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L'homme qui arrêta la mer

« Il ne faut jamais s'asseoir sur sa victoire : c'est un fauteuil qui ne tient pas. »

Angelus Merindolus

Nicolas Sarkozy ne s'avoue jamais vaincu et, pendant cette période, fait régulièrement mentir Montaigne qui disait : « L'obstination et ardeur d'opinion est la plus sûre preuve de bêtise. »

Quand bien même s'agirait-il de bêtise, elle serait très positive et très productive. Après l'échec du G4 qui a déprimé davantage encore les marchés, si c'était possible, Sarkozy décide d'organiser la semaine suivante une réunion de l'Eurogroupe avec un invité surprise : Gordon Brown, le Premier ministre britannique.

Tout le monde se retrouve, à l'Élysée, dans un climat de fin du monde. Les marchés sont au plus bas et l'Amérique est à la dérive : après la faillite de Lehman Brothers, une autre gloire de Wall Street, Morgan Stanley est au bord du précipice.

Henry Paulson, le secrétaire au Trésor américain, a certes pris la mesure de la situation. S'il a sous-estimé le choc psychologique provoqué par la banqueroute de Lehman Brothers qu'il a laissé faire, il n'a de cesse, depuis, de se rattraper. Son nouveau plan de sauvetage qui s'élève à 1 200 milliards de dollars, soit 8 % du PIB des États-Unis, comprend notamment la nationalisation des agences de refinancement hypothécaire Freddie Mac et Fanny Mae, ainsi que celle de l'assureur AIG. Mais le Congrès rechigne à renflouer Wall Street, à quinze jours des élections, et George Bush semble toujours en coma dépassé.

Les marchés restent aux abois. Les épargnants aussi. Le vendredi, les premiers signes de panique sont apparus avec des retraits d'espèces dans les banques, comme pendant la crise de 1929. L'information n'a pas été ébruitée, mais elle fait trembler tous les dirigeants de la planète.

C'est dans ce contexte que les représentants des pays de la zone euro se retrouvent, le dimanche 12 octobre, à l'Élysée, avec Gordon Brown, l'homme qui empêcha Tony Blair d'adhérer à l'euro. Il n'a pas été invité seulement en qualité de Premier ministre de la City, la plus grande place financière du Vieux Continent, mais surtout en tant qu'architecte du plan britannique dont l'Europe va s'inspirer pour sortir de la crise.

Parangon du social-libéralisme, Gordon Brown s'est mué, d'un coup, en ultra-dirigiste. À la manière de Nicolas Sarkozy, mais plus nettement encore. Il a échafaudé la mécanique, le président français se chargera de l'orchestration politique. L'alliance traditionnelle de la tête et des jambes…

En trois heures et quelque, Nicolas Sarkozy a fait adopter le plan brownien pour l'Eurogroupe : injection de liquidités dans le système financier, garantie des emprunts dont les banques ont besoin pour se refinancer ou pour prêter aux entreprises ainsi qu'aux particuliers, recapitalisation par les États de toutes les banques en perdition.

Avec ce plan, l'Europe mobilise, sous forme de garanties, près de 1 700 milliards d'euros. Plus que le plan Paulson. C'est un coup de bluff, une escroquerie intellectuelle : l'accord repose sur la parole donnée par les États qui sont tous à court d'argent.

Qu'importe. Les marchés gobent l'initiative européenne et, le lendemain, s'envolent sur tous les continents. À eux deux, Brown et Sarkozy ont bien mérité de la planète.

Sarkozy a prouvé qu'il était capable, contrairement à ce qu'on aurait pu penser, de laisser son ego de côté. Il a même su faire preuve d'humilité. Tout à la fois mobile, rapide et pragmatique, il est apparu, comme l'a dit Jean-Claude Juncker, président de l'Eurogroupe, comme un « pilote qui sait agir vite et qui sait changer de direction lorsque la situation l'exige ». « J'assume depuis 1982 des responsabilités européennes, ajoute Juncker, et je n'ai jamais vu l'Europe être menée avec autant d'intensité. »

Après ça, plus besoin d'autocélébration. Sarkozy change de dimension. La preuve, pour une fois, il ne se pousse plus du col en roulant des mécaniques. Le 21 octobre, devant le Parlement européen, il rend hommage à Angela Merkel aussi bien qu'à José Luis Zapatero (« C'est lui qui a eu l'idée d'organiser une réunion de l'Eurogroupe »).

À défaut d'obtenir un vrai consensus en France, le président en exercice de l'Union fait l'unanimité ou presque en Europe. Jusqu'au président du Parti socialiste européen, Martin Schulz, qui le couvre d'éloges devant le Parlement de Strasbourg : « Vous avez bien agi, nous avons été impressionnés par votre détermination. »

Après l'avoir béni, Schulz lui propose en souriant la carte de son parti : « Le président Sarkozy a parlé comme un véritable socialiste européen. Vous trouverez des formulaires d'inscription à la sortie.

— Convenez que vous ne parlez vraiment pas comme un socialiste français, répond Sarkozy. Dans le schisme socialiste, je choisis M. Schulz sans regrets ni remords. »

Après une première année catastrophique à l'Élysée, Nicolas Sarkozy s'est sublimé avec la tourmente financière qu'il a contribué à maîtriser. Tout au long de la crise, l'homme qui arrêta la mer a révélé une autorité et une prescience que nul n'aurait soupçonnées. Jusqu'alors, les événements l'avaient fait. Pendant quelques semaines, il a fait les événements.

Il n'a plus grand-chose à voir avec l'agité du bocal qui, il n'y a pas si longtemps, faisait sourire et inspirait même une certaine compassion à force de vouloir être sur la photo, avec la main dans le dos des grands de ce monde, lors des sommets internationaux.

Le ludion des premiers temps a gagné en maturité et en grâce. C'est sans doute pourquoi il fait plus volontiers référence au général de Gaulle dans ses discours : « Le gaullisme, c'est une leçon de sang-froid face à la crise ; le gaullisme, c'est le mot par lequel nous désignons en France la volonté. »

Il semble plus altier, désormais. Mais le naturel ne se laisse jamais chasser ; il est encore là, tout proche, prêt à revenir au galop…