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À peine arrivé sur lui, je compris qu’il savait se battre. Il avait appris des techniques qu’un honnête citoyen devrait ignorer, sûrement dans quelque endroit mal famé de l’Empire. Heureusement pour moi, je ne comptais pas au nombre des honnêtes citoyens…

Ce fut un combat vicieux, d’autant que Meto croyait devoir distraire l’adversaire à renfort d’invectives et en cherchant à croiser le fer à tout bout de champ, que le coup ait un sens ou non. Cela ne me gênait pas. Je me mis moi-même à ahaner furieusement, alors que nous luttions, de plus en plus essoufflés, parmi les tonneaux d’épices et les balles, en renversant de temps à autre un baril. Helena Justina eut le bon sens de se tenir à l’écart.

Mon face-à-face avec le frère galeux du sénateur dura bien une demi-heure à travers les allées aux odeurs pesantes. À force de piétiner le précieux legs d’Helena, nos yeux s’étaient mis à larmoyer. Publius approchait certes de la cinquantaine, mais c’était un grand gaillard, comme tous les hommes de sa famille. Je trouvais très désarçonnant son allure si peu expressive ; je ne voyais rien à exploiter, aucun réflexe à titiller pour ensuite mieux le déjouer. Il avait une meilleure arme, qui portait plus loin – même si cela ne me troublait guère : je m’entraînais depuis des années à ce type d’affrontement avec Glaucus dans son gymnase. Meto non plus ne manquait pas de pratique. Là où il avait fait ses classes, on ne se privait pas de planter un coup à la cuisse ou d’enfoncer un pouce dans l’œil de l’adversaire. Au moins j’avais pris mes dispositions pour le maintenir à distance, avec ma ceinture déployée qui me servait aussi, enroulée sur mon avant-bras, à parer ses coups à la manière d’un gladiateur.

Il était en pleine forme alors que j’étais fatigué. Nous passions pour la troisième fois devant Helena ; j’avais réussi à éviter son regard que j’imaginais sans peine chargé d’angoisse. Je devais donner l’impression d’être aux abois – ce qui n’était pas pour la dépayser… Alors son oncle parut relâcher son attention un instant. Ma concentration vacilla une seconde et soudain, d’un coup brusque, il me fit lâcher le couteau. D’un geste désespéré, je me jetai la tête la première pour le rattraper et me retrouvai sur le sol à ramper, râpant mes paumes et mes genoux sur les gravillons avant de m’aplatir sur le poignard.

J’étais toujours à terre, allongé de tout mon long, prêt à me retourner le bras tendu, même s’il était sans doute trop tard. Nous avions fini par oublier la présence d’Helena, tant elle demeurait silencieuse et immobile. Son oncle fonça sur moi, brandissant son épée tout en lâchant un cri rageur. Helena se lança de tout son poids contre un tonneau derrière lequel elle s’était retrouvée. Le baril se renversa, répandant son contenu qui s’éparpilla sur le sol de l’entrepôt.

Je ne pris pas le temps de la remercier. Je ramenai un genou sous moi et me relevai d’un coup. Jambes écartées, je parvins à enjamber le tonneau renversé. Meto rugit. Il vacilla, déséquilibré par les petites billes très dures qui se nichaient sous ses pieds. J’avais la chance de porter des bottes dotées d’une triple épaisseur de semelle faisant bien trois centimètres. Je parvins à écarter les grains pour repartir à l’assaut. Avant qu’il ait retrouvé l’équilibre, j’esquivai sa défense pour lui placer un coup au poignet avec le manche de mon couteau. Il lâcha son épée. Pour ne pas prendre le moindre risque, je fis valser Meto d’un bon coup d’épaule.

Helena Justina réussit à s’emparer de l’épée.

— Arrêtez !

Ce fumier esquissa un geste.

— C’est fini ! lançai-je en manquant de m’étouffer. Ne…

— Pas mal, trouva-t-il la force de lancer, pour un cabot crotté des bidonvilles de Subura !

Je me méfiais de ce genre de lascars – je ne serais pas tranquille avant qu’on referme sur lui la porte de sa cellule.

— Ne bougez surtout pas, je n’ai rien à perdre ! Je vous préviens, Camillus, ne me cherchez pas !

— Falco, qu’allons-nous faire maintenant ? demanda vivement Helena.

— Il faut nous rendre au Palais. Vespasien saura prendre une décision.

— Falco, ne faites pas l’imbécile ! s’exclama Publius. Partageons l’argent et les épices… Quant à la fille, vous…

La colère montait en moi. Il avait déjà, une fois par le passé, disposé d’Helena pour accommoder ses visées peu avouables, en la mariant à Pertinax. Il n’allait pas recommencer !

— Là, je vous arrête. Votre noble nièce a certes mauvais goût, mais tout de même ! Allons, c’est terminé. La patrouille de l’Aventin a installé un barrage sur la via Ostia ; ils fouillent tout ce qui bouge – des paniers de grand-mères jusqu’aux bosses des chameaux. Petronius Longus ne laissera pas filer un convoi de chariots illégaux. Cet argent va signer votre arrêt de mort…

— Vous mentez, Falco !

— Tout le monde ne partage pas vos valeurs ! Allons, il est temps de partir.

 

Le père de Sosia – n’oublions pas qu’il l’était, et il savait très certainement que je ne lui pardonnerais jamais… – m’adressa un geste désabusé, les paumes en l’air tel un gladiateur s’avouant vaincu après avoir perdu toutes ses armes.

— Laissez-moi le choix des moyens.

— Quoi ? me moquai-je. Mourir avec cette touche d’honneur que vous avez tant méprisée durant toute votre vie ? Vous, un vulgaire traître de deuxième classe qui ne mérite même pas la pendaison !

Je crus entendre l’immense porte craquer.

— Marcus, supplia Helena dans un murmure, tout citoyen a droit à une fin honorable. Pourquoi lui refuser cette chance ? Voyons ce qu’il en fera… Laissez-moi lui donner l’épée…

Elle la lui tendit, avant que je puisse l’en empêcher. Elle avait le regard toujours aussi clair. Naturellement, il la brandit aussitôt vers le cou précieux d’Helena.

Camillus Meto avait autant de moralité qu’une ortie brûlante. La pauvre innocente s’était un peu trop approchée. Il empoigna brutalement sa douce chevelure et la fit tomber à genoux. Le regard d’Helena se voila. Au moindre geste, il la trancherait comme un jambon fumé espagnol.

Tout en m’efforçant de ne pas quitter son regard je lui dis de façon mesurée :

— Laissez-la partir…

— Pauvre Falco ! C’est vraiment votre point faible !

— Au contraire, ma force !

Helena ne se débattait pas et demeurait silencieuse. Son regard m’était insoutenable. Je fis un pas vers eux.

— N’approchez pas !

Il se tenait entre la porte et moi ; il bénéficiait certes de la meilleure luminosité, mais ce que je voyais avait plus d’intérêt.

— Derrière vous, Camillus !

— Par Vulcain ! lança-t-il, railleur. Pas cette pauvre ruse vieille comme le monde !

Je haussai la voix.

— Camarade ! On peut dire que tu as pris ton temps !

Helena cria de douleur lorsque son oncle, cherchant à me déstabiliser, lui tira les cheveux violemment. Il avait commis une erreur en portant toute son attention sur moi. Je ne le quittais certes pas des yeux, mais simplement parce que j’avais peur pour Helena ; il finit par entendre lui aussi les bruits de pas accourant précipitamment dans notre direction. Il fit mine de se retourner. Je criai :

— Il est à toi !

Alors Publius s’écarta légèrement ; je bondis et parvins à lui arracher Helena. Je la retournai et l’attirai de force vers moi, plongeant son visage dans mon cou. Comprenant ce qui se passait, elle cessa vite de se débattre. Je relâchai mon emprise pour couper ses liens, puis je la laissai se retourner pour regarder ce qui était arrivé.

Son oncle était mort. À ses côtés, dans une mare de sang, gisait une épée. Pas la sienne – l’exécuteur se tenait là.

Le sénateur Decimus Camillus s’agenouilla. Il garda les yeux fermés un instant. Sans lever le regard il me dit, comme hébété, avec le ton de camaraderie qu’il m’accordait au gymnase de Glaucus :

— Vous vous rappelez les conseils de votre maître d’armes, Marcus ? Tuer un homme avec une épée exige de la force et de la célérité – et le profond désir de le voir mort.

L’honnête Glaucus aimait en effet répéter ces mots. Le sénateur avait effectivement porté un solide coup, en y mettant tout son cœur – ce que je ne lui confierais jamais.

— Adieu, mon frère.

 

Retenant toujours sa fille d’un bras, je m’approchai et lui offris l’autre pour l’aider à se relever. Sans me lâcher, Helena se réfugia contre lui. Je les serrai tous les deux dans mes bras. À cet instant, nous nous trouvions sur un pied d’égalité, à partager notre profond soulagement et notre douleur.

 

Nous étions toujours blottis les uns contre les autres lorsque les prétoriens arrivèrent. Petronius Longus apparut dans l’embrasure de la porte, pâle comme un linge. Plus loin derrière lui, j’entendais le cahotement des carrioles que l’on ramenait. Il y avait beaucoup de bruit. Des gradés cherchaient à reprendre les choses en main ; la situation devint confuse. Des hommes n’ayant joué aucun rôle dans les événements de l’après-midi se félicitaient d’avoir réglé l’affaire. D’un pas lent, je me dirigeai vers l’extérieur, avec l’impression d’avoir les orbites vides, comme si j’avais porté un masque d’acteur.

On allait condamner l’accès à l’entrepôt dans lequel le cadavre reposait toujours. On apposa une chaîne sur la grille. Decimus fut conduit au Palais pour s’y expliquer ; je regardai sa fille qu’on dirigeait vers une chaise. Nous n’avons échangé aucune parole. Les prétoriens savaient bien qu’un enquêteur, fut-il celui de l’Empereur, n’avait rien à faire avec la fille d’un sénateur. Meto m’avait légèrement balafré ; mon sang avait coulé sur le visage d’Helena. Elle avait besoin de moi – je le savais au fond de moi-même. Elle était blessée et ne s’était pas encore remise de l’émotion. Je la voyais, toute tremblotante, et pourtant je ne pouvais pas m’approcher d’elle.

Un simple geste de sa part aurait suffi pour que j’écarte violemment tous les prétoriens. Elle ne fit pas le moindre signe. J’étais désemparé. Les gardes la raccompagnèrent chez elle.

 

La nuit était tombée dans une Rome vouée à cette heure aux occupations peu avouables, parcourue des cris les plus sombres. Au-dessus du Capitole, un hibou ululait. D’une ruelle perdue me parvenait le triste chant d’une flûte, déplorant sans doute l’injustice des hommes pour les femmes, ou la cruauté divine. Petronius Longus se tenait à mes côtés, sans prononcer le moindre mot. Lui et moi savions bien que l’affaire des cochons d’argent venait de trouver son épilogue.