28

J’avais l’ouïe beaucoup plus fine que d’ordinaire. Normal, seuls les bruits extérieurs m’empêchaient de sombrer dans la folie ; et si j’ai survécu, c’est bien en restant sain d’esprit.

J’étais incapable de bouger. Personne ne venait me voir. Je ne distinguais rien hormis les différentes nuances de gris que prenaient les pierres des murs humides en fonction du jour et de la nuit. Il n’y avait pas de fenêtre. Certains jours, la porte s’ouvrait avec force craquements et l’on avançait un bol de nourriture grasse. Je préférais les jours où l’on m’oubliait – tout simplement…

J’ignorais depuis combien de temps je me trouvais là. Sans doute moins d’une semaine. Une semaine peut paraître longue à quelqu’un laissé pour mort.

J’avais appris à distinguer la vraie pluie du sempiternel crachin hivernal en fonction du bruit que faisaient les pas des esclaves enchaînés. J’entendais régulièrement des chariots cahotants. Plus rarement, je surprenais les sabots d’un poney et je comprenais alors qu’un officier du fort en manteau rouge venait de passer. Lorsque le vent soufflait dans la bonne direction je parvenais à distinguer les coups de hache et le bruit des seaux en bois qu’on remplissait devant les filons. Du fourneau s’élevait un grondement incessant, agrémenté à certains moments du sifflement soutenu des soufflets s’activant autour des fours à coupellation.

Il m’arrive aujourd’hui de sourire quand je me rappelle la suite des événements.

Un jour, un poney se présenta, tirant, je crois, une jolie carriole, accompagné d’un bon nombre de cavaliers qui n’avaient pas l’air d’amateurs. Ils dépassèrent les mines et vinrent s’arrêter non loin de ma cellule. On annonça le procureur Flavius, d’une voix martiale. Quelqu’un émit un grognement. Puis une autre voix, cinglante comme une herminette sur du bois :

— … celui que vous appelez « pinson ».

Je ne devais vraiment pas être au mieux. Ce n’était pas encore l’agonie, mais je délirais ferme : je croyais entendre la fille du sénateur. Au début, je ne parvins même pas à me rappeler son nom, avant d’aller le repêcher Dieu sait où : Helena…

— Lequel était-ce… Mort, j’en ai peur…

— Alors je souhaite voir le cadavre. S’il est enterré, déterrez-le !

Belle dame ! Acceptez que mes serviteurs vous offrent un peu de vin dans une coupe en argent !

La porte s’ouvrit, grinçant sur son unique charnière, et l’éclat d’une torche vint me surprendre.

— Mais oui, c’est bien lui. Notre cher fuyard.

J’étais presque trop crevé pour l’insulter, mais j’y parvins.

Cornix se tenait derrière elle, l’air soumis et piteux.

Après un coup d’œil dégoûté à ma cellule, elle lança, acerbe :

— Je vois qu’on l’a mis au repos et aux petits soins !

J’eus un peu de peine pour Cornix. Elle le provoquait. Et avec une pareille escorte militaire, il n’avait qu’à filer doux !

Il m’attrapa sur ma paillasse de fougères puantes et m’étendit aux pieds d’Helena, dehors dans la boue. Je fermai les yeux, ébloui par la lumière qui transperçait les épais nuages. Je conservais l’image d’une jeune femme au profil imposant, drapée dans plusieurs épaisseurs d’une étoffe bleu foncé… et aussi la frange en laine toute froissée de sa robe, son visage pâle au front plissé et quelques mèches d’une douce chevelure…

Je faillis perdre connaissance.

— Marcus ! lança Helena Justina, avec ce ton méprisant bien compréhensible face à un esclave disgracié.

Mon visage reposait dans une flaque, à quelques centimètres de ses pieds.

Belle paire de chaussures ! Un cuir gris ardoise, avec une multitude de trous minuscules disposés en spirale. Elle ne méritait pas d’aussi gracieuses chevilles…

— On peut te féliciter ! Et dire qu’oncle Gaïus avait confiance en toi. Regardez-moi ça !

À quoi s’attendait-elle ? Un esclave en fuite emmenait rarement une tunique de rechange et une éponge pour sa toilette… Je m’efforçais de garder pied en m’accrochant à ce visage maquillé, agressif comme à son habitude.

— Vraiment, Marcus ! Regarde-moi ton état : une jambe cassée, les côtes fêlées, des engelures, les cheveux teigneux… et quelle saleté !

Elle regarda toute cette crasse avec un air dégoûté. Elle me fit baigner dans les bains réservés aux officiels, de peur que je ne salisse l’élégant cabriolet de sa tante. Un soldat qui connaissait sans doute ma véritable identité me confectionna une nouvelle attelle, mais il s’en sortit mal tant il avait honte.

 

Récuré de la tête aux pieds et débarrassé de mes haillons – j’héritai de la tunique usagée d’un autre dont l’odeur, mille fois meilleure, m’indisposa pourtant –, je me retrouvai dans la carriole. Cornix s’était éclipsé pour un de ses après-midi de torture et de fornication dans les cabanes. Je grelottais ; mademoiselle me balança une couverture de voyage avec un sifflement agacé. Je me sentais toujours humide. J’avais réussi à me laver grossièrement ; mais il ne semblait pas conseillé, devant Cornix et un soldat, de perdre trop de temps à sécher chaque doigt de pied un par un.

La tête me grattait follement tant j’avais perdu l’habitude d’être propre. Ma peau entière m’avait l’air vivante. Le moindre souffle écorchait mon visage.

Helena Justina sortit un manteau que je me rappelai vaguement avoir possédé dans une vie antérieure. Un assez joli vêtement vert fermé par un solide bouton en argent : j’avais été un garçon raffiné, du meilleur goût. Je parvins à me hisser dans la carriole.

— Belle machine, dis-je à Helena, peinant à retrouver mes vieilles intonations.

Puis, comme c’était une femme, je lui proposai :

— Vous voulez que je conduise ?

— Non, dit-elle.

D’autres auraient dit « non merci ». De toute façon, j’arrivais à peine à me tenir droit sur le siège.

Elle attendit d’être parfaitement installée avant de daigner m’adresser la parole :

— Si on vous confiait un véhicule, vous me laisseriez le conduire ?

— Non, dus-je convenir.

— Vous ne feriez pas confiance à une femme. Et bien moi, je ne fais pas confiance aux hommes.

— Ça se défend, dis-je.

Elle n’avait pas tort : la plupart des hommes conduisaient comme des fous.

Le poney s’élança d’un bon pas et nous quittâmes bientôt le village. Comme on pouvait s’y attendre, Helena Justina fonça droit devant elle. Derrière nous, l’escorte suivait tant bien que mal, dans un tintement de grelots.

— Surtout, dites-moi si je vais trop vite et si vous avez peur, lança-t-elle, provocante, les yeux rivés devant elle.

— Vous allez trop vite, mais vous ne me faites pas peur.

Elle venait de tourner sur une route secondaire.

— Vous vous trompez : prenez la route vers l’est, à travers les plateaux.

— Non, nous avons des soldats. Inutile de longer la frontière, nous devons aller vers le nord. Vous pouvez remercier votre ami Vitalis d’avoir été secouru aujourd’hui. Il a conseillé à oncle Gaïus de vous récupérer, que votre mission soit terminée ou non. J’ai proposé de venir vous chercher, la couverture est meilleure. Et je m’en voulais pour votre pauvre mère grisonnante… (Je ne me souvenais pas lui avoir parlé de maman, mais je la laissai continuer.) Oncle Gaïus a fait arrêter ce Triferus à Glevum…

J’avais perdu la faculté de suivre une conversation, mon cerveau ne pouvait enregistrer tant d’éléments.

— Je vois. Au nord, hein ?

À quoi bon discuter… Qu’un autre prenne les commandes… Beau joujou, cette carriole… Trop fragile pour supporter le poids de quatre lingots. Nous aurions peut-être réussi à monter quelque chose – limite, limite – avec les poneys des soldats. J’étais trop fatigué pour y attacher de l’importance. Je devais tout de même paraître soucieux. Elle ralentit l’attelage.

— Falco, que faisiez-vous sur la lande ? Dites-moi la vérité.

— J’ai caché les lingots volés sous un monticule de pierres.

— À titre de preuve ?

— Par exemple.

Elle avait dû se faire sa propre idée car elle fouetta le pauvre poney qui s’élança. Soudain, son regard s’alluma.

— Vous rêviez sans doute d’une retraite bien confortable !

Nous avons laissé sur place les quatre lingots. Autant que je sache, ils sont toujours là-bas.

 

Helena Justina conduisait toujours aussi vite. Son mari avait sans doute demandé le divorce pour sauver sa peau. Toutefois, je n’eus jamais vraiment peur. Elle maniait la carriole adroitement et savait allier patience et courage. Le poney lui faisait entièrement confiance ; au bout de quelques milles, moi aussi. Cela valait mieux, nous en avions cinquante à parcourir avant Glevum.

Nous nous sommes arrêtés deux fois. Elle me faisait glisser à terre. La première fois je vomis, mais sa conduite n’y était pour rien. Elle me laissa me reposer pendant qu’elle parlait à voix basse avec un des soldats. Avant de repartir elle m’apporta du vin doux dans une flasque. Elle me soutint par l’épaule. En sentant ainsi la peau d’une femme, je me mis à transpirer.

— Nous pouvons nous arrêter en route dans une auberge, si vous voulez.

Elle parlait d’un ton détaché mais me regardait intensément.

Je fis non de la tête sans dire un mot. Je souhaitais poursuivre la route. Je préférais mourir dans un camp militaire où l’on m’enterrerait avec une pierre tombale, plutôt que dans une taverne où l’on me balancerait dans une fosse avec les amphores cassées et le vieux matou. Je me dis soudain qu’Helena Justina avait peut-être une bonne raison de filer ainsi sur la route à cette allure : elle ne souhaitait pas se retrouver avec mon cadavre au milieu de nulle part. Je remerciai les dieux de lui avoir donné un bon sens aussi redoutable. Je me voyais mal lui laisser ma dépouille, ici ou ailleurs.

Elle lut sans doute dans mes pensées… mon expression maladive devait être éloquente.

— Ne vous inquiétez pas, Falco ! Je vous ferai incinérer avec soin.