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Je rencontrai Petro par hasard dans la rue. Il émit un sifflement admiratif et posa sa main sur mon épaule.

— Où vas-tu comme ça, beau gosse ?

Honoré de dîner avec le maître du monde civilisé, j’avais revêtu ma plus belle tunique – un passage à la blanchisserie avait quasiment effacé toutes les vieilles taches de vin. Je portais des sandales (cirées), un nouveau ceinturon (qui fleurait bon le cuir) et la chevalière en obsidienne de mon grand-oncle Scaro. J’avais passé l’après-midi chez le barbier et aux bains, et pas seulement pour échanger des potins (je ne m’en étais tout de même pas privé, j’en étais ressorti la tête farcie…). Les cheveux coupés ras, je me sentais léger comme un agneau tondu. Petronius huma les odeurs inhabituelles d’huile de bain, de lotion après-rasage, d’onguent pour la peau et de pommade pour les cheveux. Puis, du bout des doigts, il fit mine d’ajuster un des plis de ma toge, comme pour ajouter une dernière touche d’élégance. Cette toge avait appartenu à mon frère qui, en bon soldat, s’équipait toujours des plus belles choses, qu’il en eût besoin ou non. J’étais en nage sous le poids de cette laine épaisse, et j’avais du mal à cacher mon embarras.

Avant que mon comparse circonspect ne se fasse une idée fausse, je dis :

— Je vais à une soirée au Palais. J’accompagne une potiche d’un vinaigre des plus saumâtres…

Il parut étonné.

— On travaille la nuit, maintenant ? Fais attention, joli cœur. Un beau gosse comme toi pourrait s’attirer des ennuis !

Je n’avais pas le loisir de discuter. J’avais déjà perdu beaucoup de temps chez le barbier et j’étais en retard.

 

Le portier des Camillus refusa de me reconnaître. Je dus quasiment en venir aux mains, perdant ma bonne humeur et dérangeant ma tenue impeccable. Le sénateur et Julia Justa étaient déjà partis. Heureusement, Helena m’attendait sagement dans le vestibule et elle sortit dans sa chaise en entendant le remue-ménage. Elle m’inspecta de la tête aux pieds, mais je ne pus en faire autant qu’une fois arrivé sur le Palatin.

J’en restai bouche bée.

Tôt ou tard, l’argent finit par parler. Je lui tendis la main pour l’aider à descendre, drapée dans une cape très distinguée, un demi-voile sagement tendu sur son visage. On éprouve toujours un malaise en rencontrant un ami paré au point de vous sembler étranger. Une fois débarrassée de sa cape, je ne pus qu’approuver le travail irréprochable accompli par les servantes de sa mère. Métamorphosée par les pinces à manucure, pinces à sourcils, fers à friser et autres bâtons à récurer les oreilles, ayant fermenté tout l’après-midi sous un épais masque à la farine, agrémentée d’un délicat saupoudrage d’ocre rouge sur les joues et d’un léger reflet d’antimoine sur les paupières, Helena Justina était on ne peut plus présentable, même à mes yeux. Tout en elle semblait briller avec éclat, des reflets de la fine tiare délicatement posée sur sa coiffure recherchée, jusqu’à ses souliers recouverts de perles, qui miroitaient à travers les volants de sa robe. Elle était bras nus, et portait une tenue en soie verte. Elle apparaissait telle une naïade élancée, éclatante de supériorité.

Je détournai un instant le regard, puis l’admirai à nouveau, tout en me raclant la gorge.

La voix un peu enrouée, je lui avouai n’avoir jamais passé de soirée en compagnie d’une naïade.

— Si nous étions sur la plage à Baiae, je craindrais fort de voir un vieux dieu marin bien salé vous coucher sur un lit d’algues pour votre plus grand plaisir !

Elle répliqua qu’elle lui flanquerait un coup de son trident dans les nageoires ; je lui rétorquai que, pour le dieu, le jeu en valait malgré tout la chandelle…

Nous avons rejoint la lente procession d’invités qui se dirigeaient vers la salle à manger. Le cortège déambula à travers les grotesques galeries de Néron, où l’or s’accumulait tellement sur les piliers, arcs et murs qu’on aurait dit une grosse couche uniforme de peinture. Des faunes méticuleusement représentés faisaient des cabrioles avec des chérubins, sous des pergolas croulant de roses en toute saison, et dans un tel luxe de détails que, une fois démonté l’échafaudage du peintre, seules les mouches et les mites vagabondes pouvaient en apprécier la délicatesse. Tant de luxe me voilait le regard, un peu comme si j’avais perdu la vue en regardant le soleil.

— Mais vous vous êtes fait couper les cheveux ! me lança Helena Justina entre ses dents.

— Ça vous plaît ?

— Non, dit-elle franchement. Je vous aimais bien avec vos boucles.

Jupiter pouvait en témoigner, elle restait égale à elle-même. J’adressai une moue expressive vers le chignon recherché qui coiffait sa tête.

— Si vous souhaitez vraiment parler de boucles, ma chère, je vous préférais sans…

 

Vespasien avait une conception extrêmement vieux jeu des banquets : les serviteurs restaient habillés et la nourriture n’était jamais empoisonnée.

Même s’il organisait de fréquentes réceptions, Vespasien n’avait aucun goût pour la fête ; il souhaitait avant tout faire plaisir à ses invités, tout en donnant un coup de pouce aux traiteurs de la ville. En bon républicain, je ne me laissai pas impressionner.

À vrai dire, l’idée de participer à un des dîners bien réglés de l’Empereur me laissait plutôt morose. Inutile de me demander quel était le menu : j’ai passé mon temps à calculer combien cela avait coûté. J’eus la bonne fortune d’être assis trop loin de Vespasien pour pouvoir lui expliquer mon point de vue. Je l’ai trouvé assez silencieux ; le connaissant, il songeait sans doute au trou que tout cela faisait dans son budget.

Vers le milieu de ces réjouissances auxquelles je refusais de prendre part, un serviteur vint me tapoter sur l’épaule. Helena Justina et moi nous trouvâmes soustraits au repas avec un doigté consommé – j’avais toujours une pince de langouste à la main, et elle n’avait pas terminé sa bouchée de poulpes à l’encre. L’esclave du vestiaire me passa ma toge et en ajusta les plis en une poignée de secondes, ce qui m’avait pris une heure à la maison ; un autre nous chaussa. On nous escorta vers une antichambre richement décorée. Deux soldats portant des lances s’écartèrent, découvrant une porte en bronze qu’un portier ouvrit. On annonça nos noms au chambellan, qui les répéta à un jeune garçon, lequel les clama d’une voix assurée, sauf qu’il les écorcha tous les deux, ce qui ternit quelque peu cette mise en scène impeccable. Nous pénétrâmes dans une salle. Je tendis ce qui restait de ma pince de langouste à un esclave que je trouvais bien oisif.

Un rideau s’abaissa, étouffant le brouhaha de l’extérieur. Un jeune homme – de mon âge, pas très grand, avec un menton proéminent reproduit dans Rome à des centaines d’exemplaires en marbre – quitta prestement sa chaise recouverte d’un tissu violet. Son corps était raide comme une trique ; je grimaçai sous sa poigne énergique. Sur le revers de sa tunique, les feuilles d’acanthe dorées formaient un motif en tresses. Il fit signe à sa suite de s’écarter et s’avança pour nous accueillir.

— Entrez, je vous prie. Didius Falco ? Je tenais à vous féliciter pour ce que vous avez fait dans le nord.

Helena n’avait pas besoin de me prévenir en m’effleurant le bras de la sorte. Je compris tout de suite à qui j’avais affaire, et par là même qui étaient mes employeurs. Je m’étais trompé en croyant travailler pour le compte d’une bande d’orientaux affranchis, obscurs secrétaires croupissant dans les profondeurs de la hiérarchie impériale.

Je me trouvais face à Titus César en personne.