ressuscité ! »

La montagne n'a même pas accouché d'une souris, mais d'une musaraigne : un gouvernement de fermeture qui sent la fin de règne.

François Fillon s'est renommé à Matignon et Claude Guéant au secrétariat général de la présidence de la République. Quant à Jean-François Copé, il a pris une sérieuse option pour l'avenir en s'auto-désignant à la tête de l'UMP.

Il faut que Sarkozy ait été bien faible ou démuni pour confier au maire de Meaux les clés du parti majoritaire : on ne voit pas Copé les lui rendre. Il est vrai que le président l'a installé avec le calcul qu'il serait son meilleur allié contre Fillon au nom de la maxime énoncée par Machiavel, qui a beaucoup servi : « Divide ut regnes » (« Diviser pour régner »). Il n'a pas imaginé que ces deux-là pourraient un jour s'allier contre lui. Copé est un homme libre. Le président n'a aucune prise sur lui.

« Je vais t'aider, lui a seriné Copé. Mon intérêt est que tu sois réélu en 2012. »

Ce qui reste à prouver. Jean-François Copé est à la tête d'une petite entreprise qui a de grandes ambitions. Dans sa bande, il y a François Baroin, Bruno Le Maire, Valérie Pécresse, Luc Chatel et Christian Jacob. « On est tous des bébés Chirac, dit le nouveau secrétaire général de l'UMP. Des gens sains et droits, sans arrière-pensée, avec beaucoup d'humour et un bon esprit. »

Des gens très décidés aussi. Sarkozy n'aime pas l'idée que Jacob succède à Copé à la présidence du groupe UMP à l'Assemblée nationale.

« Si tu laisses Jacob prendre le groupe, dit le président, pathétique, à Copé, on aura l'impression que tu m'as enfilé. »

Ce n'est pas qu'une impression.

Depuis longtemps, pour ne pas me tromper, j'ai pris l'habitude d'écouter, non pas les politologues, les chroniqueurs ou les perroquets du microcosme, mais des élus de la France profonde, rétifs au panurgisme, qui ont toujours un peu de terre et de terroir sous la semelle de leurs chaussures. Des personnages comme Pierre Mauroy, Jean-Claude Gaudin ou Jean-Pierre Raffarin.

Avec son air de guetteur de taupes du Poitou, Raffarin est ce qu'on appelait jadis un homme entendu. On ne la lui fait pas. Pour résumer la pantalonnade du remaniement, il a trouvé la meilleure formule :

« Fillon a été le seul Premier ministre à savoir six mois à l'avance qu'il serait nommé. Il a eu le temps de se préparer. Il a su six mois à l'avance qu'il serait viré. Il a eu le temps de l'éviter. »

Raffarin a trouvé, de surcroît, le meilleur apologue pour résumer l'état des lieux à droite, après le remaniement, avec l'avènement d'un pouvoir à trois têtes, Sarkozy-Fillon-Copé. Sarkozy a-t-il bien fait, de son point de vue, de nommer Copé à l'UMP afin qu'il marque à la culotte Fillon, son ennemi supposé ? Cela reste à prouver, dit-il, si l'on se souvient du « syndrome Vertadier ».

« C'était en 1977, se souvient Raffarin. Deux espoirs de la droite, le RPR Jean-Yves Chamard et le centriste Jacques Grandon, se battaient pour prendre la succession de Pierre Vertadier à la mairie de Poitiers. Ils se sont mis à trois ministres d'État, Guichard, Lecanuet et Poniatowski, pour clore la bagarre avec une idée géniale : la reconduction de Vertadier comme candidat de la droite. Total, les deux espoirs ont fait alliance et se sont présentés contre Vertadier, à la surprise générale, pour le plus grand bonheur de la gauche qui a conquis la ville. La morale de cette histoire, c'est qu'il est plus facile de s'entendre à deux qu'à trois. »

En politique comme ailleurs, c'est souvent quand on se croit très intelligent qu'on finit par devenir très bête.

27Le 27 septembre 2010.