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J’avais beaucoup de chance d’être arrivé jusque-là : je me dirigeais vers l’ouest avec un laissez-passer m’autorisant à voyager vers l’est… Après sept années passées dans l’armée, plus rien ne m’étonnait.

J’avais prévu de voyager sans me presser, avec un arrêt de quelques jours à Londinium, histoire de m’acclimater. Le gouverneur du port de Gesoriacum avait sans nul doute prévenu le dépôt de Dubris. Londinium était informé de mon arrivée avant même que j’aie quitté la Gaule. Un émissaire m’attendait sur le quai à Rutupiae, bien au chaud dans ses bottes fourrées, pour m’éviter tout tracas à ma descente de bateau.

L’envoyé du procureur, un simple décurion, avait accepté cette mission spéciale avec la fatuité des héros de son espèce.

Il se présenta, avec sa face de lard et ses cheveux gras. Je m’empressai d’oublier le nom de ce minable franchement antipathique. Sa légion était la vingtième Valeria – de ternes besogneux qui s’étaient couverts de gloire en écrasant la révolte de la reine Boudicca. Leur quartier général se trouvait désormais à Viraconium, au pied des montagnes marquant la frontière. Je parvins à lui soutirer un unique détail intéressant : malgré les efforts répétés des gouverneurs successifs, la frontière demeurait la même, la route conduisant en diagonale d’Isca à Lindum, une ligne au-delà de laquelle la majeure partie de l’île échappait au contrôle de Rome. Je me souvenais que les mines d’argent se trouvaient dangereusement près de la démarcation.

 

Rien n’avait vraiment changé en Bretagne. La civilisation était venue recouvrir cette province comme la fine pellicule de cire qui se dépose dans le vase à onguents d’un apothicaire – un doigt passe facilement à travers. Vespasien dépêchait des légions d’avocats et d’érudits pour transformer ces populations tribales en démocrates que l’on pouvait inviter à dîner en toute sécurité. Je leur souhaitais bien du courage. Rutupiae ressemblait à n’importe quel port-frontière de l’Empire. Mais dès que l’on s’engagea sur la route d’approvisionnement longeant la rivière Tamesis vers le sud, je retrouvai un tableau familier : les huttes rondes au toit fumant, disséminées sur de modestes prés carrés, le bétail agressif se traînant sous des ciels menaçants, et ce sentiment de pouvoir parcourir pendant des jours collines et forêts sans jamais trouver un seul autel voué à l’un de nos dieux.

La dernière fois que j’avais vu Londinium, ce n’était qu’un champ de cendres dégageant une odeur âcre, où les crânes de colons massacrés s’entassaient les uns sur les autres, comme des galets dans un ruisseau rougeoyant. Désormais, c’était la nouvelle capitale administrative. Nous sommes arrivés par le sud. Nous avons pu découvrir un pont flambant neuf, des quais découpés au cordeau, des entrepôts et des ateliers, des tavernes et des thermes. Et pas une planche n’avait plus de dix ans. J’y sentis certaines odeurs familières et d’autres plus exotiques. Les dix premières minutes, je n’entendis pas moins de six langues différentes ! Nous sommes passés devant un terrain nu à la terre sombre, où allait être construit le palais du gouverneur ; plus loin, un autre site important devait accueillir le Forum. Les bâtiments officiels avaient surgi un peu partout, et notamment un complexe financier fort animé – cours, vérandas, et une soixantaine de bureaux – où logeaient le procureur et sa famille.

Les appartements privés du procureur étaient déprimants à souhait, dans le plus pur style britannique – cours étroites, pièces minuscules, vestibules mal éclairés, couloirs sombres… le tout dans un air confiné. Les lieux étaient peuplés d’êtres au visage livide et aux jambes blanches, qui s’entouraient de suffisamment de vaisselle d’Arretium et de verrerie phénicienne pour rendre la vie supportable. Il y avait des peintures murales dans des tons rouge foncé et ocre, surmontées de frises en relief représentant des cigognes et de la vigne – l’œuvre d’un plâtrier qui avait sans doute vu des cigognes et du raisin une fois dans sa vie, vingt ans auparavant. J’arrivai à la mi-octobre, mais à peine franchie la porte, j’entendis le bruit sourd du chauffage au sol.

Flavius Hilaris sortit de son bureau pour m’accueillir.

— Didius Falco ? Soyez le bienvenu en Bretagne. Avez-vous fait bon voyage ? Vous avez fait vite ! Venez, nous pourrons discuter pendant que l’on monte vos bagages.

C’était un homme énergique et vigoureux, ce qui me paraissait admirable après trente années au service du gouvernement. Il avait de beaux cheveux bruns, dont la coupe mettait en valeur sa tête élégante. Ses mains étaient fines mais fermes, avec des ongles soignés, coupés droit. Il portait un large anneau doré, l’insigne de la deuxième classe. En bon républicain je méprise le système des classes, mais d’emblée je jugeai l’homme remarquable. Malheureusement pour son avancement, il accomplissait sérieusement sa tâche mais sans jamais se prendre lui-même au sérieux. Il était apprécié, mais au regard des critères conventionnels, telles n’étaient pas les qualités d’un bel esprit.

L’architecte du service des Domaines lui avait affecté une pièce à titre de bureau personnel, mais il en avait fait une salle de réunion supplémentaire. En plus de son canapé de lecture, déformé à force d’usage, il y avait installé une table et des bancs pour les réunions. Il y avait quantité de candélabres muraux, tous crépitant à cette heure tardive. Ses secrétaires étaient partis, l’abandonnant à ses calculs et méditations.

Il me versa du vin. J’appréciai ce geste destiné à me mettre à l’aise. Mais je me demandai subitement s’il ne cherchait pas à désarmer ma vigilance.

Notre entretien fut d’une exhaustivité éprouvante. Comparé à cet Hilaris, mon client Camillus Verus n’était qu’un pruneau desséché. J’avais déjà rayé le procureur de ma liste de suspects (c’eût été trop gros) mais il prit soin de parler de l’Empereur pour afficher clairement ses préférences.

— Il n’y a pas mieux pour l’Empire – mais cela représente un grand changement pour Rome. Le père de Vespasien était un simple administrateur – comme mon propre père – et pourtant voici Vespasien empereur – mais moi, je me suis contenté de suivre les traces paternelles !

Il m’était de plus en plus sympathique.

— Pas tout à fait, monsieur : vous êtes le fonctionnaire le plus en vue d’une jeune province prestigieuse. Et l’Empereur vous compte au nombre de ses amis. Personne hormis le gouverneur n’a plus de poids en Bretagne. Alors que votre père a culminé au poste de receveur des impôts de troisième classe, et dans une ville de Dalmatie comptant une seule tête de bétail…

J’avais fait quelques recherches sur le personnage avant de partir. Il le comprit et nous échangeâmes un sourire.

— Votre père était commissaire-priseur, rétorqua-t-il.

Mon père avait disparu depuis si longtemps que peu de gens le savaient.

— Et l’est peut-être encore, reconnus-je avec mélancolie.

Il ne fit aucun commentaire. L’homme était courtois, mais il n’avait pas négligé de se renseigner sur mon compte avant que je débarque dans sa province :

— Quant à vous, Falco, deux ans de service militaire, plus cinq années comme éclaireur – ceux que les indigènes pendent pour espionnage…

— Quand on les attrape !

— Ce qui ne vous est jamais arrivé… Vous avez été remercié, vous êtes vite retombé sur vos pieds et vous avez entamé votre nouvelle carrière. D’après mes sources, vous seriez plutôt lymphatique, mais vos anciens clients sont élogieux. Et certaines femmes (il eut un léger sourire) ont un regard étrange quand elles évoquent votre nom…

Je ne relevai pas.

Il en vint enfin au sujet que nous avions éludé depuis le début de l’entretien.

— Vous et moi, fit le procureur tout sourire, avons servi dans la même légion, Didius Falco.

Il ne me l’apprenait pas, comme il ne pouvait l’ignorer.

La même légion, à vingt ans d’écart, dans la même province. Il avait servi dans la glorieuse deuxième Augusta à l’époque où elle constituait les troupes d’élite de l’invasion britannique. Vespasien la commandait – c’est là qu’ils s’étaient rencontrés. J’avais rejoint la deuxième à Isca, à l’époque où le gouverneur Paullinus décida d’envahir Mona – l’île aux Druides – afin de vider ce repaire de rebelles une fois pour toutes. Paullinus nous avait laissés à Isca, pour protéger ses arrières, alors que notre commandant l’avait suivi en tant que conseiller. Nous nous étions retrouvés sous la coupe de Poenius Postumus, un préfet de camp incompétent, qui qualifia la révolte de Boudicca « d’escarmouche locale ». Quand cet imbécile reçut les ordres du gouverneur paniqué – les Icènes avaient mis le sud à feu et à sang – au lieu de rejoindre notre armée assaillie, il refusa de bouger, par trouille ou nouvelle erreur de jugement, nul ne le sait. J’avais connu la légion à ses heures les plus noires.

— Vous n’y êtes pour rien, remarqua Hilaris avec sympathie, comme s’il avait deviné mes sombres pensées.

Après le massacre des rebelles, quand la vérité éclata, notre crétin de préfet de camp tomba sur son glaive, avec notre aide. Il nous avait tout de même fait abandonner vingt mille camarades en rase campagne, sans vivres ni retraite possible, face à deux cent mille Celtes rugissants. Quatre-vingt mille civils avaient été massacrés tandis que, à l’abri dans notre camp, nous astiquions les rivets de nos armures. Nous aurions pu y perdre les quatre légions, le gouverneur et la province.

Si une province romaine avait succombé à une rébellion indigène, dirigée par une femme, l’Empire tout entier aurait menacé de se désintégrer. Rome aurait pu disparaître. Une simple escarmouche locale, cette révolte britannique…

Après coup, nous n’avions pu que constater les destructions des barbares. À Camulodunum, nous avions découvert les villageois regroupés à l’intérieur du temple de Claude : ils avaient fondu les uns contre les autres après un brasier de quatre jours. Nous avions suffoqué dans les nuages de poussière noire à Verulamium et Londinium. Nous avions détaché des colons crucifiés dans leurs villas de campagne isolées, et jeté de la terre sur les squelettes calcinés de leurs esclaves étranglés. Nous avions contemplé, horrifiés, des cadavres de femmes mutilées, accrochés dans les arbres, comme de vulgaires chiffons rouges. J’avais 20 ans.

C’est ce qui m’a poussé à quitter l’armée à la première occasion. J’ai mis cinq ans avant d’y parvenir, mais je ne l’ai jamais regretté. Je me suis retrouvé à mon compte. Je me suis juré de ne plus jamais accepter de recevoir d’ordres d’un individu d’une incompétence si criminelle. Et de ne plus jamais faire partie des cercles du pouvoir, où l’on propulse de tels imbéciles aux commandes.

 

Flavius Hilaris me contemplait, toujours plongé dans mes songes.

— Aucun de nous ne s’en remettra jamais complètement, reconnut-il, avec une certaine amertume.

Comme le mien, son visage s’était assombri. Tandis que le gouverneur Paullinus s’occupait à chasser le sauvage dans les montagnes, Hilaris prospectait l’or et le cuivre. Il veillait aux finances. Il occupait la deuxième place dans l’échelle administrative, juste après le gouverneur. Mais dix ans auparavant, à l’époque de la Révolte, Gaïus Flavius Hilaris exerçait une charge moins importante : procureur responsable des mines britanniques.

C’est peut-être lui… Mon cerveau las me disait que cet homme, si franc de sourire et de regard, pouvait bien être mon coupable. Il connaissait les mines et savait truquer les documents : personne dans l’Empire n’occupait une place plus parfaite.

— Vous devez être fatigué, lança-t-il doucement. (Je me sentais vidé.) Vous n’avez pas dîné, je ferai monter à votre chambre de quoi vous sustenter. Mais vous devriez d’abord vous détendre aux bains. Et quand vous aurez mangé, je souhaite vous présenter mon épouse…

Pour la première fois, j’avais affaire à la caste des diplomates. Ils m’avaient échappé jusque-là car, menant des vies dépourvues de duplicité, ils ne s’attiraient aucune inimitié et n’avaient donc pas recours à mes services. J’étais arrivé en m’attendant à être traité comme un serviteur. Alors que je me retrouvais logé incognito dans les appartements privés du procureur, accueilli en véritable ami de la famille.

Heureusement, j’avais emmené une tenue correcte.