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Gros mot

« C'est déjà bien ennuyeux de ne pas avoir d'argent ; s'il fallait encore se priver. »

Paul Morand

C'est à Jean-Pierre Raffarin encore que revient de tirer la morale de l'incroyable feuilleton à rebondissements que les Français ont vécu pendant plusieurs mois : « Si Nicolas Sarkozy a repoussé le remaniement après la réforme des retraites, c'était pour user François Fillon. Or, il a usé tout le monde, sauf Fillon. »

En décidant de reconduire Fillon, Sarkozy a clairement choisi la « rigueur ». Certes, il a commencé à la pratiquer dès son arrivée au pouvoir, mais comme à contrecœur, avec de brusques poussées laxistes, dans la continuité de ses promesses électorales. En matière de contrôle des dépenses, c'est un converti de la onzième heure qui déteste le mot.

Ce n'est pas le cas de Fillon, au contraire. Le 16 juillet 2010, alors que son compte semble bon, si l'on en croit les augures, le Premier ministre brise le tabou, au Japon, en prononçant le mot affreux : « De tous les budgets de l'État, le seul qui ne soit pas soumis à la rigueur, c'est celui de l'enseignement supérieur et de la recherche. »

Le 19 juillet, à Nouméa, il persiste et signe avec une certaine insolence. Ce mot, dit-il, « je ne le regrette pas, je ne le retire pas et je le répéterai chaque fois que j'en aurai l'occasion ».

Le 27 juillet, à Paris, il enfonce le clou avec un sourire : « Oui, c'est une politique de rigueur. »

Autant de déclarations en contradiction totale avec celles du président qui, le 12 juillet 2010 encore, dans une intervention télévisée, s'était refusé à employer le mot rigueur pour définir sa politique de réduction des déficits : « La rigueur, ça veut dire baisser les salaires, je ne le ferai pas, augmenter les impôts, je ne le ferai pas. »

Pour lui, la rigueur, c'est d'abord un gros mot qui lui arrache la bouche et qui lui donne des frissons.

Querelle sémantique ? Pas seulement. Entre les deux têtes de l'exécutif, c'est l'éternel débat entre le volontarisme et le réalisme qui se poursuit. Encore que Sarkozy soit bien conscient qu'après les crises grecque et irlandaise, alors que les orages financiers s'amoncellent autour de nous, il faut, pour empêcher la tourmente, donner plusieurs tours de vis supplémentaires. Faute de quoi, la note de la France risquerait fort de baisser, une dégradation qui conduirait forcément à la politique d'austérité qu'il s'est toujours refusé à mener.

Quatre mois plus tard, après que Sarkozy a décidé de le maintenir à Matignon, Fillon se défoule dans son discours de politique générale devant l'Assemblée nationale. Le 24 novembre, l'ex-émule de Séguin enfile les formules à la Barre, du genre : « Avec une dette de 1 600 milliards d'euros, la France ne dispose pas d'un trésor caché pour se dispenser des efforts. » Ou encore : « Quand on sert l'intérêt général, on ne s'excuse pas de son courage. »

Après ces fortes paroles, les mesures tombent dru dans les jours qui suivent. La rigueur frappe tous azimuts, jusqu'aux voitures de fonction des agents de l'État dont le parc automobile sera réduit d'au moins dix mille d'ici à 2013. On est en droit de se demander pourquoi la France a attendu si longtemps pour commencer à prendre le tournant que l'Allemagne de Schröder puis de Merkel a négocié plusieurs années auparavant.

On ne dira jamais assez que la France affiche le taux de dépenses publiques le plus élevé du monde (56 % du PIB) juste après le Danemark (58 %). Il est vrai que chez nous comme chez les Danois, les dépenses sociales sont assurées par l'État, ce qui fausse en partie les comparaisons. Mais bon, nous vivons tous au-dessus de nos moyens. Sinon, notre pays n'aurait pas emprunté 600 milliards au cours des cinq dernières années.

Les prévisionnistes sont formels : s'élevant aujourd'hui à 23 000 euros par Français, la dette du pays atteindra 86,2 % du PIB en 2011 pour se rapprocher dangereusement des 87,1 % en 201230, seuil fatidique qui, selon les économistes, constitue un frein à la croissance.

Donc, il faut tailler dans les dépenses, et Fillon taille. Avec l'assentiment de Sarkozy, bien sûr. Après tout, c'est bien le président qui a décidé, au début de son mandat, qu'un fonctionnaire sur deux ne serait pas remplacé quand il partirait à la retraite et que, pour faire passer la pilule, la moitié des économies ainsi réalisées serait restituée au secteur public, sous forme d'augmentations conjoncturelles. Avec cette mesure et pas mal d'autres du même genre, le président a clairement rompu avec trente ans de laisser-aller économique.

Mais le président est prudent, à l'affût du feu qui couve. Il pourrait reprendre à son compte la définition de Raymond Barre : « La France est un pays volage, émeutier et sondagier. » Il préfère dire : « C'est un pays monarchique et régicide. » Formule qui revient souvent dans sa bouche, notamment pendant les crises sociales.

Avant de lancer la réforme des retraites, Sarkozy et Fillon ont débattu, pendant plusieurs semaines, sur l'âge légal qu'il fallait retenir : soixante-deux ou soixante-trois ans ? Le Premier ministre était partisan d'aller le plus loin possible : « Tapons plus fort pendant qu'on y est. »

Le président hésitait : « C'est sûr que je préférerais qu'on arrive tout de suite à soixante-trois ans, mais je ne crois pas que la France soit mûre. Elle vit dans ses rêves, elle risque de tout envoyer dinguer. Déjà, soixante-deux ans, tu verras, ça va être dur, tellement dur. »

On ne peut pas dire que la suite des événements lui ait donné tort…

30 Le Monde, 31 mars 2010.