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Je traversai la rue sous le nez des premières rangées de captifs de Judée. Sept cents prisonniers, choisis pour leur imposante stature, avaient été déportés pour les seuls besoins du défilé de Titus. On les avait habillés de tuniques raffinées pour masquer les coups qu’ils avaient reçus des soldats au cours de leur périple. Leur peur était palpable. Comme ils le savaient sans doute, lorsque Vespasien aurait atteint le Capitole, il n’accomplirait pas le sacrifice avant d’avoir été informé de leur exécution à la prison Mamertine. Pas un de ces pauvres bougres ne pouvait espérer échapper à la pendaison ; on ne se contenterait pas de sacrifier une figure emblématique de leur révolte.

Le rôle avait d’ailleurs échu à un certain Simon, fils de Gioras, que le sort avait désigné pour être, lui, étranglé en public. Des gardes l’avaient extrait des rangs au pied des marches de Gemonia, le glaive brandi et disposés à lui transpercer les reins à la première occasion ; ils me lancèrent un regard méchant quand je leur passai devant. J’avais eu du mal à rejoindre sain et sauf la foule massée de l’autre côté de la rue. Le serveur m’avait vu venir et tentait de se frayer un passage vers la via Sacra. Malgré la cohue, il parvenait sans peine à convaincre les gens de le laisser passer. N’ayant pas le même parfumeur, ma tâche était plus délicate. Mais l’envie d’en finir avec cette sale affaire me donnait un coup de fouet ; je jouai des coudes avec une hargne toute particulière.

Il remontait une rue qui avait par le passé filé droit vers le nord, à l’ombre de ce que les Romains appelaient le Palais d’en haut ; la Domus Aurea de Néron occupait une partie du terrain. Nous avons débouché sur la via Sacra. Le temple de Vesta se trouvait à l’angle, avec son faux toit de chaume et ses treillages. Devant le nombre de badauds qui attendaient, le cou tendu, de voir passer Vespasien et Titus, ma proie fut contrainte d’entrer dans le Forum par le côté sud. Au passage des prisonniers nous nous sommes retrouvés plaqués contre les murs des bâtiments publics. Nous progressions tous les deux avec peine ; nous n’avancions qu’avec les vastes contorsions musculaires de la foule, tel un récent dîner progressant par ondulations dans le corps d’un python.

J’aurais vainement cherché à me dissimuler car le serveur jetait régulièrement un coup d’œil en arrière. Il se trouvait devant le Palais Julien et déployait toujours autant d’énergie pour gagner chaque centimètre. Du côté de la procession, j’entendais le pas imposant de l’escorte impériale que me cachait la foule – le collège des vingt-quatre licteurs, vraisemblablement vêtus de tuniques rouges, leur faisceau appuyé contre l’épaule. Vespasien lui-même approchait. L’excitation monta d’un cran, ce qui accrut ma frustration. Je tentais de jouer des coudes, mais il était virtuellement impossible de faire autre chose qu’applaudir Vespasien avec le reste de la populace. Arrivé au niveau du temple de Saturne, je n’avais pas gagné un pouce de terrain sur le serveur, et il suffit que je me retourne une fois, distrait par le vacarme du chariot impérial, pour le perdre de vue définitivement.

Je le laissai filer. La vie était bien trop précieuse pour la gâcher à de telles bêtises. Faisant de mon mieux pour garder l’équilibre, je finis par me retrouver sur les marches, pour ainsi dire à l’endroit même où, par une belle journée d’été, Sosia Camillina s’était ruée vers moi, ce qui avait enclenché toute cette histoire… J’étais là, écrasé et étouffé, tandis que l’Empereur en qui elle avait placé toute sa confiance s’apprêtait à rencontrer le Sénat au temple de Jupiter ; il allait y célébrer sa victoire en héros de la ville et se vouer, en qualité de chef de tous les prêtres, à la paix et la prospérité de Rome. Quatre puissants étalons à la robe blanche tiraient son char imposant à travers la foule en liesse. Le vieil homme était debout, paré de tuniques richement brodées, sous une couronne de feuilles de chêne en or que l’on tenait au-dessus de sa tête – la couronne de Jupiter était trop lourde pour être portée par un simple mortel. Il portait au creux de son bras un rameau de laurier qu’il devait déposer aux pieds des dieux du Capitole ; dans sa main puissante se trouvait le sceptre traditionnel en ivoire, à l’effigie d’un aigle prenant son envol. L’esclave chargé de murmurer à l’Empereur les litanies lui rappelant son immortalité, semblait s’être interrompu. Ce vieux cynique de Vespasien s’en passait sans doute fort bien.

Le chariot doré de l’Empereur progressait lentement. Comme il le confirma lui-même par la suite, Vespasien paraissait regretter de perdre sa journée à défiler à la vitesse d’un escargot. Je me gardai bien de crier avec les autres nigauds ; il y avait plutôt de quoi rire.

Après, venait Titus. Dans un char non moins impressionnant, et avec une expression de joie non dissimulée. Et enfin Domitien, aussi élégant qu’une tache de moutarde sur un pur-sang éclatant de blancheur.

Ils tenaient leur consécration ! Ces trois provinciaux sabins, inconnus un an auparavant, étaient devenus, certes avec chance mais non sans mérite, princes de Rome.

Derrière les trois Flavien, avançait désormais notre imposante armée : porte-étendards, trompettistes, officiers maniant leur bâton et arborant leurs hautes crêtes rouges, augures, ingénieurs… se suivaient à n’en plus finir. Ce fut ensuite le long défilé des fantassins par rang de six, cheminant en rythme, de ce pas coulé qui avait conduit sans effort les légions aux quatre coins du monde. L’armée régulière suivait : les cohortes colorées se succédaient au fil des rues, suivies des bataillons exotiques – les archers au visage basané, dans leurs armures brillantes, montés sur d’agiles poneys, puis la cavalerie lourde et ses hommes inquiétants avec leur masque doré, qui brandissaient d’un même geste leur lance décorée de plumes.

L’attente promettait d’être longue. L’Empereur devait gravir les marches à genoux et conduire ensuite le sacrifice officiel dans le temple de Jupiter, sur le Capitole. Comme je ne pouvais espérer faire marche arrière avant une bonne heure, je décidai de contourner le Palatin pour rejoindre mes sœurs du côté du Caelius. Cet itinéraire me permettrait en chemin de jeter un coup d’œil à divers lieux.

Je suivis la Cloaca Maxima – le grand égout construit cinq cents ans plus tôt pour assécher les marais autour du Forum et sur l’Aventin, côté fleuve. Je me retrouvai bientôt dans le quartier des marchés à épices. Un vigile veillait toujours sur les fosses où des égoutiers continuaient de creuser quotidiennement les entrailles du passage de la Louve – mais ils n’étaient pas présents ce jour-là : personne ne travaillait les jours fériés, hormis la poignée de veilleurs souhaitant se saouler en paix. Mon vigile s’était déjà sifflé une belle outre et piquait un somme avant d’entamer la suivante.

Rien à signaler. Mais au bout de l’allée, j’aperçus une silhouette qui ne m’était pas inconnue.

— Naïssa ?

Helena Justina ne s’embarrassait pas souvent de sa servante.

En ce jour exceptionnel, elle s’était apprêtée avec du maquillage, sans doute emprunté. Alors que, sous un faible éclairage, elle avait cru rehausser ses traits, une fois en plein jour elle se retrouvait avec une couche trop épaisse, aux couleurs un peu vives ; cela lui donnait un regard peu naturel, éberlué.

— Dites-moi, jeune fille, où est votre maîtresse ? demandai-je avec un soupçon d’angoisse.

— Dans l’entrepôt de son beau-père. Moi j’avais trop peur d’aller plus loin. Elle m’a dit d’attendre ici.

— Ça n’a pourtant rien de sinistre, un simple entrepôt ! Vous auriez dû l’accompagner.

— Et que dois-je faire maintenant ? demanda Naïssa avec nervosité, écarquillant ses yeux au maquillage stupéfiant.

— Exactement ce qu’elle vous a dit de faire, fis-je sans une once de réconfort.

Je cherchai à analyser la situation au plus vite. La veille, je l’avais informée que je ne pourrais l’accompagner dans l’entrepôt ; il valait mieux s’en tenir là, même si j’étais venu avec d’autres idées en tête. Malgré mon envie de la voir, je choisis de ne pas m’attarder. J’aurais eu du mal à l’affronter maintenant que j’étais convaincu de l’implication d’un de ses proches dans la conspiration. Pourtant, comment oublier que, dans ce même entrepôt, Sosia Camillina avait été assassinée… Il était encore plus inconcevable de laisser Helena Justina toute seule.

— Êtes-vous Didius Falco ? demanda Naïssa qui avait cru me reconnaître. Ma maîtresse m’a demandé de déposer ceci chez vous.

Elle me tendit quelque chose enveloppé dans un foulard. Le poids m’en était familier.

— Elle n’a laissé aucun message ?

— Non, monsieur.

Je trouvais tout cela bien étrange. Je suggérai vivement à la servante :

— Retournez auprès de la famille pour assister à la fin du Triomphe. Dites à la mère d’Helena Justina, le plus discrètement possible, qu’elle se trouve désormais sous ma protection. Inutile de déranger son père pour l’instant, il doit se trouver au sacrifice. Mais si Helena n’était pas de retour pour le dîner de célébration, prévenez tout de suite son père et dites-lui où nous sommes.

 

Je remontai le passage de la Louve d’un pas pressé. En chemin je déroulai le foulard d’Helena. Je découvris à l’intérieur un bracelet en jais de Bretagne, dont les divers morceaux s’entrecroisaient à la façon des fanons de baleine. Le bracelet que Sosia Camillina m’avait offert, et que l’on m’avait volé devant la demeure du sénateur.