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Après coup, j’eus la stupéfaction de la voir subitement secouée de sanglots, libérant une tension que j’avais tout juste subodorée la veille dans ses bras.

— Marcus…

Les sens apaisés, je m’endormis après l’avoir entendue prononcer mon prénom.

Je l’avais appelée « chérie », une belle imprudence pour un enquêteur privé ; il faut reconnaître qu’à cet instant-là nous étions tous deux fort occupés – ma raison me disait qu’elle n’avait peut-être pas entendu, mais au fond de mon cœur, je ne souhaitais que ça…

 

Dès l’ouverture des grilles, nous nous sommes précipités vers la sortie, sans prendre le temps d’admirer les parterres d’acanthes où d’imbéciles jardiniers, les pieds dans la terre et coiffés de ridicules couvre-chefs, nous contemplaient, bouche bée. Je doute pourtant fort que nous ayons été les premiers amoureux surpris de la sorte. Avant de la reconduire chez elle, j’achetai à Helena de quoi se sustenter. Seule une charcuterie était ouverte… J’ose à peine l’avouer, mais votre serviteur osa un jour présenter à la fille d’un sénateur, en guise de petit déjeuner, un friand de veau enveloppé dans une feuille de laurier… Et elle le mangea, en pleine rue ! J’avalai aussi le mien, mais non sans réticences car j’avais reçu une sévère éducation – dans ma famille, on mangeait chez soi et à table.

Le jour se levait et un soleil pâle brillait déjà sur le Tibre. Nos élégants vêtements dans un piteux état, nous nous sommes assis sur un quai pour contempler les bateliers fendre l’eau argentée. Nous avons eu une longue conversation amicale ; Helena soutenait que j’avais encore fait preuve de préjugés en affirmant que tous les jardiniers étaient des imbéciles… On sentait d’agréables odeurs de poisson séché et de pain frais. Une belle journée s’annonçait, même si la fraîcheur persistait à l’ombre des cabanes longeant la rivière. Je voulais croire que cette aube annonçait plus qu’une journée nouvelle.

Nous faisions peur à voir ; j’avais honte de la ramener chez elle dans cet état. Je trouvai un modeste établissement de bains déjà ouvert à cette heure matinale. Nous y pénétrâmes tous deux. Il n’y avait encore aucun client. Je fis l’acquisition d’une flasque d’huile – à un prix prohibitif… – et, à défaut d’un esclave préposé aux bains, enduisit Helena moi-même. Elle sembla trouver cela agréable ; moi je n’aurais pas donné ma place. Ensuite elle me frotta avec un strigile emprunté, ce qui me plut encore davantage. Plus tard, alors que nous étions assis dans le sauna, elle se tourna vers moi sans dire un mot. Elle enfouit son visage contre moi. Nous demeurâmes silencieux. Les mots nous manquaient.

 

Quand nous sommes rentrés chez elle, tout le monde dormait. Le plus dur fut de réveiller cette andouille de portier et de le convaincre d’ouvrir à la fille de son maître… Cet esclave avait déjà feint de ne pas me reconnaître la veille au soir. Il ne m’oublierait pas de sitôt ; avant de s’éloigner, Helena se retourna et déposa un baiser sur ma joue.

Je marchai de la porte Capena jusqu’à l’Aventin.

Je ne prêtai aucune attention au parcours. J’étais submergé d’ivresse et d’épuisement. J’avais l’impression d’avoir vieilli de vingt ans en l’espace d’une nuit. J’étais fou de joie – rien ne pouvait m’atteindre. Malgré la fatigue, j’affichais un large sourire béat, d’une oreille à l’autre.

Petronius traînait devant la blanchisserie de Lenia, le teint rose et les cheveux humides comme s’il venait d’y passer un certain temps. J’éprouvais pour lui une profonde affection – il ne le méritait pas et n’aurait d’ailleurs jamais compris un tel sentiment. Il me flanqua une claque à l’estomac et me regarda avec insistance. Je n’avais plus de force dans les jambes mais je parvins à encaisser le coup presque sans grimacer.

— Marcus… fit-il, peu sûr.

— Petro, merci de ton aide.

— De rien. Ta mère souhaite te parler au sujet du sac d’or. Et ça, c’est bien à toi ?

Il me tendit la bague du grand-oncle.

— Tu as mis la main sur cette ordure de Melitus ?

— Ça n’a pas été bien difficile, on connaît ses repaires. J’ai aussi récupéré des bijoux qui doivent appartenir à ta dame. Je les ai déposés chez elle ce matin. Les serviteurs m’ont dit qu’elle n’était pas là… ajouta-t-il d’une voix hésitante.

— Non, mais elle est rentrée depuis. Je lui ai fait remarquer qu’une récompense me semblait indiquée, au cas où tu lui ramènerais ses bijoux. J’ai suggéré quelque chose pour ta femme.

Il me regardait fixement. J’avais pour lui une vive tendresse. Quel merveilleux ami !

— Écoute, Falco. À propos d’hier soir…

Je souris, l’air fataliste.

— C’est le destin !

— Le destin ? s’emporta-t-il. Tu parles d’une connerie !

C’était une âme simple, dotée d’une philosophie bien concrète. Il n’aimait pas me voir dans l’embarras – un embarras que trahissait sans doute mon sourire doux, et même un peu benêt à vrai dire…

— Falco, pauvre diable ! Qu’as-tu encore fait ?

Lenia sortit. Le sourd tintement des lessiveuses retentit un instant, mais elle ferma la porte d’un coup d’arrière-train. Elle avait passé sa vie les bras chargés de linge sale et faisait ce geste aussi naturellement que celui d’ouvrir la porte d’un coup de pied. Elle avait les bras libres mais je compris à son front plissé que ses beuveries de la veille, avec Smaractus à n’en pas douter, lui avaient laissé une bonne migraine. Toujours détrempée par la vapeur, sa tunique lui collait au corps et formait d’étranges plis tordus. Depuis quelque temps, elle s’était mis en tête de porter de délicats foulards noués autour des épaules, offrant ainsi une véritable caricature de raffinement. Elle inspecta ma mine, aussi froidement qu’un drap taché, et lança sur un ton railleur :

— Ma parole, le pauv’ p’tit chou est encore amoureux !

— Ce n’est donc que ça, fit Petro qui cherchait à se rassurer. Ça lui arrive bien trois fois par semaine !

Habitué à mes frasques, le solide Petro restait circonspect.

Il avait tort. Je n’avais plus le moindre doute : avant ce matin-là, je n’avais jamais aimé.

— Petro, c’est différent.

Il hocha la tête tristement.

— Cœur d’artichaut ! Tu dis cela à chaque fois !

Je les regardai à tour de rôle, trop secoué pour parler. Je me dirigeai seul vers l’escalier.

 

L’amour. Je ne m’y attendais vraiment pas.

Néanmoins je me sentais prêt. Je savais ce qui me guettait. Un joli brin de fille sans cœur, belle comme tout… Elle ne voudrait jamais de moi – je savais que j’allais souffrir : je suis poète à mes heures. Je m’en accommoderais très bien – j’écrirais des poèmes-fleuves. Il y avait d’autres péronnelles sur terre, je finirais bien par trouver une autre perle… peut-être un collier tout entier… Et tôt ou tard, j’aurais à l’usure l’un de ces paternels bornés, je me marierais et, en bon citoyen, je m’abîmerais dans l’ennui et la convenance…

Mes relations avec Helena Justina ne seraient jamais banales. J’aurais pu passer ma vie entière à mieux la connaître sans jamais risquer de me lasser. Si j’avais appartenu à une autre classe sociale, j’aurais sans doute regretté de n’avoir plus qu’une petite moitié de ma vie à lui consacrer…

Je ne pouvais me le permettre. J’avais passé l’âge des petites perles. Avec mon découvert, mieux valait se résoudre à chasser les veuves fortunées, mais du genre p’tite vieille reconnaissante…

Au bas de l’escalier, ma résolution était ferme. Au bout de quatre étages, j’avais changé d’avis.

L’amour absolu, point final. Ce sentiment déciderait de tout. J’éprouvai un soulagement incroyable. Je redescendis pour me rendre dans la première parfumerie venue.

— Auriez-vous du parfum de Malabar ?

Le parfumeur avait sans doute son sourire méprisant depuis la naissance. Il m’indiqua le prix. J’aurais tout juste pu lui louer le bouchon pour qu’elle le renifle. Je l’informai fièrement que j’allais réfléchir et retournai chez moi.

Je croisai Lenia et lui sourit d’un air rêveur qui n’invitait pas franchement au dialogue. Je gravis à nouveau les escaliers.

 

Une fois chez moi je m’assis, ne sachant que faire. Soudain j’eus une idée. J’allai dans la chambre pour fouiller dans mes bagages, où je finis par mettre la main sur les petites pépites d’argent de Vebiodunum. Je redescendis les six étages et me précipitai dans la rue. Cette fois, je me rendis chez un orfèvre. Le joyau de sa collection était une chaîne torsadée en filigrane, ornée tout du long de petits glands ; cela convenait parfaitement au goût discret d’Helena. Je l’admirai longuement, mais, en entendant le prix, je prétendis préférer une paire de boucles d’oreilles. Je fis la fine bouche sur ce qu’il me montra, puis je sortis mon petit trésor et lui expliquai ce qu’il devait en faire.

— Au risque de vous plonger dans l’embarras, puis-je vous en demander la provenance ?

— Très volontiers, répliquai-je non sans provocation. Je l’ai obtenu comme esclave dans une mine d’argent en Bretagne.

— Vraiment très drôle ! se moqua l’artisan.

Je rentrai à nouveau chez moi. Lenia était toujours là ; elle se garda de poser la moindre question. Je n’avais plus le sourire.

 

Je n’étais pas au bout de mes peines. Comme j’avais viré le serveur, ma mère était venue pour nettoyer le balcon. Elle fit mine de me flanquer un coup de serpillière.

Je lui souris – grave erreur.

— Je vois que tu as trouvé une nouvelle danseuse de corde !

— Mais non ! (Je lui pris la serpillière.) Assieds-toi donc pour boire un verre de vin. Je te raconterai ce que Titus César pense de ton célèbre fils.

Elle accepta de s’asseoir mais refusa le vin. Je lui racontai comment Titus avait couvert Festus d’éloges. Elle m’écouta, sans trahir la moindre réaction, et finit par demander du vin, l’air pensive. Je lui ai versé un gobelet et nous avons bu à la mémoire de Festus. Elle but comme je l’avais toujours vue faire, bien droite sur sa chaise, à petites lampées, comme si elle ne le faisait que par politesse.

Le visage de ma mère ne vieillirait jamais, mais, ces dernières années, sa peau s’était distendue et ne collait plus parfaitement à ses os. En rentrant de Bretagne, je l’avais trouvée plus menue que dans mon souvenir. Ses yeux cernés de noir garderaient leur éclat malicieux jusqu’à la mort. Malgré son côté envahissant et les efforts que je déployais pour avoir la paix, je savais quel serait mon désarroi le jour de son décès.

Je restai silencieux, lui donnant l’occasion de digérer ce que j’avais raconté.

Personne, pas même sa fiancée, n’avait jamais critiqué le comportement de Festus. Après la nouvelle de sa mort, maman avait eu droit aux louanges sur le sacrifice héroïque, et s’était chargée – par mon entremise – de pourvoir aux besoins de Marina et de la petite. Les gens parlaient souvent de lui, mais elle jamais. Nous comprenions qu’avec la disparition de ce grand bonhomme généreux, sa vie avait perdu une bonne partie de son fondement.

Se retrouvant en tête à tête avec moi, elle choisit brusquement de se confier. En m’entendant le traiter de héros, ses traits se crispèrent et elle posa brusquement son verre après l’avoir vidé d’un trait.

— Non, Marcus, dit-elle sévèrement. Ton frère était un imbécile.

Enfin elle s’autorisa à verser quelques larmes. Serrée contre moi, elle pleurait Festus et sa mort idiote, sentant bien que j’avais toujours été de cet avis.

À compter de ce jour, en l’absence – sans doute éternelle – de mon père, je me trouvai promu chef de famille. Les vingt ans que j’avais pris dans la nuit ne me seraient pas de trop pour chausser de telles bottes.