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Carla

« Le remariage est le triomphe de l'espérance sur l'expérience. »

Samuel Johnson

Elle avance toujours entre deux haies de photographes, même quand elle déambule dans sa salle de bains. Elle arbore partout le même grand sourire qu'éclairent des dents parfaites, y compris quand elle se rend chez son psychanalyste. Et qu'importe s'il n'y a pas un chat dans la rue où elle marche : elle saluera la foule d'un petit geste gracieux, à peine perceptible, qu'accompagnera une discrète révérence.

En relisant ces lignes, j'ai un peu honte. Encore un bel exemple de mauvaise foi journalistique, dirait Sarkozy. À juste titre. Carla, née Bruni Tedeschi, vaut quand même bien mieux que la femme égotique et artificielle que je viens de décrire. Elle apaise son mari, elle l'initie à la culture. Il n'y a pas si longtemps, il me semble que Nicolas Sarkozy n'avait lu que deux livres, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et Belle du Seigneur d'Albert Cohen. Il en parlait fort bien et pouvait en réciter, grâce à son hypermnésie, des passages entiers. Pour ce qui est de la littérature contemporaine, je croyais que ses connaissances s'arrêtaient à… Marc Lévy dont un jour, avec Cécilia, il m'avait conseillé de lire, de toute urgence, le dernier roman. Passons.

Tous ses prédécesseurs avaient été, chacun dans son domaine, des puits de culture. Y compris Jacques Chirac qui aimait tant jouer, par pudeur ou provocation, les ignorants rustiques. Un dimanche de l'été 2004, je me souviens, il me téléphona pour décommander un rendez-vous et, après m'avoir interrogé sur le livre que j'étais en train de préparer – un conte philosophique se déroulant au VI e siècle avant J.-C. –, improvisa une époustouflante causerie sur Zarathoustra. Les Mages, les Temples du Feu, l'Esprit du Mal. Il était incollable.

Avec Sarkozy, rien de tel n'eût été possible jusqu'alors. On aurait dit que sa culture, si on pouvait même utiliser ce mot, n'était jamais que télévisuelle, et encore, elle ne s'était pas abreuvée, on l'a compris, aux sources d'Arte.

Depuis que Carla est entrée dans sa vie, il s'est ouvert à des horizons qu'il n'avait pas encore approchés. Par exemple Dreyer, Lubitsch ou Pasolini, dont les Sarkozy ont visité studieusement la filmographie. Désormais, il ne fait plus figure d'enfant perdu, ressassant toujours son Céline ou son Cohen, quand, lors d'un repas officiel, la conversation arrive sur la culture.

Carla lui apprend aussi les bonnes manières et le réconcilie avec son passé. Grâce à elle, plus de fatwas chez les Sarkozy. Ni entre les frères ni avec personne. Elle a renoué les fils entre Cécilia et son mari, qu'elle a fait se rencontrer à nouveau. Marie-Dominique, la première épouse, mère des deux fils de Nicolas, est désormais conviée aux réunions de famille d'où elle était proscrite. En somme, sa nouvelle épouse lui a fait du bien, comme si elle avait été formée pour ce rôle de présidente.

Quand Nicolas Sarkozy fait sa connaissance, Carla est, il est vrai, une reine en quête de royaume. Fille de famille de la haute italienne, elle a du bien et de la branche. Elle s'est néanmoins faite elle-même en devenant l'un des grands mannequins des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, au siècle dernier, avant de se reconvertir dans la chanson. Avec ça, futée, aguerrie et bien élevée. Bonne fille aussi. Chez elle, aucune aigreur ni méchanceté. Même si, quand on aime tout le monde, on n'aime personne, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Elle a toutes les qualités. Il ne lui manque qu'un mari.

C'est Jacques Séguéla, ami de tout le monde en général et des deux en particulier, qui a joué les entremetteurs en invitant à dîner, un soir de novembre 2007, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni. À cette époque-là, le chef de l'État, divorcé de Cécilia, a besoin de se changer les idées. Généralement, il compte sur son complice Pierre Charon pour organiser des soirées où l'on rit. Pour une fois, il s'est rabattu sur Séguéla auquel était déjà dévolu le rôle de bouffon sous Mitterrand dont il fut le publicitaire éclairé pendant la campagne présidentielle de 1981.

Excellent publicitaire, de lui-même en particulier, Jacques Séguéla est un étrange mélange de vulgarité abyssale, d'avidité au gain et de fulgurances. Il ne faut pas le réduire à la trivialité balourde et canaille qui l'amena à déclarer un jour, alors qu'il avait lui aussi oublié son surmoi : « Comment peut-on reprocher à un président d'avoir une Rolex ? Tout le monde a une Rolex. Si à cinquante ans on n'a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » C'est un personnage inventif qui a souvent une idée d'avance. C'est aussi un gros malin qui connaît ses intérêts et qui cherche à exister encore sous Sarkozy après avoir longtemps joué Villepin.

À Paris, dans ce genre de dîner mondain, il faut toujours un académicien, mais Séguéla, on l'a compris, n'a pas de manières. Il s'est contenté d'inviter un philosophe à succès : en l'espèce, Luc Ferry, une vieille connaissance de Carla, accompagné de son épouse, une femme étonnante, reconvertie dans le marché du sac à main. La convive idéale.

Jacques Séguéla a raconté dans un livre10 cette soirée où Nicolas Sarkozy a dit à Carla Bruni en la tutoyant tout de suite : « Nous faisons le même métier : séduire avec les mots. Toi en chansons, moi en discours. » Ensuite, après qu'elle eut chanté Tout le monde est une drôle de personne, le président lui a soufflé à l'oreille quelques mots qu'il révélera, le lendemain, à Séguéla : « Carla, es-tu cap, à cet instant, devant tout le monde, de m'embrasser sur la bouche ? » Auparavant, sans que l'on sache encore bien si c'était du lard ou du cochon, il avait annoncé à la tablée leurs fiançailles avec celle qui venait de lui être présentée : « Nous ferons mieux que Marilyn et Kennedy. »

Quelques années plus tard, lors d'un dîner avec Michel Houellebecq11, Carla confiera qu'elle lui a dit, ce soir-là : « Tu ne sais pas à qui tu as affaire. » « Qu'est-ce qu'il est irrésistible ! ajoutera-t-elle. La première fois que je l'ai vu, j'ai eu envie qu'il me plaque contre un mur ! »

À la fin de la soirée, Carla Bruni demande à Nicolas Sarkozy s'il a « une voiture pour la raccompagner ». « C'est possible », répond le chef de l'État avec un sourire. Pendant le trajet, il notera le numéro de téléphone de la chanteuse mais quand son véhicule s'arrêtera devant le domicile de celle-ci, il ne lui proposera pas de monter chez elle prendre un dernier verre, non, il est trop amoureux. Le feu est mis.

Le feu prendra si bien qu'il ne pourra rester longtemps caché. Avec un mélange de naïveté, de narcissisme et d'indélicatesse de « m'as-tu-vu », Sarkozy a même décidé de partager cet amour avec le monde entier et les photos volées de paparazzi succèdent aux clichés officiels pris au demeurant par les mêmes. Un tournis de caresses, de baisers, de regards de merlan frit, qui culminera avec cette annonce officielle en pleine conférence de presse, le 8 janvier 2008 : « Carla, c'est du sérieux. »

Le 17 janvier 2008, lors d'un bref tête-à-tête, je lui fais remarquer que le pays se fichait pas mal de savoir s'il était heureux ou pas. Chacun ses problèmes. Les Français voulaient d'abord des résultats, des bons chiffres sur le chômage et le pouvoir d'achat. Les images de sa béatitude affichée, lors de son voyage en Égypte ou ailleurs, avaient quelque chose d'obscène ; elles ne pouvaient que lui nuire.

« Je n'y suis pour rien, proteste-t-il. Ce sont les paparazzi qui nous pourchassent, Carla et moi. On prend un petit-déjeuner sur la terrasse d'un hôtel, clic-clac, ils sont là. On marche dans la rue, encore clic-clac. C'est de la persécution ! Je veux juste être vrai, tu comprends ça ? La seule chose impardonnable en politique, désormais, c'est le mensonge. Or, le type tout seul dans son palais vide, je ne peux pas, c'est au-dessus de mes forces. J'ai besoin de vivre et il se trouve que je suis amoureux, je ne vais quand même pas me cacher. Si on ne me reprochait pas ça, n'importe comment, on me critiquerait pour autre chose. Pendant des mois, on m'a expliqué que tous mes problèmes venaient de Cécilia. Maintenant on dit qu'ils viennent de Carla. Tout ça, ce sont des conneries répandues par des journalistes minables, aigris et nuls ! »

Il galèje, mais je ne peux le lui dire. Il s'est levé : il faut qu'il parte, il a un rendez-vous. Juste avant de prendre congé, il me fait admirer sa nouvelle montre, une Philippe Patek, offerte par Carla : « Elle est belle, hein qu'elle est belle ? »

Je songe alors qu'un homme amoureux en vaut deux. Carla Bruni, c'était sans doute ce qui pouvait lui arriver de mieux. Une bonne nouvelle pour les Français qui ont encore plus de quatre ans à tirer avec leur président. Mais il n'a pas su gérer cette idylle. Il n'a pas pu s'empêcher de la médiatiser, ou plus exactement de l'hypermédiatiser.

C'est ainsi que s'est creusé, à cette occasion, un précipice entre Sarkozy et les Français, un précipice d'incompréhension et de ressentiment. Saoulé par ces images qui le transformaient en célébrité grisée par sa propre célébrité, en gibier de presse people, le pays ne supporta pas qu'il fasse son quelqu'un en roulant les épaules et en signifiant subliminalement, comme il le disait alors sans pudeur à ses amis : « T'as vu ma femme comme elle est belle ? »

Il ne faut jamais trop montrer son bonheur ; il rend souvent les gens très malheureux.

10 Autobiographie non autorisée, Plon, 2009.

11Le 14 novembre 2010.