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— L’année des quatre empereurs, commença Helena, ma famille accorda son soutien à Vespasien. Père, oncle Gaïus et moi étions d’accord. Oncle Gaïus le connaissait depuis des années, et nous l’admirions tous. Mon mari n’avait pas d’opinion arrêtée ; c’est avant tout un négociant : épices d’Arabie, ivoire, porphyre d’Inde, perles… Un jour, plusieurs personnes réunies chez nous parlaient de Domitien, le deuxième fils de Vespasien ; c’était l’époque où il se trouvait impliqué dans la révolte germanique, juste avant que Vespasien ne rentre à Rome. Les invités s’étaient convaincus que ce gamin prétentieux ferait un empereur idéal – suffisamment séduisant pour être populaire, mais facile à manipuler. J’étais furieuse. Dès qu’ils furent partis, je me tournai vers mon mari…

Elle eut une hésitation. Je la regardai de biais et décidai qu’il était préférable de ne pas intervenir. Dans la pénombre, ses yeux avaient pris la teinte du vieux miel – ces dernières gouttes qui se réfugient dans les recoins du pot, juste hors d’atteinte des doigts, et que l’on se refuse à jeter…

— Oh, Didius Falco… Comment vous expliquer ? Cette dispute ne mit pas fin à notre mariage, mais j’ai alors compris le fossé qui nous séparait. Il ne me mettait jamais dans la confidence, je ne pouvais pas l’épauler comme j’aurais voulu. Pire encore, il n’acceptait même pas d’écouter mon point de vue…

Le malheureux savait sans doute ce qu’il faisait, mais je n’aurais jamais osé dire cela à Helena – même sous la menace d’un taureau crétois fou furieux.

— Avec le porphyre et les épices, il doit avoir une belle situation, remarquai-je. Vous auriez pu mener une existence paisible sans interférer dans…

— En effet ! reconnut-elle avec un mouvement de colère.

Certaines femmes y auraient trouvé leur compte. Prendre un amant, voire plusieurs, se plaindre à maman pendant qu’on dépense l’argent du mari… Un peu à contrecœur, je ne pouvais qu’admirer sa rigueur.

— Et pourquoi vous a-t-il épousée ?

— Par convenance sociale : une épouse lui était indispensable. Et en me choisissant, il se liait à oncle Publius.

— Votre père appréciait-il votre époux ?

— Vous connaissez les familles… Les pressions diverses s’accumulent au fil des années. Mon père a l’habitude d’agir selon les volontés de son frère. Et puis, mon mari paraissait un homme on ne peut plus normal : un nombrilisme exacerbé, une capacité très limitée à s’amuser…

J’étais mal placé pour répondre. Pour l’apaiser, je posai une question pratique :

— Je croyais que les sénateurs n’avaient pas le droit de faire du commerce…

— C’est pour cela qu’il s’est associé à oncle Publius. Il s’est chargé de la mise de fonds, mais tous les papiers étaient au nom de mon oncle.

— Votre mari est donc très riche ?

— Son père l’était, même après le contrecoup de l’année des quatre empereurs…

— Qu’est-il arrivé ?

— Ma parole, Falco, c’est un véritable interrogatoire !

Subitement elle éclata de rire. Je la voyais pour la première fois se livrer avec une telle bonne humeur et, conquis, je ris avec elle.

— Bon ! Quand Vespasien dévoila ses ambitions et fit saisir les réserves monétaires d’Alexandrie, afin de mettre la pression sur le Sénat, le commerce vers l’est s’en est ressenti. Mon mari et mon oncle ont bien tenté de trouver de nouveaux débouchés en Europe – Publius a même été voir du côté de la Bretagne si les Celtes ne produisaient rien d’exportable. Oncle Gaïus ne l’a pas vu d’un très bon œil.

— Ah oui ?

— Ils ne s’entendent pas bien.

— Pourquoi ?

— Question de caractère.

— Et Aelia Camilla, qu’en pensait-elle ? Elle a pris parti pour son mari ou pour son frère Publius ?

— Elle a un petit faible pour Publius : elle aime chez lui tout ce qui a le don d’agacer Gaïus !

La noble demoiselle trouvait cela drôle. J’aurais volontiers entendu son rire à nouveau et je saisis donc l’occasion offerte.

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

— Je ne sais pas si je dois vous le dire… Bien, mais ne vous moquez pas… Il y a des années, quand ils habitaient en Bithynie et que ma tante était encore une enfant, oncle Publius lui a appris à conduire son char. (J’avais du mal à le croire : Aelia Camilla avait l’air si digne.) Vous connaissez oncle Gaïus : un homme d’une gentillesse incroyable, et il ne dit pas non à un peu d’aventure. Mais dans son genre, il est assez collet monté. (Je m’en étais aperçu.) Il trouve qu’Aelia Camilla conduit trop vite. D’ailleurs, c’est elle qui m’a appris.

J’inclinai la tête en arrière et soupirai gravement en regardant le ciel.

— Ce cher Gaïus a bien raison.

— Ne soyez pas ingrat, Didius Falco. Vous étiez dans un triste état, il fallait bien que je me dépêche – et vous ne couriez aucun danger !

Oubliant un instant son personnage, elle brandit un poing et fit mine de me boxer au visage. J’interrompis son geste en lui attrapant gentiment le poignet.

 

J’attirai légèrement son bras pour faire apparaître la paume de sa main. Je plissai les narines pour mieux sentir ce parfum qui avait attiré mon attention. Son poignet était ferme et ne portait ce soir-là aucun bijou. Comme moi, elle avait la main froide. Cette senteur demeurait dans l’air – cela faisait penser à de la cannelle, mais avec une résonance plus profonde. Les rois parthes revenaient à la charge…

— Voilà des effluves qui ne manquent pas d’exotisme…

— Cela vient de Malabar… (elle tentait faiblement de se dégager), des Indes. C’est une relique extrêmement chère de mon ex-mari.

— Quelle générosité !

— C’est surtout un beau gâchis : le rustre n’y a jamais fait attention.

— Il avait peut-être un rhume dont il n’arrivait pas à se défaire, la taquinai-je.

— Pendant quatre ans !

Elle se mit à rire de bon cœur. J’aurais pu la laisser partir. N’en voyant pas la nécessité, je me penchai pour humer sa paume une nouvelle fois.

— Malabar ! Délicieux… Je ne connais rien de plus enchanteur. On ne l’aurait pas volé aux dieux ?

— Non, cela provient d’un arbre.

Je la sentais se contracter, mais elle était trop fière pour demander que je la libère.

— Quatre ans… Vous vous êtes donc mariée à… combien, 19 ans ?

— Dix-huit. J’étais bien assez mûre… J’ai été moins tenace que son rhume !

— Il a perdu au change, remarquai-je galamment.

Quand les femmes me confient leurs petites histoires, je ne me prive pas de leur prodiguer mes bons conseils :

— Vous devriez vous moquer de lui un peu plus.

— Ou de moi-même !

Seul un obsédé aurait tenté de lui embrasser la main. Je la reposai avec soin sur ses genoux.

— Merci, fis-je doucement, la voix altérée.

— Et pourquoi donc ?

— Quelque chose que vous avez fait un jour pour moi.

 

Nous sommes demeurés assis là, silencieux. Je m’étirai en arrière, allongeai les jambes et passai une main sur mes côtes endolories. Je me demandai quel genre de jeune femme avait pu être Helena avant que le riche imbécile renifleur ne la rende si agressive envers les autres. Tandis que je rêvassais, les étoiles firent leur apparition parmi les masses de nuages qui traversaient le ciel. Derrière nous, le brouhaha de la taverne s’était amoindri, alors que la clientèle profitait d’un temps mort, entre les goinfreries du repas et les beuveries à venir, pour raconter des histoires cochonnes dans une bonne douzaine d’idiomes. Les carpes sautaient dans leur bassin avec un regain d’énergie. Le périple touchait à sa fin, il ne restait plus qu’à attendre notre navire. Ce jardin, cette jeune femme intelligente pleine de répondant… tout prêtait à la réflexion.

— Mars Ultor… Je touchais presque au but… Si seulement j’avais pu trouver comment les lingots étaient acheminés !

Je me parlais à moi-même, je n’attendais pas de réponse.

— Falco, commença Helena, hésitante, vous vous souvenez de cette journée où je me suis rendue sur la côte, quand je suis rentrée énervée…

Je gloussai.

— Un jour comme les autres !

— Écoutez, je ne vous ai pas tout dit. On chargeait sur un bateau des objets en argile. Des quantités d’ustensiles – gobelets, bols, bougies, pieds de table sculptés représentant des otaries rieuses… De véritables horreurs, on se demande qui en voudrait ! D’autant que ça s’effrite dès qu’on oublie de les huiler…

Je grimaçai de gêne en me rappelant le plateau que j’avais offert à ma mère.

— C’est tout à fait le genre de couverture qu’ils pourraient employer. Vous vous êtes renseignée ?

— Bien sûr ! Falco, le camelot qui gère ce négoce n’est autre que… Atius Pertinax.

Pertinax ! Je ne m’attendais vraiment pas à retrouver son nom mêlé à cette affaire. Pertinax, écoulant de la vaisselle de pacotille ! Cet édile au nez pointu qui avait eu le nerf de m’arrêter quand il recherchait Sosia et de me passer à tabac avant de réduire mon mobilier en charpie ! Je lâchai un juron cinglant utilisé par les esclaves au fond des mines de plomb en espérant qu’Helena ne comprendrait pas.

— Ce n’est pas une raison pour devenir grossier, répliqua-t-elle d’une voix posée.

— Au contraire, demoiselle ! Vous connaissez ce sale pou ?

Helena Justina, fille de sénateur, à qui je devais un perpétuel étonnement, déclara d’un ton retenu, surprenant chez elle :

— Vous n’êtes pas très futé, Didius Falco. Est-ce que je le connais ? Et comment ! Nous avons été mariés.

Je sentis enfin toute la fatigue de ce voyage éprouvant s’abattre sur moi.