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Il arrive qu’une enquête se résume à une suite logique de faits s’enchaînant les uns aux autres ; le premier enquêteur venu, s’il est doté d’un semblant de cervelle, peut alors conduire les choses seul et à son gré. Mais ce n’est pas toujours le cas, loin s’en faut. On est parfois condamné à remuer la boue à la recherche de débris, en espérant voir enfin remonter quelque relique pourrie pleine d’enseignement.

Quelque chose venait d’apparaître dans la fange. J’étais malgré tout peu ravi qu’Helena se soit chargée de touiller le cloaque. Il était toutefois logique qu’elle ait retrouvé le bracelet à l’endroit même où Sosia avait déniché sa liste. À n’en pas douter, Helena Justina connaissait maintenant le nom du dernier conspirateur.

Je glissai le bracelet dans mon ceinturon pour ne pas risquer de le perdre à nouveau.

 

Je remarquai certains changements dans le passage. Les mauvaises herbes foisonnantes s’accrochaient langoureusement à plusieurs portes délabrées, aux chambranles recouverts d’un salpêtre qui luisait comme des œufs de crevette ; un peu plus loin, de nouvelles chaînes affichaient leurs cadenas clinquants devant des portes flambant neuves. Les baux devaient souvent changer de mains, au gré des fluctuations commerciales, qu’elles se trament sur les océans avec les dieux aux humeurs capricieuses, ou dans les spéculations toutes humaines qui se jouaient à l’Emporium.

Vu de l’extérieur, l’entrepôt Marcellus ne semblait pas avoir tellement changé. À l’entrée, on avait déplacé de quelques mètres la carriole qui se trouvait déjà abandonnée là six mois auparavant. J’étais surpris qu’on y soit parvenu. Je remarquai le changement grâce au trou qui se trouvait désormais là où avait reposé le véhicule pourrissant. La grille donnant sur la cour était fermée… Pas à clé… Je m’introduisis furtivement.

Lorsque j’étais venu y chercher Sosia, l’entrepôt Marcellus avait l’air désaffecté. Depuis, le commerce maritime vers Alexandrie avait repris, et quelques trirèmes remplies de marchandises à ras bord avaient manifestement dû faire le voyage pour Pertinax, avant sa mort. De toute évidence, l’endroit avait retrouvé une activité. Une file de chariots attendait contre un mur dans la cour et, en m’approchant de la porte de l’entrepôt, je sentis de nouvelles odeurs. Quelqu’un avait laissé une grosse clé sur la serrure extérieure. La porte, haute de quatre mètres, s’entrouvrit en grinçant, mais il fallut tout mon poids pour déplacer ce monstre.

Quel endroit envoûtant ! Maintenant que Pertinax et son associé Camillus Meto s’en servaient à nouveau, le lieu avait retrouvé une atmosphère toute magique. À en juger par le silence de plomb, personne ne se trouvait là.

Cet entrepôt à poivre était un vaste bâtiment carré, très haut de plafond, parsemé d’objets faiblement éclairés par quelques ouvertures situées tout en haut. L’espace n’était encore occupé qu’à moitié, mais en cette chaude après-midi, les divers arômes des denrées précieuses me saisirent dès l’entrée, comme la bouffée de chaleur d’un sauna bien isolé. Une fois que mes yeux furent adaptés à la pénombre, je pus distinguer les vasques remplies de racines de gingembre, alignées telles des statues de pharaons le long de l’allée conduisant aux tombes dans quelque silencieuse cité des morts. Les sacs empilés au centre du hangar regorgeaient de clous de girofle, de coriandre, de cardamome, ou encore de bâtons de cannelle. Des boxes en bois occupaient un mur entier ; j’y plongeai un bras et découvris plusieurs variétés de poivre en grains – rouge, blanc et vert. Sans trop réfléchir, j’en fourguai une petite poignée dans ma poche – l’équivalent d’un an de salaire.

Helena demeurait introuvable. Je longeai une rangée de paniers et de tonneaux, jusqu’à l’arrière du local ; puis je revins sur mes pas. Mes yeux pleuraient légèrement. J’avais l’impression de me noyer dans ce flot d’odeurs enivrantes, comme dans un baume médicinal.

— Helena.

J’articulai son nom, doucement. J’attendis, à l’affût du moindre signe pouvant trahir sa présence, mais je voyais bien qu’elle n’était pas là.

— Helena…

Je sortis dans la lumière éblouissante de la cour. Quelqu’un était bien passé – on avait laissé la clé, sans doute en prévoyant de revenir.

Il n’y avait toujours pas un chat. Je contemplai à nouveau la file de chariots. Ils avaient dû représenter un gros investissement. D’ordinaire, on transportait les épices à dos de mule, dans des paniers.

Je me dirigeai vers la grille. Naïssa était partie. Rien d’autre n’avait changé. Je repassai devant le vigile qui était suffisamment éveillé pour me jeter un regard brumeux mais gai.

— Je cherche une jeune femme.

— Je vous souhaite bonne chance, l’ami !

Au point où il en était, tout le monde était son ami. Comme il insistait pour trinquer avec moi, je m’assis par terre à ses côtés pour réfléchir à la suite des événements. On ne pouvait partager sa bouteille sans profiter du même coup de sa compagnie. Deux raisons pour lesquelles il devait souvent boire seul : sa vinasse était certes déplorable, mais sa conversation davantage encore. L’alcool aidant, je lui demandai comment avançait le travail des égoutiers. J’aurais mieux fait de me taire : il était borné, et me bassina la tête, non sans morgue, avec tout un laïus sur l’incompétence des édiles chargés des travaux publics. Il avait raison, mais je me serais bien passé de son avis. Je suçotais un grain de poivre tout en maugréant.

— Ces travaux durent depuis plus d’un an. Pourquoi si longtemps ?

Si j’avais été un type chanceux, il aurait répondu qu’étant simplement le gardien, il n’en savait trop rien. Mais un homme capable de vous tenir la jambe sur les affaires locales ne saurait avoir cette franchise ou ce tact. Après un exposé bafouillant sur l’art d’entretenir les égouts – épouvantablement inexact du point de vue technique, et franchement agaçant quand il se mit à tracer des schémas sur le sol poussiéreux… – je finis par apprendre que les fissures ne cessaient de réapparaître. La tâche était ardue, et la faute s’en trouvait deux cent mètres plus bas dans le passage de la Louve. Aucun des arrogants riverains n’acceptait de laisser creuser dans sa cour. D’où l’obligation de balancer tout le ciment par ce trou et de le transporter ensuite sous terre dans des paniers…

— Ils n’ont vraiment pas pu creuser de trou plus proche ? demandai-je.

Avec la logique imperturbable des vrais ivrognes, il répondit qu’un tel trou n’existait pas.

— Merci, dis-je en inclinant le rebord du chapeau prêté par Maïa.

Je n’avais pas besoin de me déplacer pour savoir que je venais de retrouver les cochons d’argent.

 

Allongé à côté de ce soûlaud fini, mon chapeau de paille posé sur le visage et la tenue débraillée, je retournai l’idée dans ma tête. Bizarrement je ne fus pas surpris en entendant des pas décidés approcher de la rue principale et nous dépasser, fort pressés de remonter le passage. Je redressai mon chapeau très légèrement au-dessus de mon nez et j’aperçus un homme qui m’était familier se glisser par le portail de l’entrepôt.

 

J’eus tout juste le temps de dévaler la ruelle et de me dissimuler au fond d’un des chariots ; il ressortit presque sur-le-champ, aussi soudainement qu’une graine de lupin en train de germer. Comme moi auparavant, il avait dû trouver la clé dans la serrure. Je l’entendis se diriger vers le trou qu’avait dissimulé la carriole. J’eus l’impression qu’il s’arrêtait pour tendre l’oreille ; je retenais ma respiration. Il craqua une allumette en soufre. Il se glissa le long de l’échelle qui s’enfonçait dans le sol… Je sautai aussitôt à terre et m’approchai de l’ouverture, en prenant soin de la contourner pour que mon ombre ne porte pas dessus. Je me tins prudemment en arrière tant que retentit le cliquetis lointain de ses chaussures sur l’échelle. J’attendis quelques secondes de plus, au cas où l’idée l’aurait pris de jeter un coup d’œil vers le haut.

Après m’être assuré que j’étais bien seul, je me redressai et entrepris de descendre à mon tour, m’efforçant de placer silencieusement la plante de mes pieds sur les barreaux métalliques.

Une fois en bas, après un léger tournant, on se retrouvait dans un réduit d’où partait une galerie qui passait sous le mur de la cour. On avait la place d’y marcher sans se courber, et le sol était lisse. Tout était recouvert de mortier bien sec. Avec le peu de lumière qui parvenait d’en haut, je me dirigeai vers une large embrasure. Dissimulé dans l’ombre du tunnel, j’eus tout loisir d’observer l’homme que j’avais suivi, en pleine conversation avec Helena. C’était le plus jeune des frères Camillus, son oncle Publius.

Je ne savais toujours pas s’il était venu en malfrat, soucieux de sauver son magot – ou tout bonnement en citoyen honnête, quoiqu’un peu curieux.