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Ma mère repassa dans l’après-midi pour me demander de présider la grosse réunion familiale qu’elle organisait le lendemain, à l’occasion du Triomphe de Vespasien. Une bonne insolation, mes sœurs se crêpant le chignon, les gamins fatigués pleurant sans savoir pourquoi : une journée comme je les adorais… Quant à maman, elle nous faisait faux bond pour aller se poster sur un balcon bien au calme, en compagnie de trois vieilles copines. Pour faire passer la pilule, elle m’avait apporté une superbe brème impériale à tête d’or.

— Je vois que tu as rangé ta chambre, fit-elle avec un air pincé. Tu t’es enfin décidé à mûrir un peu…

— Je pourrais bien avoir de la visite, je veux faire bonne impression.

En passant derrière moi, maman m’ébouriffa tendrement les cheveux, puis fit mine de les recoiffer. Je n’y pouvais pas grand-chose si je la désespérais ; j’éprouvais moi-même un sacré désespoir.

 

J’allais m’asseoir sur le balcon, m’efforçant de ne pas me livrer à de futiles spéculations, quand j’entendis frapper à la porte. On entra sans attendre. Débordant d’expectative, je bondis sur mes pieds. Par la porte à battants, je pus observer ma merveille de mère en train d’alpaguer une jeune fille dans mon appartement.

Ma mère était habituée à un autre genre de confrontation. Elle savait y faire avec les jeunettes rougissantes, portant aux chevilles des bracelets en imitation corail… mais cette fine étoffe aux plis subtils et cet air sérieux…

— Bonjour, madame, je m’appelle Helena Justina.

Helena ne perdait jamais son sang-froid, même face à une mère tenant dans une main un bol de farce aux amandes et un couteau de boucher avec une lame de trente centimètres dans l’autre.

— Mon père est le sénateur Camillus Verus. Naturellement, ma servante m’attend devant la porte. J’aurais souhaité un rendez-vous avec Didius Falco ; je suis une cliente.

— Je suis sa mère, affirma distinctement maman, telle Vénus aux pieds d’écume défendant son petit Énée.

Entre nous, je doute que sa déesse de mère ait jamais farci le moindre poisson pour son cul-béni d’Énée, ce petit con prétentieux.

— Je m’en doutais, répondit Helena d’une voix douce et agréable. (Elle regarda mon dîner avec envie, comme si elle n’attendait qu’une chose : être invitée.) Je sais que vous vous êtes occupée de ma cousine Sosia. Je suis ravie que l’occasion me soit donnée de vous en remercier.

Après quoi elle se figea dans un silence tout humble, rajustant son voile, comme devait le faire une jeune femme bien élevée face à une dame plus âgée – c’était bien la première fois qu’une de mes amies traitait maman avec de tels égards…

— Marcus ! cria maman, désemparée par tant de politesse. Une cliente !

Affectant un air nonchalant, j’entrai dans la pièce. Ma mère attrapa le plat de poisson et trouva refuge sur le balcon, pour ménager la confidentialité de l’entretien. Elle ne se sacrifiait qu’à moitié – de dehors, elle entendrait tout. Je fis asseoir Helena dans la chaise-client et m’installai de l’autre côté de la table, avec mon air le plus professionnel. Nos regards se croisèrent et je perdis tous mes talents d’acteur. Elle se demandait si j’étais content de la voir ; je scrutai moi-même ses traits avec précaution. Soudain, nos deux regards soulagés trahirent le même sentiment d’auto-dérision. Nous demeurâmes plongés dans un silence éloquent, à échanger de tendres sourires.

— Didius Falco, je souhaite parler de votre facture.

Sans quitter du regard la porte du balcon, je tendis ma main pour effleurer le bout de ses doigts. Un frisson me parcourut, j’en eus la chair de poule.

— Vous avez des réserves, mademoiselle ?

Elle retira sa main, l’air indigné.

— J’aimerais bien savoir ce que sont les charges à débattre ! lança-t-elle avec récrimination. Cinq cents sesterces pour des dépenses que vous ne prenez même pas la peine de détailler !

— C’est juste un poste un peu flou que les comptables affectionnent. Je vous conseille de ne pas lâcher le morceau, et surtout de ne rien payer !

Je souris. Elle comprit enfin que j’avais trouvé là le prétexte idéal pour la faire venir.

— Hum… Je vais y réfléchir. Faut-il prendre rendez-vous avec votre comptable ?

— Comme si je pouvais m’en payer un ! Le seul pourcentage qu’ils sachent calculer est celui de leurs honoraires ! Et j’ai déjà bien assez de sangsues sur le dos pour ne pas y ajouter un Phénicien chauve et son grippe-sou de clerc ! Il vaudra mieux vous adresser directement à moi…

Je la dévisageai lentement et non sans franchise, histoire de lui rappeler une certaine soirée – qu’elle ferait sans doute mieux d’oublier… Je m’arrêtai ; mon cœur battait bien trop vite. J’avais le tournis, comme si je venais de perdre deux litres de sang. Je m’adossai au mur, les mains croisées derrière la tête, souriant devant ce si joli visage. Elle me sourit en retour, goûtant cet instant de complicité. J’aimais tant son sourire…

Ça ne pouvait pas durer… Je faisais fausse route. J’avais besoin d’une petite à ma pointure, le genre à se glisser une fleur le long de l’oreille, qui serait prise de fous rires en écoutant mes poèmes. Je n’oserais jamais lire ma poésie à Helena. Elle trouverait bien le moyen de la lire seule, et de me signaler, non sans insistance, les fautes d’orthographe et les erreurs de prosodie ; comme il se doit, je m’indignerais vivement, tout en m’empressant d’effectuer les corrections dans le sens voulu.

— Il y a autre chose… fit-elle.

Mon visage muet se figea béatement en un large sourire de batracien.

— Les douanes ne vont pas tarder à libérer l’accès à l’entrepôt du passage de la Louve. Mon père n’est pas très d’accord pour que je m’y rende…

Les bras m’en tombèrent.

— Un meurtre a été commis passage de la Louve ! Votre père a raison !

— J’aimerais tellement pouvoir y jeter un coup d’œil…

— Alors faites-vous accompagner.

— Vous viendriez avec moi ?

— Et comment ! Dites-moi quand.

Mon regard brillant laissait envisager bien des choses épicées à faire dans un entrepôt à poivre… Helena avait un air grave. Elle se leva pour partir.

— Demain a lieu le Triomphe. Vous comptez y assister ?

— Pas pour mon plaisir, mais par devoir familial. Nous nous occuperons de votre entrepôt après.

Me dégageant de derrière la table, je l’escortai à la porte. En la laissant entrouverte pour nous camoufler, nous sortîmes sur le palier. Détail fâcheux : la servante l’attendait toujours…

Certains chaperons savent s’éclipser lorsque le chevalier servant souhaite embrasser la belle dont elles ont la charge… D’une certaine manière, la servante d’Helena me rassura en n’envisageant pas un instant que je puisse vouloir l’embrasser… J’espérais simplement que cela ne trahissait en rien les vrais sentiments d’Helena…

— Vous pouvez descendre, Naïssa. Je vous rattraperai, lui commanda Helena d’une voix claire.

 

Nous entendions les pas de Naïssa s’éloigner vers les étages inférieurs. Nous ne disions rien. Elle se tourna vers moi, l’air embarrassé. J’embrassai une de ses mains, en étendant son bras vers moi ; puis l’autre main, cette fois le bras simplement replié. L’attirant plus près, je l’embrassai sur les deux joues. Avec un soupir qui répondait au mien, elle me tomba dans les bras. Nous sommes demeurés immobiles un long moment, débarrassés de nos ennuis comme une rose perdrait ses pétales suite à un coup de vent. Sans la relâcher, je lui fis traverser le palier en l’embrassant. Au bord de l’escalier, je la libérai.

Elle descendit. Je la suivis du regard jusqu’à la rue. Après son départ, je demeurai immobile plusieurs minutes. Elle avait métamorphosé ma journée.

 

Je retournai m’asseoir à ma table, comme si de rien n’était. Je sentais encore le visage me picoter, à l’endroit où elle avait posé sa main avant de partir. Ma mère m’attendait. Combien de fois m’avait-elle vu revenir, le pas léger, après avoir reconduit une femme dans de pitoyables débordements d’affection… Mes amourettes se succédaient sans grande douleur pour personne. Elle vint s’asseoir en face de moi avec détermination.

— C’est donc elle !

Mon cœur se retourna sous une de mes côtes. J’esquissai un rire maladroit.

— Comment l’as-tu deviné ?

— Tu crois que je ne te connais pas !

 

J’allongeai le menton et jetai un coup d’œil au plafond ; le regard distrait, je remarquai un renflement provoqué par les infiltrations d’eau de pluie. J’essayais de m’imaginer Helena telle que ma mère l’avait vue, avec cette peau délicate, ces bijoux d’une élégance discrète… Et ces manières irréprochables, au point de la faire paraître hautaine, même si, comme son père, elle laissait toujours transparaître un caractère bien trempé, souligné par un humour incisif… Helena Justina, fille de sénateur, discutant entrepôts et notes de frais avec la plus grande aisance, alors que ses yeux célébraient en silence le bonheur que nous avions partagé… Tout le monde savait que je cherchais – sans trop forcer… – quelqu’un du genre de Marina, la compagne de mon frère ; une bonne âme sans complications, avec un minimum de jugeote et un joli minois, sachant tenir son intérieur, et avec suffisamment de copines pour ne pas me traîner dans les pattes. Je n’avais pas besoin qu’on me le rappelle.

Je gardai les yeux rivés sur la table, jouant avec quelques tiges d’estragon.

— Alors, s’enquit ma mère, je lance les biscuits au safran pour les fiançailles, ou je me mets mon voile noir pour aller pleurer au temple de Junon ? Où cela va-t-il nous mener ?

— Nulle part, dis-je dans un élan de lucidité. Elle t’a dit qui était son père, que veux-tu que je fasse ?

Un nouveau pincement d’agacement passa sur son visage.

— Marcus, vu le caractère de cette jeune femme, je doute que ce soit à toi d’en décider !

Je levai mon visage abattu vers elle. Son regard ne me disait rien qui vaille.