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Heureusement, il s’apprêtait à partir. Je dissimulai la jeune fille sous un portique occupé par un vannier ; je m’accroupis derrière elle et me mis à tripoter nerveusement les lanières de ma botte gauche.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle à voix basse.

— Oh, une des plus belles ordures du quartier !

Je lui épargnai mon laïus sur les spéculateurs immobiliers exploitant les pauvres gens, mais elle comprit de quoi il retournait.

— Je parierais que c’est votre propriétaire…

Plutôt futée la petite !

— Il est parti ?

Elle me confirma que oui. Préférant ne pas courir le moindre risque, je lui demandai :

— Il n’était pas suivi de cinq ou six gladiateurs maigrelets ?

— De charmants garçons, avec leurs yeux au beurre noir et leurs pansements sales.

— Allons-y.

Avant de pouvoir entrer, il fallut se frayer un chemin parmi le linge que Lenia faisait sécher dans la rue, en détournant la tête pour ne pas se prendre les vêtements en pleine figure.

 

En entrant dans la blanchisserie de Lenia, nous avons failli nous retrouver aplatis sous les flots de vapeur. De jeunes lavandiers foulaient le linge, plongés jusqu’aux genoux, qu’ils avaient maigres et meurtris, dans des bassines fumantes. Le vacarme était considérable. Le linge frappé, battu et martelé, les cliquètements de chaudrons – et cela dans un lieu confiné où tout faisait écho. L’établissement occupait le rez-de-chaussée et s’étendait même jusque dans la cour intérieure.

Débraillée comme à son habitude, la matrone nous accueillit non sans moquerie. Lenia avait beau être plus jeune que moi, elle paraissait bien 40 ans, avec son visage émacié et une bedaine qui débordait dans le panier qu’elle portait. Un ruban de couleur indéterminée laissait échapper quelques mèches de cheveux frisottants. En apercevant mon bout de chou, elle partit d’un rire guttural.

— Falco ! Ta mère t’a donné l’autorisation de jouer avec les petites filles ?

Je pris mon air le plus suave.

— Elle ne manque pas de cachet, hein ? C’est une occase que j’ai dénichée au Forum.

— Prends garde de ne pas l’ébrécher, se gaussa Lenia. Smaractus m’a dit de te faire passer le message : si tu ne payes pas ce que tu lui dois, il enverra ses martins-pêcheurs pour te flanquer un coup de trident dans les parties sensibles.

— Dis-lui bien que s’il souhaite m’arracher la bourse, il me faut une quittance écrite. Et que…

— Dis-lui toi-même.

Au fond d’elle-même, Lenia me soutenait sans doute, mais elle se gardait bien d’intervenir dans ma querelle avec mon proprio. Trop soucieuse de préserver son indépendance, elle continuait de repousser les avances répétées de Smaractus, mais en femme d’affaires avisée, elle ménageait ses arrières. C’était un type répugnant. Je trouvais le petit jeu de Lenia complètement dingue. Je ne le lui avais pas caché ; elle m’avait envoyé paître.

Son regard vif se posa à nouveau sur ma jeune compagne.

— Une nouvelle cliente, me vantai-je.

— Vraiment ? Elle t’a embauché par curiosité ? Tu ne lui aurais pas un peu graissé la patte pour qu’elle te suive jusqu’ici ?

Elle se tourna vers la jeune fille pour l’examiner. Sous une robe chasuble, elle portait un fin corsage blanc, dont les manches étaient resserrées par de délicates pinces en émail bleu. Sa robe était si longue qu’on l’avait retroussée sur son jupon surfilé de fils d’or. Les motifs brodés ornant l’encolure et l’ourlet et repris en frise sur toute la longueur de la robe, autant que le regard envieux de Lenia témoignaient de la qualité de l’étoffe. Ma jolie déesse portait à chaque oreille un anneau rehaussé de minuscules perles de verre, deux chaînes autour du cou, quatre bracelets au bras gauche, trois au bras droit et un certain nombre de bagues représentant des nœuds, des serpents ou encore des oiseaux aux longs becs entrecroisés. La vente de toutes ces coquetteries de gamine aurait rapporté plus que mes revenus de l’année précédente ! Je préférai ne pas penser à la fortune qu’aurait versée le moindre tenancier de bordel pour acquérir cette petite poupée.

Elle était blonde – enfin, ce mois-là. Comme elle ne venait pas plus de Germanie que de Macédoine, la teinture devait y être pour quelque chose. On n’y voyait que du feu ; je ne m’en serais jamais aperçu si Lenia ne me l’avait signalé par la suite. Un ruban retenait à la base de son cou trois grosses mèches bouclées. L’envie de dénouer ce ruban me démangeait autant qu’une piqûre de moustique. Évidemment, elle était maquillée. Avec mes sœurs qui ne mégotaient pas sur les couleurs, j’avais l’habitude – elles me rappelaient le plus souvent des statues redorées à neuf. Mes sœurs sont indéniablement de belles pièces de musée, mais quelque peu chargées. J’avais là un exemple beaucoup plus subtil, suggéré avec discrétion, même si le maquillage d’un des yeux avait légèrement coulé après notre longue course sous le soleil. Ses yeux noisette, assez écartés l’un de l’autre, offraient un regard agréablement dénué de fourberie.

Lenia se lassa d’un tel spectacle bien avant moi.

— Tu les prends vraiment au berceau ! me lança-t-elle. N’oublie pas le pipi dans le seau avant de monter…

Lenia n’avait nullement l’intention de faire analyser mes urines par souci pour mon état mental ; son invite était tout amicale et légèrement intéressée.

 

Je préfère vous donner quelques explications à propos du seau et de la cuve à blanchir. Longtemps après les faits, j’eus l’occasion de raconter l’histoire à une amie proche et j’en vins au sujet des blanchisseurs et des méthodes employées pour blanchir le linge.

— La cendre de bois distillée ? suggéra sans conviction mon interlocutrice.

On utilise en effet de la cendre. On emploie aussi du carbonate de soude, de la terre savonneuse et même de la terre de pipe. Tout cela pour les tuniques étincelantes de nos hommes politiques. Mais la vraie toge romaine, celle qui sillonne l’Empire, est tout bonnement blanchie avec de l’urine prélevée dans les latrines publiques. L’empereur Vespasien, toujours à l’affut d’argent frais, avait collé une taxe sur l’antique trafic. Lenia s’acquittait certes de l’impôt mais elle mettait un point d’honneur à accroître gratuitement son approvisionnement à la moindre occasion.

Avec sa nonchalance habituelle, la femme à qui je venais de rapporter cette anecdote ajouta :

— J’imagine qu’au printemps, lorsque tout le monde mange des betteraves, la moitié des toges qui sillonnent le Forum ont une teinte rosâtre très seyante. Ça part au lavage ?

Je fis une moue volontairement dubitative.

J’aurais bien omis ce détail peu ragoûtant, mais la cuve à blanchir de Lenia devait jouer un rôle crucial par la suite.

 

Habitant au sixième étage dans un quartier minable et donc dépourvu de tout aménagement sanitaire, j’avais toujours apprécié le seau de Lenia. Sans méchanceté aucune, Lenia s’adressa à ma compagne.

— Pour les dames, c’est derrière les tringles à carder.

— Lenia, je t’en prie ! Tu ne vois pas que ma cliente est une jeune fille raffinée ? Tu vas la choquer…

Je rougissais pour elle.

— En fait, je suis partie si vite de chez moi…

Altière mais pressée, ma cliente se précipita derrière les montants sur lesquels on étendait les vêtements élimés pour en retirer les peluches avec une carde. En attendant, je discutai de la pluie et du beau temps avec Lenia, tout en remplissant mon seau habituel. Au bout de quelques minutes, j’étais sec sur le sujet.

— Dégage, Falco ! me lança une cardeuse alors que je passai la tête derrière les tringles.

Aucune trace de ma cliente.

Si elle avait été moins mignonne, je l’aurais peut-être laissée filer. Mais elle était vraiment très jolie, et je ne voyais aucune raison d’abandonner cette jeune innocente à un autre. Je passai devant les larges presses à habits en jurant et me dirigeais vers la cour. L’eau d’un puits, destinée à la lessive, chauffait sur un imposant fourneau. Des vêtements, accrochés sur des cadres en rotin, étaient disposés au-dessus d’un foyer où brûlait du souffre, dont la fumée avait le mystérieux effet d’accroître la blancheur. Les jeunes lingères riaient de me voir en colère. L’odeur était insoutenable. Toujours pas de cliente. Je sautai par-dessus une charrette à bras et me précipitai dans la ruelle située côté cour.

Elle avait déjà dépassé les fours noirs du teinturier, n’avait pas reculé devant le tas de fumier et se trouvait au niveau d’un poulailler où languissaient une oie aux pattes endolories et un flamant couleur cerise, tous deux promis au marché du lendemain. Au moment où j’allais la rattraper, elle s’arrêta net – le cordier lui barrait le chemin, tout occupé à défaire le ceinturon retenant ses cent vingt kilos, histoire de la violer plus à son aise, avec cette brutalité un peu gratuite que l’on confondait si souvent en ces lieux avec l’appréciation de la gent féminine. Avec une exquise politesse, je remerciai le cordier de s’être occupé d’elle. Je la ramenai sans leur laisser le temps de se chamailler. Avec une telle cliente, sans doute un contrat ne suffirait-il pas ; encore faudrait-il la tenir en laisse.