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Maman ne passait jamais si tard. Quant à Petronius, il ne se sentait pas à l’aise dehors la nuit. Il y avait peu de chances pour que j’aie envie de voir la personne qui se trouvait sur mon balcon.

 

J’avais acheté plusieurs lampes en terre avec l’argent que m’avait déjà versé le sénateur. Je décidai de les allumer toutes, histoire de bien montrer que j’étais là pour un certain temps. Un œil toujours braqué sur la porte du balcon, je me dévêtis, me versai une bassine d’eau et me lavai avec soin pour faire disparaître les odeurs d’opulence et de décadence qui collaient à ma peau froide. Je me dirigeai vers la chambre, très bruyamment, y trouvai une de mes tunique préférées – propre… – et me coiffai. Mes cheveux restaient trop courts pour boucler.

Pendant ce temps, l’autre continuait d’attendre dehors.

J’avais envie de me coucher. Je retournai dans la pièce principale, attrapai une de mes lampes et traînai mes jambes épuisées vers le balcon. J’étais à bout de forces mais je ne songeai même pas à prendre une arme.

 

L’air était doux. Des bruits étouffés nous parvenaient de temps à autre de la ville, avec cette clarté que l’on observe parfois lorsqu’un son se hisse jusqu’au sixième étage.

— Voilà un beau spectacle…

Elle contemplait la ville, accoudée à la balustrade : en m’entendant, elle se retourna.

Ces yeux caramel, sur ce visage doux comme une amande… Les dieux savent combien de temps elle avait passé là, et quels doutes elle avait dû ressentir en attendant mon retour.

— Sosia m’a parlé de cette vue dans une de ses lettres.

— Je ne parlais pas de la vue.

Je ne me lassais pas d’admirer Helena.

Nous sommes demeurés là sans bouger, elle dans le noir, moi avec ma lampe, chacun se demandant ce qu’il restait de notre amitié. Quelques papillons de nuit perturbés commençaient à sortir de l’ombre. Un jour viendrait où nous parlerions de l’affaire, mais ce n’était pas le moment. Nous avions d’abord à retrouver nos marques.

— J’avais fini par croire que vous ne rentreriez jamais ! Êtes-vous ivre ?

Je m’étais arrêté dans plusieurs tavernes sur le chemin du retour.

— Je sens que je vais dessaouler rapidement. Vous attendez depuis longtemps ?

— Longtemps. Vous êtes surpris ?

J’y réfléchis un instant. Non. La connaissant, je n’avais pas à être surpris.

— Je pensais ne jamais vous revoir. Que faut-il vous dire, belle dame…

— Maintenant que vous m’avez craché à la figure en public, vous pourriez peut-être m’appeler Helena.

— Helena, murmurai-je, soumis.

Il fallait que je m’assoie. Je m’abaissai péniblement vers le banc affecté à mes rêveries extérieures, gémissant de fatigue.

— Voulez-vous que je parte ? proposa-t-elle maladroitement.

— Il est trop tard, dis-je, comme pour faire écho à une autre soirée. Il fait trop nuit, cela serait dangereux… Je veux que vous restiez. Venez à côté de moi, Helena. Vous allez vous asseoir près d’un homme, sur son balcon, et écouter la nuit !

Elle ne bougea pas.

— Vous avez vu une autre femme ?

Il faisait trop sombre pour que je distingue son visage.

— Un rendez-vous d’affaires, dis-je.

Helena Justina se détourna, portant son regard à nouveau vers la ville. Je sentais le bandage serré qui me comprimait le thorax, protégeant les côtes droites que j’avais blessées en Bretagne.

— Je suis vraiment très heureux de vous voir !

— Moi ? (Elle se retourna avec agressivité.) Ou simplement n’importe qui ?

— Vous, dis-je.

 

— Oh, Marcus… Où êtes-vous allé ?

Cette fois sa voix avait une intonation différente.

Je lui racontai ma promenade et l’entretien avec Vespasien.

— Vous travaillez donc pour l’Empereur ?

Elle ne voulait pas comprendre que j’allais travailler pour elle…

— Non, je continue à travailler pour mon compte. Mais si je parviens à réunir la somme, il a accepté de m’inscrire sur la liste des promotions.

— Cela vous prendra combien de temps ?

— Grosso modo quatre cents ans…

— Je suis prête à attendre !

— Enfin, à condition d’arrêter de manger et de m’installer dans un tonneau sous le pont Fabricien ! Et je ne veux pas que vous attendiez !

— Je ferai ce qui me plaira !

Énervée, Helena se passa la main sur les yeux et je compris alors qu’elle était aussi fatiguée que moi. Je lui tendis la main ; elle se décida enfin à me rejoindre. Elle s’installa à mes côtés. Je passai un bras derrière elle pour la protéger du mur rugueux. Elle s’était assise un peu à l’écart et je la sentais tendue. Je tirai en arrière la cape qui lui couvrait la tête et, lorsque je me mis à caresser sa douce chevelure, elle ferma les yeux. Je compris qu’elle n’exprimait pas là un quelconque dégoût, mais qu’elle s’abandonnait au désir.

Faisant passer une boucle égarée derrière son oreille, je lui confiai doucement combien j’avais toujours aimé sa façon bien à elle de boucler ses cheveux.

Elle ne releva pas mon compliment et me dit froidement :

— Pendant que je vous attendais, j’ai dû éconduire trois demoiselles fort lestement habillées… Elles semblaient convaincues que vous étiez devenu riche…

Je pris sa main ; elle portait ma bague. Je m’y attendais un peu, mais pas au majeur de sa main gauche…

— Votre mère est passée. (Elle resserra ses doigts autour des miens.) Elle trouvait bien que quelqu’un vous attende. Elle ne s’est pas privée pour me dire que vous alliez rentrer fatigué et grelottant, ivre et penaud comme Cerbère. Elle met peu d’espoir en vous.

— Elle pense qu’il me faut une bonne épouse.

— Et qu’en dites-vous ?

— Si j’en trouve une, je ne pourrais que la décevoir.

— Ce serait peut-être réciproque. Ou…

— Ou peut-être pas, reconnus-je avec précaution. De toute façon, chère Helena, le problème n’est pas là.

Elle reprit après un silence.

— Vous m’aviez dit qu’il serait tragique pour vous de m’aimer. Et si je vous aimais en retour ?

— Promis, je vous pardonnerai ! Si toutefois vous êtes capable de vous pardonner vous-même !

Elle ouvrit la bouche pour parler mais je l’interrompis en posant délicatement un doigt sur ses lèvres.

— Non… Je ne veux pas en entendre parler. Vous avez vu le genre de vie que je mène ; je ne pourrais jamais vous amener dans ce lieu minable. Quant à l’avenir, il ne promet pas d’être glorieux… Je ne peux pas vous faire l’affront de promesses illusoires… Autant accepter les choses telles qu’elles sont… Ne dites rien, belle demoiselle… Fuyez, tant qu’il en est encore temps…

Helena Justina répéta tristement ce que je lui avais dit quelques minutes auparavant.

— Il est trop tard…

Je la relâchai et cachai mon visage dans mes mains.

 

Un énorme papillon de nuit plongea contre ma lampe. Il se retrouva sur la table, hébété. Il mesurait bien trois centimètres et avait la forme d’un levier de catapulte, avec de puissantes ailes marron tachetées, repliées contre son corps. Il avait l’air aussi sonné que moi.

Je me levai et plaçai délicatement l’insecte dans un pli de ma tunique ; on peut être courageux et ne pas aimer sentir une petite bête se débattre dans la paume de sa main… Helena éteignit la lampe.

Je posai le papillon dans un de mes bacs à fleurs où il finit par se redresser après quelques hésitations. S’il ne s’envolait pas, il risquait fort de servir de petit déjeuner à un pigeon le lendemain matin… Je m’arrêtai un moment pour contempler Rome. L’instant s’était déjà évanoui, mais je garderais toujours le souvenir de ses paroles. Dès que je trouverais un moment de solitude, au cours d’une enquête ou ailleurs, je me rappellerais les mots d’Helena.

— Marcus… fit-elle, implorante.

Je me retournai calmement vers elle. Je distinguais tout juste les traits de son visage grâce aux lampes situées à l’intérieur. De toute manière, je la connaissais trop bien. Même triste et abattue comme elle l’était, la regarder provoquait toujours en moi une vive émotion.

— Vous savez, je vais devoir vous ramener chez vous.

— Demain… fit-elle. Si vous voulez bien que je reste…

— Restez !

Je traversai le balcon.

La fille du sénateur me lança un regard qui montrait qu’elle avait deviné mes pensées… Avec un tel regard, je ne pouvais qu’abonder dans son sens… J’étais assez près d’elle pour pouvoir l’aider à se relever en lui passant un bras autour de la taille. Je la serrai contre moi, heureux de retrouver cette douce sensation. Nous étions tous les deux épuisés mais elle ne montra aucune résistance, alors je la soulevai dans mes bras. Helena Justina pesait légèrement moins qu’un lingot impérial – pas trop lourde pour être déplacée, mais très difficile à subtiliser… Un homme pouvait la porter jusque chez lui, sans perdre son sourire idiot… Je parle en connaissance de cause.

L’heure du couvre-feu avait sonné depuis longtemps, le bruit des carrioles de livraison commençait à diminuer. Il était beaucoup trop tard pour que je la ramène chez elle, ou pour qu’on vienne la chercher. Demain, la vie telle que je la connaissais reprendrait ses droits. Demain, il faudrait la rendre…

Mais pour un soir, elle était à moi.