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Sous mon olivier

« On n'a guère à craindre d'un homme qui menace beaucoup en paroles, le silence est plus dangereux. Quand la colère enflamme trop l'esprit, elle enflamme moins le cœur ; tout est porté au-dehors, tout s'exhale par la bouche et tout s'échappe des mains. »

Alexander Pope

J'ai noté la date : le 27 janvier 2008. C'est un dimanche qu'éclaire une lumière pâle et frisquette. Il me semble que la montagne, trônant sous les fils d'or, a pris tout le soleil pour elle. Il faut se contenter des restes. Je suis chez moi, en Provence, et je taille mes oliviers. Souvent, après leur avoir coupé une grosse branche, je les caresse et ils me rendent quelque chose que je ne saurais définir, une vibration, un plein bon Dieu d'amour. Je ne voudrais pas faire mon Giono, mais ces arbres et moi faisons partie de la même famille. On se comprend sans avoir même à se parler.

Il est treize heures passées quand mon portable sonne. C'est l'Élysée. Une belle voix féminine m'annonce qu'elle va me passer le président de la République. Après les civilités d'usage, Nicolas Sarkozy prend soudain sa voix des mauvais jours :

« Je veux te parler d'un article de Patrick Besson que tu as publié dans ton journal. Un truc pas digne de vous, un truc immonde, répugnant, dégueulasse, y a pas de mot pour ça. »

Moi, hypocrite : « De quel article parles-tu ? »

Lui, glaçant : « Tu sais très bien lequel. »

Moi, toujours hypocrite : « Non. »

Lui : « Celui sur Carla, l'autre jour. Il faut que tu saches que je méprise ce type et que le jour où je ne serai plus en fonction, une des premières choses que je ferai, ce sera d'aller lui casser la gueule. »

Moi : « Allons, dans quelques semaines, tu l'auras déjà oublié. »

Lui, haussant le ton : « Non, je n'oublierai pas. Jamais ! Jamais ! Tu m'entends ? Jusqu'à la fin de mes jours ! »

Il est dans un tel état qu'il me paraît judicieux de ménager une pause. Après un petit silence, il reprend sur le même ton, menaçant :

« Jamais je n'oublierai non plus que cet article a été publié sous ta responsabilité.

— Je l'assume tout à fait. En plus, Besson est mon ami.

— Toi, tu as toujours eu de ces amis ! »

Patrick Besson fait partie de la catégorie que j'appelle celle de mes « vieux amis ». Un magnifique écrivain, un grand cœur et un mauvais esprit, qui tuerait pour un bon mot. Mon expérience professionnelle m'a appris que les chroniqueurs qui ont la plume la plus cruelle sont souvent des êtres très doux, sans aucune méchanceté : rien ne leur étant plus étranger que la vanité, ils n'ont pas conscience du mal qu'ils font. C'est le cas de Besson. Il suffit, pour s'en convaincre, de croiser son regard un peu brumeux, toujours plein de bienveillance. En plus, il a toujours eu un gros faible pour Carla Bruni sur qui il n'a écrit, jusqu'à présent, que des choses gentilles.

Dix jours plus tôt, il a signé dans Le Point 2 une chronique sur Carla Bruni, la nouvelle conquête de Sarkozy. Elle n'est pas la première dans son cœur, ni lui dans le sien qu'ont habité tour à tour Mick Jagger, Éric Clapton, Louis Bertignac, Arno Klarsfeld, Raphaël Enthoven, un grand cacique du PS, etc. Des liaisons officielles, et je ne parle pas des autres. Dans une de ses chansons, peu après mon avoinée, elle évoquera ses trente amants. C'est une femme libérée qui n'a jamais joué les saintes-nitouches. Elle s'affiche et s'assume avec une certaine crânerie. Elle m'a toujours bluffé.

Ironisant sur ses charmes et ses talents de tombeuse, Patrick Besson donne, dans sa chronique, toutes sortes de conseils drolatiques à l'heureux élu. Il recommande ainsi à Sarkozy de ne pas présenter la nouvelle femme de sa vie à ses fils. Ni à Barack Obama. Ni à aucun beau mec.

« Ôte-moi d'un doute, reprend le chef de l'État. Est-ce que tu as relu cet article avant sa publication ? »

Moi : « Bien sûr. C'était, comme on dit, un article “sensible”. »

Lui : « Et ça ne t'a rien fait ? »

Moi : « Si. Ça m'a fait rire ou plutôt sourire. »

Lui : « Ça ne t'a pas choqué ? »

Moi : « Non, parce que c'est de l'humour. »

Lui : « Tu appelles ça de l'humour ? Je vais t'en foutre de l'humour ! »

Moi : « Je peux même te dire que j'ai lu cet article avec soin et que j'ai demandé à Patrick d'enlever deux ou trois trucs, ce qu'il a fait sans problème. Comme ça, y avait rien à redire. »

Lui : « Rien à redire ! Rien à redire ! Tu sais ce que tu vas faire, mon petit Franz ? Une lettre d'excuses à Carla et on sera quitte. »

Moi : « N'y pense pas. »

Lui : « Je veux une lettre d'excuses, c'est quand même la moindre des choses. »

Moi : « Je ne te la ferai pas. »

J'ai souvent dit qu'on ne se méfie pas assez des journalistes en général, et de moi-même en particulier. Encore une preuve de ma fourberie professionnelle : cette conversation m'a tout de suite semblé si bizarre que, pour l'immortaliser, j'ai sorti un stylo-feutre et une vieille enveloppe de mon blouson. Après quoi, je me suis assis et j'ai tout noté, pour l'Histoire, au pied de mon olivier. Il a quatre cents ans. Je suis sûr qu'il n'a encore jamais, de toute sa vie, entendu des choses pareilles.

« Il n'y a pas faute, dis-je. Je ne comprends pas pourquoi il y aurait excuse. »

Lui : « Comment peux-tu dire ça ? Cet article est une saloperie qui relève du cassage de gueule. »

Moi : « Tu me menaces aussi d'une correction ? »

Lui : « Tu la mériterais, je ne sais pas ce qui me retient. Tout ça, tu sais ce que c'est, hein, tu le sais ? C'est du fascisme, oui, du fascisme ! Vous êtes vraiment deux gros lâches, Besson et toi, pour vous attaquer ainsi à une femme. Attaquez-vous à moi ! Mais vous avez la trouille… »

Moi : « Écoute, on n'a pas la trouille de toi, on l'a souvent prouvé et on le prouvera encore. Mais là, c'est autre chose. Une chronique d'écrivain. Il n'y a aucune raison pour que Carla et toi vous sentiez insultés. »

Lui : « Et qu'est-ce que tu dirais si j'écrivais ou faisais écrire que ta femme est une pute ? »

Moi : « Jamais notre journal n'a écrit ni même suggéré que Carla est une pute. »

Lui : « Si, si… Je suis sûr que tu péterais les plombs si je disais que ta femme est une pute, hein, une pute qui a servi à tout le monde et qui, en plus, veut coucher avec tes enfants. »

Moi : « Écoute, on n'est pas des perdreaux de l'année, moi moins encore que toi. Ce n'est pas parce que Carla a eu une vie ou des vies avant toi qu'on peut l'accuser d'être une pute. Même chose pour ma femme. On a trop d'heures de vol, mon vieux. Enfin, voyons… »

Les derniers mots sont de trop. Ils expriment une sorte de condescendance paternelle qui le met aussitôt en transe. Je l'imagine en train de trépigner ou même de se rouler par terre comme un enfant en colère.

« Dire que tu ne veux même pas présenter d'excuses après avoir laissé traiter ma femme de pute, hurle-t-il. Où es-tu tombé ? Tu ne t'en sortiras pas comme ça ! »

J'ai connu toutes sortes de colères de politiciens. Il y a les drôles, les poétiques, les généreuses : celles de Michel Charasse ou de Georges Frêche m'ont souvent donné des fous rires, y compris quand elles s'abattaient sur moi. Celle du président est triste, malgré les cris et les menaces.

« Tu vas voir ce que je vais faire, tu vas voir… »

Je songe à la sortie de Churchill contre un parlementaire écumant : « Mon honorable collègue devrait essayer de ne pas produire plus de vapeur qu'il n'en contient. » Son bouillonnant monologue tourne en boucle, il répète toujours les mêmes phrases, en s'époumonant. Il faut qu'il décompresse. Je cesse donc de le relancer.

Il continue de crier encore un moment dans son téléphone jusqu'à ce que le ton baisse. Un filet de voix plaintif qui signale, chez les coléreux, que la crise touche à sa fin. Je consulte ma montre : il y a quarante minutes qu'il me gueule dessus.

Jusqu'à ce qu'il se décide enfin à ne plus m'appeler, j'ai essuyé d'autres colères téléphoniques de Sarkozy que je n'ai pas, comme celle-là, notées mot à mot. C'était à propos d'un article ou d'une couverture du Point. Même vocabulaire sorti d'une cour de récréation de CM1 ou de CM2.

Ce jour-là, même si elle paraît comique, l'ire présidentielle a quelque chose d'émouvant. Je sais d'où vient ma compassion : sous cet emportement, il y a une blessure et du malheur. Pas encore remis de son divorce avec Cécilia, Sarkozy entend défendre bec et ongles son nouveau bonheur devant un journaliste qui fait preuve, jusqu'à la caricature, de tous les travers de son engeance. Notamment la bonne conscience et une arrogance narquoise que trahit le petit sourire en coin qui me quitte rarement. C'est, je crois, le signe de reconnaissance de notre profession qui, par définition, ne respecte rien, fors l'idée qu'elle a de la vérité.

Je lui ai donc pardonné cette colère, mais il y a plusieurs choses que je ne comprends pas. Comment peut-on être président et dépenser quarante minutes d'un temps si compté à propos d'un article de magazine que l'on semble avoir appris par cœur ? Pourquoi accorder tant d'importance à ce que l'on dit de soi ? Que cherche-t-il en s'emportant ainsi ? Les réponses se trouvent dans un nœud que je me sens bien incapable de démêler, un mélange de narcissisme, d'affectivité et de culte de sa propre image. Sans oublier une sensibilité supérieure à la moyenne et une certaine puérilité, propre aux politiciens.

Je me souviens d'Édouard Balladur qui, en 1994, m'avait entrepris pendant une dizaine de minutes sur une brève de quelques lignes parue dans Le Figaro du jour, qui évoquait sur un ton neutre un sondage à peine moins favorable que d'ordinaire. Tout Premier ministre qu'il fût, il me dérangeait en plein bouclage du quotidien, à l'heure où l'on peut encore éviter toutes les erreurs, et je finis par lui faire remarquer, avec courtoisie, que j'avais du travail.

« Et moi ? s'étrangla-t-il.

— Apparemment moins. »

Ce 27 janvier 2008, Nicolas Sarkozy avait, lui, une excuse : Carla. Après l'affaire d'un vrai-faux SMS qu'il aurait envoyé à Cécilia, avant leur divorce, pour tenter de la reprendre, il entendait prouver sa flamme à la nouvelle femme de sa vie. À mes dépens. C'est devant elle qu'il s'était déchaîné contre moi et je l'avais subodoré avant qu'il ne me la passe.

« Excusez-le, me dit Carla d'une voix très douce. Mais Nicolas est tellement amoureux, vous comprenez. Il ne supporte pas que l'on écrive ce genre de choses sur moi. Je ne suis ni une garce ni une salope, il faut que vous le sachiez. »

Quand la conversation fut terminée et que je pus retourner à la taille de mon olivier, sous le soleil d'hiver, je songeai à Mitterrand qui s'imposait régulièrement la lecture de l'Ecclésiaste. Il y a dedans une phrase qu'il faudrait méditer tous les matins avant d'enfiler les habits qui nous distingueront, pour la journée, du monde animal : « Tout est vanité et pâture de vent. »

La vanité est le plus secret et le plus pernicieux de nos directeurs de conscience. L'écouter est une erreur et une perte de temps. C'est ainsi que notre président en perd beaucoup, fasciné qu'il est par l'apparence, le superfétatoire et l'écume des jours.

2« 24 conseils au président de la République en vue de ses noces avec Mademoiselle Bruni », Le Point, 17 janvier 2008.