23

Le tournis de la girouette

« Je suis assez semblable aux girouettes, qui ne se fixent que quand elles sont rouillées. »

Voltaire

Le 27 décembre 2006, alors qu'il est en vacances à Marrakech, au Maroc, pour les fêtes de fin d'année, Nicolas Sarkozy, accompagné de Cécilia, passe la soirée avec Bernard-Henri Lévy et Claude Lanzmann.

Décidé à recruter tous les intellectuels de France, il leur tient le langage qu'ils veulent entendre. Du Sarkozy des grands jours, déclamatoire et péremptoire. Écoutons :

« On va faire des choses extraordinaires et tourner le dos à la diplomatie cynique des dernières décennies. Vous verrez, je vais faire bouger les lignes. Contrairement à Chirac, je préfère encore Bush à Poutine. Je serai l'ami des femmes partout dans le monde et, vous pouvez compter sur moi, je ne laisserai pas faire les Russes en Tchétchénie. »

Quelques mois plus tard, Sarkozy agit à l'inverse. Jusqu'à friser le ridicule avec l'épisode des félicitations à Vladimir Poutine après sa victoire aux élections législatives, le 2 décembre 2007. L'homme qui a dit, pendant la campagne présidentielle, qu'il ne serrerait pas la main du président russe, est, ce jour-là, le premier à téléphoner au tsar de toutes les Russies pour le complimenter. Il est aussi le seul à le faire avec le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, et le chef du gouvernement italien, Romano Prodi.

Comment expliquer cette volte-face sur Poutine ? On aurait tort de l'imputer à l'immaturité pathologique du chef de l'État ou à une impulsion de tête de linotte, écoutant le dernier qui a parlé : par exemple, Jean-David Levitte, son conseiller diplomatique qui incarne la ligne traditionnelle du Quai d'Orsay.

Il a juste changé de rôle. Il est passé directement de son programme de campagne à une pratique de Realpolitik. Du rêve à la réalité.

Nicolas Sarkozy est, avant toute chose, un avocat d'affaires. Dans tous les domaines, politique, économique ou diplomatique, il se comporte en avocat d'affaires, cherchant toujours les niches, les effets de levier ou d'aubaine. Vérité un jour, mensonge le lendemain. Il est comme n'importe quel politicien radical-socialiste à la Chirac : il se prend pour le vent ; il n'est que la girouette.

Il aime dire qu'il fait du Gramsci. Quand on sait qu'Antonio Gramsci (1891-1937) est le philosophe de la praxis et qu'il était convaincu que le marxisme apportait les fondements d'« une totale et intégrale conception du monde » tout en permettant de vivifier la société, on est un peu surpris. Mais bon, si les politiciens savaient toujours de quoi ils parlaient, les scrogneugneux de mon espèce auraient moins à écrire.

Peut-être Sarkozy veut-il faire allusion à l'importance que Gramsci accordait au champ sociétal, mais rien n'est moins sûr. Un jour où je l'interrogeai sur son prétendu gramscisme, il me répondit par une pirouette qui, à mes yeux, confirma son ignorance :

« Mon gramscisme consiste à fuir toutes les formes d'idéologie. Si j'en ai une, c'est d'organiser en permanence des confrontations idéologiques qui me mettent au cœur du débat. Pour qu'il se déroule autour de moi, de mon projet, de ma politique. »

Tout est dit : le sarkozysme n'est pas un corpus de convictions, mais une méthode. Un clou chasse l'autre. Quand il arrive à l'Élysée, il fait ainsi la même erreur que Chirac en son temps. Pour faire avancer l'Europe, il décide d'en finir avec l'axe franco-allemand et de se rapprocher du Royaume-Uni. Fiasco total. Il n'insiste pas et renoue aussitôt avec Berlin. Un coup gaullo-jacobin, l'autre libéral à l'anglo-saxonne, un jour poutinien, le lendemain atlantiste, Nicolas Sarkozy n'a pas le souci de la cohérence, mais de l'efficacité. Il change d'idées plus vite encore que de chemise. Au point qu'un des ralliés de 2007, Hervé Morin, le député de l'Eure, ex-lieutenant de Bayrou, dont il a fait son ministre de la Défense, en est venu à douter de sa sincérité européenne.

Un dimanche soir, en avril 2010, Sarkozy convoque Hervé Morin à l'Élysée pour le dissuader de se présenter à l'élection présidentielle de 2012, comme il en a manifesté l'intention.

« Allons, Hervé, dit le président, il n'y a aucune différence politique entre nous. On pense la même chose sur tout, en particulier sur l'Europe. »

Alors, Morin :

« Non, ton Europe est intergouvernementale, elle se réduit à une relation particulière entre des États, notamment la France et l'Allemagne. La mienne n'a rien à voir. C'est une dynamique, une fédération d'États-nations où la somme des intérêts particuliers fait l'intérêt général. »

C'est ce que Nicolas Sarkozy appela son « réalisme ». Contrairement à ses engagements de campagne, il se lance aussi, dès son accession au pouvoir, dans la Realpolitik, recevant notamment avec faste le plus sanguinaire et le plus ridicule des tyrans arabes, Mouammar el-Khadafi, au grand dam de la secrétaire d'État aux Droits de l'homme, Rama Yade. Non seulement il la sermonne, mais, en plus, il semble sincèrement fasciné par le sanglant colonel d'opérette, abruti par les drogues et les médicaments, qui joue, les yeux plissés, au poète du désert.

Le 10 décembre 2007, recevant à déjeuner des éditeurs à l'Élysée, le président essuie quelques sarcasmes d'Antoine Gallimard à propos de son nouveau grand ami qui a dressé sa tente dans les jardins de Marigny.

Alors, Sarkozy :

« Je m'étonne que des personnes représentant la culture n'aient pas l'esprit plus ouvert et plus tolérant. »

Il y a dans cette attitude qu'on retrouvera chez lui face à d'autres despotes une absence totale de finesse et une naïveté colossale de néophyte. C'est ce qui mettra sa diplomatie, si l'on ose dire, en porte-à-faux quand se propagera, en 2011, la révolution arabe.

Mitterrand disait : « On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment. » Sarkozy en sort tout le temps, dans un sens ou un autre.

Là sont la force et la limite du sarkozysme. Le président semble penser au jour le jour, sans vraie ligne de conduite ni suite dans les idées, se contredisant souvent et jouant continuellement les uns contre les autres ou inversement, les élites contre le peuple, les salariés contre les patrons ou les policiers contre les magistrats, pour rester au centre du paysage. Il n'est ainsi jamais là où on l'attend. Il ne sait même pas lui-même où il en sera bientôt.

À son propos, on a envie de paraphraser Mallarmé au sujet de Stendhal : « Quel homme d'État il eût été s'il avait cru en quelque chose ! » Ou bien Voltaire au sujet d'un critique littéraire : « C'est un four qui toujours chauffe et où rien ne cuit. » Il a tout. Sauf la pâte. S'il l'avait, il n'aurait de toute façon pas la patience de la pétrir.

La politique n'est pas une science, mais l'art de gérer les dynamiques irrationnelles. Nicolas Sarkozy, qui n'a ni tabou ni repère, y est donc à son aise. Surtout pendant les crises, quand les boussoles s'affolent. C'est ainsi qu'il fut à son sommet, même s'il reste beaucoup à dire, pendant la tempête qui s'est abattue, à l'automne 2008, sur les marchés financiers.

Soudain, son style égotique et vibrionnant ne prêtait plus à sourire : son autorité s'imposait naturellement. Face aux dangers, il semblait plus à l'aise que beaucoup d'autres, avec l'effervescence qui lui tient lieu, souvent, de raisonnement.

Quand les temps changent, Nicolas Sarkozy peut même changer plus vite qu'eux…