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Je passai cinq semaines à Aquae Sulis, entre les mains du docteur particulier du procureur. Les sources chaudes jaillissaient des rochers près du sanctuaire où des Celtes émerveillés continuaient de déposer une piécette pour Sul, avec un coup d’œil tolérant pour la plaque astiquée annonçant le changement de propriétaire au profit de Minerve. Il régnait un certain air mercantile, sous couvert de religion, comme toujours à proximité des lieux de pèlerinage. Rome avait remplacé l’installation indigène rudimentaire par un réservoir revêtu d’une couche de plomb, mais je ne croyais vraiment pas qu’on tirerait jamais quelque chose de cet endroit. Ça, il y avait des projets… Comme toujours. Nous restions assis dans le réservoir rempli du sable rejeté par la source, buvions cette eau fade et tiède, chargée de minéraux au goût épouvantable, et contemplions les architectes au nez rouge arpenter les falaises en essayant de se convaincre qu’il y avait de quoi monter un superbe lieu de villégiature.

Nous avons fait un certain nombre de parties de dames ; j’ai horreur des dames. Et encore plus quand il faut jouer contre un médecin égyptien qui gagne à tous les coups. Mais il n’y avait rien d’autre à faire dans une cure encore à l’état de projet, en Bretagne, à la fin d’un mois de mars neigeux. J’aurais bien couru les filles, mais j’avais fait une croix sur le sujet… Et vu mon état, même si j’en avais coincé une, j’aurais bien été en peine de lui prodiguer le moindre plaisir.

Les sources chaudes me firent du bien, mais tout en me reposant dans l’eau, je contemplais les airs, le regard sombre. Mes os guériraient peut-être, pas ce qui restait de mon âme d’esclave. Le médecin du procureur se plaignit d’avoir attrapé des hémorroïdes en buvant l’eau. Je lui exprimai mes plus vifs regrets, mais il dut bien sentir que je n’étais pas sincère.

Il m’arrivait de regretter Sosia. Ça n’arrangeait pas les choses.

 

De retour à Glevum, Hilaris et moi nous sommes occupés de Triferus. Agir me fit le plus grand bien, et nous formions une belle équipe. Gaïus se tenait dans son fauteuil d’apparat, un siège pliable avec des pieds en ivoire jauni ; il m’avoua que son dos n’y trouvait pas son compte. J’allais et venais dans le bureau, l’air méchant.

Triferus était une grande gueule britannique, surchargé de colliers clinquants en électrum, avec des chaussures fines au bout effilé. Il portait la toge – comme on poussait les collaborateurs indigènes à le faire – mais les soldats qui l’avaient traîné jusqu’à nous la lui arrachèrent avec notre accord.

Nous le fîmes asseoir sur un tabouret : de quelque côté qu’il tournât la tête, il tombait sur la cuisse musclée d’un garde en cotte de mailles – deux cavaliers espagnols taciturnes qui ne souriaient pas à ses blagues oiseuses (seuls leurs officiers parlaient le latin, ce qui expliquait pourquoi nous avions choisi ces gardes).

Hormis le torque sous son visage bouffi, il aurait pu passer pour un marchand des quatre saisons, dans n’importe quelle autre ville du monde. Il utilisait les prénoms Tiberius Claudius – peut-être était-il un esclave affranchi nommé en honneur de l’ancien empereur, mais plus vraisemblablement un médiocre dignitaire indigène que l’on avait à un moment honoré comme allié. Il aurait sans doute pu me montrer quelques certificats attestant de sa nationalité.

— Nous savons comment vous opérez. Crachez les noms ! aboyai-je.

— Ça suffit, Falco, fit Gaïus, avec le ton du haut fonctionnaire agacé d’être désavoué par Rome en permanence. Nous sommes en Bretagne, on s’y prend autrement. Triferus, je veux bien me montrer coopérant, mais cela dépend de vous. Vous avez là un agent de l’Empereur…

Triferus tenta un coup de bluff.

— Les poids et mesures ? Les normes de sécurité ? Quel est le problème, mon officier ?

Il avait une voix haut perchée, avec une touche nasillarde fort désagréable. Il avait des origines Coritani, cette tribu des plaines au centre du pays, remarquable par son existence autarcique.

Je testai la lame d’une dague entre mes deux pouces et jetai un coup d’œil à Gaïus. Il me fit signe d’y aller.

— Vous n’avez donc rien à me dire à propos des mines de plomb, commençai-je. J’y ai pénétré, Triferus. Pour me faire ma propre idée du degré de corruption.

La sueur brillait sur son front ; je l’avais pris de court.

— Votre organisation est pourrie. Des puits jusqu’aux fourneaux. Même les boulangers du village utilisent des éclats d’argent comme menue monnaie…

— Vous avez un problème de droit de douanes ? fit-il avec un clin d’œil innocent. Le Trésor vous cherche des ennuis ? Les procédures ne sont pas respectées ?

Je balançai une pépite d’argent sur un guéridon où elle tournoya et vint s’arrêter face au nez de Triferus. Je plaquai violemment la main dessus. Même Gaïus se montra surpris.

— Trois semaines au soufflet de coupellation et voilà ce que je me suis fait ! Ça fera un bel anneau pour une petite chanceuse à Rome.

Triferus se sentit soudain une âme bravache.

— Fous-le toi dans le cul !

J’étais aux anges.

— C’est déjà fait !

Gaïus rougit.

 

Je m’avançai vers Triferus et saisit un de ses torques, juste assez pour comprimer la jugulaire et y laisser une marque.

— Un esclave un peu malin peut mettre de côté assez pour payer son passage vers la Gaule, s’il survit aux mains de votre contremaître assassin ! Cornix se met de côté son petit supplément ; les esclaves arrivent à se ménager quelques pauvres miettes ; quant à vous, vous avez monté votre propre trafic. Comment les traîtres de Rome vous ont-ils forcé la main ? Ils ont menacé de vous dénoncer à moins d’avoir leur part du gâteau ?

Triferus joua la comédie une dernière fois.

— Vous autres gratte-papier devez comprendre que les mines sont un monde à part. Ça n’a rien à voir avec vendre des huîtres ou de la bière aux troupes…

— Vous perdez votre temps avec lui, lançai-je au procureur. Je n’ai qu’à le ramener à Rome. Nous avons du bon matériel, il finira bien par cafter. Et après, droit au cirque du Vatican, ça nourrira les lions ! (Relâchant le torque avec un dégoût manifeste, je me tournai vers Gaïus, hors de moi.) Parlons des poinçons ! Les lingots qu’il détourne lui-même ont quatre poinçons lorsqu’ils contiennent encore leur argent. Et ça représente la bagatelle d’une barre sur quatre. Les autres ont été saignées, mais ce salaud les vend comme intactes. Combien de temps mettront nos ambitieux politiciens avant de flairer la supercherie ? Je ne voudrais pas me trouver dans les bottes d’un type qui graisse la patte aux prétoriens avec de la merde de contrebande !

— Triferus, vous ne comprenez donc pas qu’ils sont au courant ?

Pour la première fois, le procureur avait parlé d’un ton dénué de prétention.

— Des lingots britanniques ont été retrouvés à Rome. Si nous n’arrêtons pas les comploteurs avant qu’ils ne vous mettent la main dessus, vous perdrez beaucoup plus que votre concession dans les monts Mendip. Vespasien est là pour longtemps, malgré ce qu’on a pu vous dire. Sauvez ce qui vous reste, mon pauvre. Livrez aux autorités tous les éléments en votre connaissance – c’est votre unique chance de survie.

Triferus prit la couleur d’un mur en plâtre sans peinture. Il demanda à parler à Gaïus en tête à tête. Il lui donna deux noms.

Gaïus écrivit une lettre que je devais remettre à l’Empereur, mais il refusa de me confier les deux noms. Je crus qu’il jouait les bureaucrates tatillons, mais je devais comprendre sa réticence par la suite.

 

Gaïus et moi nous sommes rendus dans sa villa préférée de Durnovaria, sur la côte, afin que je demande à son honorable nièce Helena si elle se sentait prête à partir et, le cas échéant, à traverser l’Europe sous l’escorte d’un type comme moi. Gaïus conduisit tout le trajet. Nous avons parcouru les cent milles avec une telle lenteur que je dus me retenir tout du long de ne pas lui arracher les rênes.

Je dois bien reconnaître que la conduite plus pimentée d’Helena me manquait.