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Nous étions à Rome : il fallait s’attendre à quelques formalités.

Le soir même, tandis que Vespasien régalait quelques intimes au cours d’un banquet donné au Palais, et que le reste de Rome dînait en famille ou en clan politique, on vint me chercher pour me ramener au Palatin afin d’y rencontrer son fils.

Reconnaissant à son habitude, Titus César nous remercia tous, Camillus Verus, Petronius Longus et votre serviteur. Le sénateur était trop profondément éprouvé pour formuler la moindre objection. Helena se tenait à côté de sa mère, très silencieuse, toutes deux convenablement voilées. Malgré tout, je voyais bien qu’elle affichait toute la jovialité d’une méduse morte.

Au menu du jour : présenter l’anneau d’or à M. Didius Falco – quatre cent mille sesterces et la promotion à la deuxième classe. Un geste très généreux de la part de ce jeune César qui se plaisait à faire de bonnes actions.

 

Marcus Didius Falco, connu pour son ingratitude, se montra à la hauteur de sa réputation. Je pesai tout ce que cela impliquait – naturellement les terres et la position sociale, mais aussi la possibilité de vivre à ma guise : tel Flavius Hilaris, par exemple, creusant à sa manière un sillon utile – avec tant de passion… – tout en jouissant de demeures paisibles, en compagnie d’une épouse adorée. Une vie telle que je l’aurais choisie, entouré des gens que j’aimais, et dans laquelle je saurais exceller.

C’est alors que je me souvins de Sosia. Sosia était morte, elle n’avait même plus de père pour implorer les dieux de la traiter avec tendresse…

Je déclarai à Titus César :

— C’est donc là votre prime ! Vous pouvez la garder, César ! Je ne l’ai pas méritée : j’ai été engagé pour découvrir le meurtrier de Sosia Camillina, et…

Titus était plutôt d’humeur joviale ce jour-là – les cris de la foule en liesse résonnaient toujours à ses oreilles – toutefois il ne put retenir un froncement de sourcils. Nous n’étions certes pas très nombreux, mais je lui avais fait une faveur en m’abstenant de nommer Domitien. Pour tout avouer, je ne mourais pas d’envie de prononcer ce nom.

— Didius Falco, Vespasien a pris sur lui de solder ce compte, prononça précautionneusement Titus.

Je ne me privai pas de lui renvoyer sa métaphore.

— Pour moi, monsieur, la dette ne sera jamais éteinte.

— Sans doute pas, je vous comprends très bien. Croyez-moi, nous portons tous le deuil de cette pauvre fille. Falco, vous pourriez vous montrer compréhensif à votre tour. Rome a besoin de faire pleinement confiance à la famille régnante. Et un empereur fixe lui-même ses propres règles…

— Monsieur, voilà pourquoi je suis républicain !

Je sentis bien autour de moi quelques mouvements de réaction outrés, mais Titus lui-même ne broncha pas. Il me fixa pensivement avant de se tourner vers le sénateur. Decimus esquissa une tentative sans grande conviction, probablement à cause de la fatigue et de la douleur ressentie.

— Marcus… Au moins pour ma fille…

Comme je ne me privai pas de lui dire, son admirable fille méritait mieux qu’un obscur clerc promu par copinage, vendu à ses maîtres, et dont on aurait acheté le silence. Il prit la chose avec une certaine philosophie. Sans doute n’était-il pas d’un avis totalement contraire ; pour son épouse, cela ne faisait aucun pli. Pour parachever ma rebuffade, je ne pus me retenir de terminer sur une note provocante.

— Sénateur, vous avez laissé vos émotions fausser votre jugement ! À tête reposée, vous y verrez plus clair !

 

Je me dirigeai ensuite droit vers sa fille, à l’autre extrémité de la salle d’audience. Dieu merci, elle était voilée – je n’aurais pu suivre mon idée si j’avais eu à voir son visage.

— Gente dame, vous savez comment sont les choses : à chaque affaire sa fille. Nouvelle enquête, nouvelle conquête ! Malgré tout, je vous ai amené un petit souvenir qui ne manquera pas de verdir votre doigt : Ex Argentiis Britanniae. Le cadeau d’un ancien esclave mineur de plomb reconnaissant.

Je tendis à Helena Justina une bague en argent. Sachant que je n’aurais pas l’occasion de la revoir, j’étais passé la prendre chez l’orfèvre. Il avait gravé à l’intérieur une de ces devises à deux sous, auxquelles on n’attache aucune importance, ou toute l’importance du monde ; suivant son humeur. Anima Mea…

Je sais, je ne manquais pas de culot. Après l’avoir rejetée – et en public… – pourquoi aller lui offrir un cadeau aussi lourdement connoté… Ce n’était pas de ma faute. N’ayant reçu aucune instruction, l’orfèvre avait choisi d’y inscrire ce qui lui passait par la tête ; je n’eus pas le cœur de le faire changer.

Après tout, cette devise n’était pas complètement fausse. Anima Mea – Mon Âme…

 

Je pris sa main et refermai ses doigts autour de mon cadeau.

Je sortis sans un regard pour personne.