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Si l’envie vous prend d’aller visiter la Bretagne, je ferai de mon mieux pour vous en dissuader. Si vous tenez vraiment à vous y rendre, vous trouverez la province de Bretagne aux confins du monde civilisé, battue par les vents du nord. Votre carte sur parchemin a les bords usés ? Elle aura disparu. Et croyez-moi, tant mieux ! Si ce vieux Borée continue à souffler à pleines joues vers le sud, c’est bien parce qu’il cherche à fuir la Bretagne.

Officiellement, Camillus Verus m’avait envoyé pour ramener sa fille Helena Justina qui rendait visite à sa tante. J’avais cru déceler chez lui un faible pour sa sœur cadette, la tante en question. Lors de notre entretien il avait murmuré :

— Falco, vous escorterez ma fille si elle en convient. Je vous laisse libre d’arranger les détails avec Helena en personne.

Vu son ton, j’en avais déduit que la jeune femme avait du caractère. Il avait l’air si peu convaincu que je lui avais demandé de but en blanc :

— Elle oserait ne pas tenir compte de votre avis ? Votre fille est une cliente difficile ?

— Elle a connu un mariage malheureux ! s’exclama son père sur la défensive.

— Je suis navré de l’apprendre, monsieur.

Je souffrais trop moi-même d’avoir perdu Sosia pour me soucier des problèmes des autres. Mais peut-être mon propre désarroi me rendait-il plus compatissant.

— Le divorce a été une bonne chose, expliqua-t-il sans plus de précisions, sous-entendant clairement que la vie privée de sa noble enfant ne regardait pas les gens de mon espèce.

Contrairement à ma première impression, il était attaché à Helena, même s’il paraissait véritablement la craindre. Il est vrai qu’à l’époque, il me semblait naturel pour un père de craquer à cause de sa fille – et pourtant la mienne n’était pas encore née ! Dès l’instant où la perfide sage-femme place entre vos mains cette petite chose rouge toute fripée en vous demandant de la nommer, une existence vouée à l’angoisse s’abat sur vous d’un seul coup…

Je m’étais déjà frotté à des femmes butées : j’estimais que quelques paroles musclées suffiraient à mater cette Helena.

 

Je gagnai la Bretagne par les terres. Je ne m’en vante pas, mais j’aurais été bien incapable de faire le trajet entièrement par la mer – franchir les colonnes d’Hercule pour gagner l’Atlantique capricieux, contourner la Lusitanie et l’Hispanie… La courte traversée depuis la Gaule est déjà suffisamment éprouvante !

On avait tout fait pour me faciliter le voyage : de l’argent en quantité et un laissez-passer particulier. L’argent a fait long feu : délicates épingles à manteau, bons gueuletons (je recommande tout particulièrement la crème à la muscade)… La signature apposée sur le permis ressemblait à s’y méprendre à celle de l’Empereur – aux postes-frontières les plus reculés, même les chiens somnolents se dressaient et tendaient la patte ! Ma principale crainte était de perdre mon appartement, mais le sénateur me promit que son comptable grec, toujours aussi rusé, arrangerait les choses avec Smaractus – un face-à-face que je raterais avec regret.

L’air pincé, ma mère se plaignit de ne pas avoir conservé les restes du plateau que je lui avais ramené comme souvenir après mon premier séjour en Bretagne. L’objet était façonné dans une argile grisâtre de la côte sud. Apparemment, cette matière exigeait d’être huilée assez régulièrement. N’étant pas au courant, je n’avais pas pu la prévenir. Et l’objet était tombé en poussière. Maman me suggérait de retrouver le colporteur pour exiger d’être remboursé.

Petronius me prêta une vieille paire de chaussettes qu’il avait conservée de son équipement militaire. Il ne jette jamais rien. J’avais balancé les miennes au fond d’un puits en Gaule ; si j’avais pu prévoir cette nouvelle excursion de malheur, peut-être aurais-je plongé pour les récupérer…

 

En route, j’eus tout loisir de réfléchir. Cela ne m’avança pas à grand-chose. De nombreuses personnes pouvaient avoir envie de destituer Vespasien. Changer d’empereur était très en vogue depuis deux ans. Néron s’était poignardé, après que ses concerts assourdissants avaient fini par lasser même les sourdingues installés dans les loges. Alors ce fut la foire d’empoigne. Il y eut d’abord Galba, l’autocrate d’Hispanie. Puis Otho, qui estimait être l’héritier légitime de Néron parce qu’il avait été son amant. Ensuite Vitellius, un rustre paillard, qui gagna puis perdit le trône par ivrognerie ; ce personnage a sans doute trouvé sa juste mesure en laissant son nom à une recette de fayots indigestes…

Tout cela en l’espace de douze mois ! Au train où allaient les choses, le premier bellâtre venu, pourvu d’un semblant d’intelligence et d’un sourire de gagneur, pouvait espérer convaincre l’Empire que le pourpre faisait merveille avec son teint de peau. Dans une Rome pillée et saccagée, ce vieux général roublard de Vespasien était alors apparu. Il avait un avantage notable : personne ne savait rien sur lui, ni en mal ni en bien. Il disposait d’un allié inestimable, son fils Titus, qui s’accrochait à la promesse d’un glorieux avenir politique avec la hargne d’un cabot tenant un rat dans ses crocs.

Decimus Camillus Verus considérait que les adversaires de Vespasien n’agiraient pas avant le retour de Titus, qui demeurait en Judée. Vespasien lui-même était en train d’écraser une révolte juive quand il avait manœuvré pour obtenir le trône. Il avait regagné Rome en tant qu’empereur, laissant à Titus le soin d’achever sa tâche si populaire avec son panache coutumier. Évincer Vespasien était la meilleure façon de permettre à son brillant fils aîné de rafler l’Empire par anticipation. Le fils cadet, Domitien, était certes un personnage sans envergure, mais pour avoir la moindre chance de réussir, une conspiration devait faire chuter ensemble de leur piédestal Vespasien et Titus. J’avais donc autant de temps pour éclaircir ce mystère qu’il en faudrait à Titus pour capturer Jérusalem – et à en croire Festus, Titus aurait avalé Jérusalem en moins de temps qu’il n’en faut à un centaure pour agiter sa queue (Titus avait commandé la quinzième Légion dans laquelle servait mon frère).

Telle était la situation. Tout individu, d’un rang suffisamment élevé et doué d’un minimum d’entregent, pouvait s’imaginer un destin d’empereur et secouer l’olivier pour en faire tomber la nouvelle dynastie. Le Sénat comptait six cents membres, et chacun d’eux pouvait être l’homme en question. Je ne croyais pas que ce fut Camillus Verus. Parce que je le connaissais ? En tant que client, ce pauvre diable m’avait semblé plus humain que le reste – mais je me suis déjà fait avoir avec ce genre d’intuition. Et même si lui était honnête, il en restait toujours cinq cent quatre-vingt-dix-neuf autres.

L’individu que je cherchais, ou quelqu’un de son entourage, connaissait bien la Bretagne. Un quart de siècle s’était écoulé depuis que Rome avait envahi cette province – où d’ailleurs Vespasien avait gagné ses premiers galons. Depuis, quantité d’âmes courageuses avaient affronté cette contrée nordique pour s’acquitter de leurs obligations militaires ; nombre d’entre elles s’y étaient construit un passé glorieux, et s’étaient peut-être découvert de nouvelles ambitions… Titus lui-même en était l’exemple parfait. Je me souvenais très bien de lui, jeune tribun militaire commandant les renforts arrivés du fleuve Rhenus pour reconstruire la province après la révolte. Un passage en Bretagne offrait une marque de reconnaissance sociale. Personne n’aime cette province, mais de nos jours toute grande famille romaine compte un fils ou un neveu ayant séjourné dans les glacials marécages du bout du monde. Le coupable était sans doute l’un d’entre eux, mais lequel ?

Il avait peut-être occupé un poste dans le nord de la Gaule.

Ou appartenu à la flotte qui sillonnait l’océan Britannique, entre la Gaule et la Bretagne.

D’ailleurs tout individu possédant la moindre embarcation était suspect : un marchand convoyant les céréales britanniques vers les camps militaires du Rhenus, un importateur de peaux ou de chiens de chasse à destination de l’Italie, un exportateur de poteries ou de vin, un simple négociant avisé – les types roublards ne manquaient pas !

Et le gouverneur de la province ?

Sa femme…

Pourquoi pas l’homme chez qui je me rendais, Gaïus Flavius Hilaris, le beau-frère de mon sénateur, qui avait été nommé procureur aux affaires financières après avoir choisi de vivre vingt ans en Bretagne – une démarche tellement excentrique qu’elle devait cacher quelque chose (à moins qu’il ne fût complètement timbré…).

Je parvins à l’océan Britannique la tête tellement farcie d’hypothèses farfelues que j’en avais le tournis. Arrivé au bout de la Gaule, j’ai contemplé jusqu’à en avoir la nausée les eaux écumeuses du haut des falaises. Sur le bateau qui tentait de franchir le bras de mer, j’oubliai un instant mes préoccupations pour concentrer tous mes efforts à lutter contre le mal de mer. Je me demande pourquoi j’ai gaspillé mon énergie… j’ai toujours été malade en bateau.

Il fallut nous y reprendre à cinq fois avant de quitter le port de Gesoriacum ; nous avions à peine gagné la haute mer que je souhaitais déjà faire marche arrière.