15

La Cour

« Quand dans un royaume, il y a plus d'avantage à faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu »

Montesquieu

La Cour est de toutes les époques, mais celle de Sarkozy a retrouvé l'esprit, sinon le faste, du Grand Siècle de Louis XIV que raconte avec drôlerie le duc de Saint-Simon dans ses Mémoires, monument de la littérature française, qui semble avoir été écrit il y a peu et dont l'encre paraît encore à peine sèche.

Rien de nouveau sous le soleil. Chez le duc, il suffit de changer les noms et les temps, la comédie humaine continue. À propos de Louis XIV, il écrit ainsi : « Ses ministres, ses généraux, ses maîtresses, ses courtisans s'aperçurent bientôt, après qu'il fut le maître, de son faible plutôt que de son goût pour la gloire. Ils le louèrent à l'envi et le gâtèrent. Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisaient à tel point que les plus grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées. Ce n'était que par là qu'on s'approchait de lui […]. C'est ce qui donna tant d'autorité à ses ministres, par les occasions habituelles qu'ils avaient de l'excuser, surtout de lui attribuer toutes choses et de les savoir par lui. La souplesse, la bassesse, l'air admirant, dépendant, rampant, plus que tout, l'air néant sinon par lui, étaient les uniques voies de lui plaire. »

On se pince, tant notre présent quotidien semble être du passé qui recommence. Au détail près qu'il y a chez Louis XIV un trait de caractère qu'on ne retrouvera pas chez Sarkozy. Écoutons Saint-Simon à propos du Grand Roi :

« Jamais il ne lui échappe de dire rien de désobligeant à personne et, s'il avait à reprendre, à réprimander ou à corriger, ce qui était fort rare, c'était toujours avec un air plus ou moins de bonté, presque jamais avec sécheresse, jamais avec colère… »

Pour le reste, il y a, entre les deux gouvernants, la même obsession vétilleuse de la broutille, de l'infiniment petit. Écoutons encore Saint-Simon :

« Son esprit naturellement porté au petit se plut en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes : habillements, armements, évolution, exercices, discipline, en un mot toutes sortes de bas détails. Il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche ; il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ces genres-là en savaient le plus, et de sa part recevaient en novices des leçons qu'ils savaient par cœur il y avait longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissaient au Roi avec tout le mérite d'une application continuelle, étaient le triomphe de ses ministres qui, avec un peu d'art et d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui ce qu'ils voulaient eux-mêmes, et qui conduisaient le grand selon leurs vues, et trop souvent selon leur intérêt, tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se noyer dans ces détails. »

La vanité et la bouffonnerie font souvent la paire. C'est ainsi que Nicolas Sarkozy explique sans cesse leur métier aux industriels, aux producteurs de cinéma ou aux patrons de presse. Prière d'opiner. Génie sans frontière, il connaît la solution magique pour tous. Si on l'écoutait, tout irait tellement mieux. Même les trains arriveraient à l'heure.

Je l'ai ainsi entendu m'expliquer avec l'autorité de la compétence, et sans rire, comment Le Point pouvait gagner des dizaines de milliers de lecteurs : en devenant sa feuille électorale, parbleu !

Quand Sarkozy se trompe, ce qui peut arriver, personne ne se hasardera à le contredire ni même à corriger son erreur. Tels sont les effets de la République monarchique. Un jour, lors d'un conseil de défense où est abordée la question des ventes de centrales nucléaires civiles à l'étranger, François Fillon évoque le casse-tête jordanien :

« Je me demande s'il est très judicieux d'installer une centrale nucléaire civile en Jordanie, tout près de la frontière avec Israël.

— Allons, objecte Sarkozy. S'il y a un problème, on peut très bien désactiver les centrales à distance.

— Ah bon ! » fait le Premier ministre avec ironie.

Sur quoi, le président, piqué, se tourne vers le chef d'état-major des armées :

« N'est-ce pas qu'on peut désactiver les centrales nucléaires à distance ? »

Les yeux rivés sur ses dossiers, l'amiral n'osera pas objecter. Il baissera la tête en la hochant, de sorte qu'on ne puisse bien comprendre sa réponse. Le président a toujours raison, même quand il a tort.

Sous Nicolas Ier, il y a des tas de péripéties de ce genre que narre chaque année l'écrivain Patrick Rambaud dans le nouveau tome de son inénarrable série, Chroniques du règne de Nicolas Ier 9. Elle permet de suivre la cote de chacun, les bonnes grâces ou les destitutions en cours.

Cet homme s'encroit, comme on dit à Marseille.

Contrairement aux rois du temps jadis, il manque à Sarkozy le bouffon qui, avec ses vannes, le ramènerait sur terre. C'est pourquoi le chef de l'État semble parfois planer à une altitude d'où on ne peut plus rien voir, à peine quelques formes minuscules et prosternées, très loin au-dessous.

Il ne voit en tout cas même plus ceux qui l'ont fait roi, les gens de peu qui, pense-t-il, ne lui sont plus d'aucune utilité, alors que Louis XIV, si l'on en croit Saint-Simon, « traitait bien ses valets », lui. C'était même « parmi eux qu'il se sentait le plus à son aise, et qu'il se communiquait le plus familièrement. »

Ce temps-là a changé.

9Grasset.