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En voyant la jeune fille gravir les marches quatre à quatre, je me suis dit qu’elle était bien trop vêtue.

L’été touchait à sa fin. Les Romains grésillaient comme des beignets dans une poêle à frire. Les gens avaient délacé leurs sandales, mais n’avaient d’autre choix que de les garder – même un éléphant se serait brûlé les pattes en traversant la rue. Dans mon quartier, les ruelles étroites situées au pied de l’Aventin, certaines femmes avaient cherché refuge à l’ombre, dans l’embrasure d’une porte, où elles se tenaient avachies sur un tabouret, jambes écartées et torse nu… Je préfère ne pas vous décrire les hommes !

Je me trouvais au Forum. Elle était en pleine course. Couverte comme elle l’était, elle risquait un coup de chaleur. Mais, elle n’avait encore succombé ni à l’insolation ni à l’asphyxie. Luisante comme une plaque de pâtissier bien graissée, elle escaladait à toute vitesse les marches menant au temple de Saturne. Elle fonçait droit sur moi, mais je ne fis pas le moindre geste pour m’écarter. Elle m’évita de justesse.

Certains hommes naissent chanceux, les autres s’appellent Didius Falco…

De plus près, je persistai à penser qu’elle aurait gagné à ne pas porter toutes ces tuniques. Ne vous méprenez surtout pas, j’aime les femmes légèrement vêtues – l’espoir est alors permis de les déshabiller. J’ai tendance à déprimer si je les trouve d’emblée sans la moindre parure, car soit elles viennent de se déshabiller pour un autre, soit j’ai affaire à un cadavre, vu mon secteur d’activité.

Celle-ci débordait de vie. Au cœur d’une villa raffinée tout en marbre, près d’une fontaine, dans un jardin intérieur ombragé, une jeune fille oisive aurait sans doute conservé une impression de fraîcheur, même emmaillotée dans de délicates étoffes brodées, les chevilles et les poignets chargés de bracelets noirs et ambre. Si elle venait à sortir précipitamment, elle le regretterait sur-le-champ. Dans une telle canicule, elle fondrait sur place. Sa tenue légère ne tarderait pas à lui coller au corps, épousant chacune de ses formes délicates. Des boucles de sa belle chevelure colleraient délicieusement à son cou. Ses pieds glisseraient sur les semelles moites de ses sandales. La sueur coulerait à profusion le long de son cou, vers les recoins intrigants dissimulés sous une toilette recherchée.

— Pardon… fit-elle, essoufflée… Pardon !

Elle fit mine de me contourner. Le plus poliment du monde, je fis un écart dans le même sens. Elle esquiva. J’en fis autant.

J’étais venu au Forum pour un rendez-vous avec mon banquier. J’avais le cafard. J’accueillis cette apparition provocante avec le vif intérêt d’un homme ayant besoin de se changer les idées.

C’était une petite chose fragile. Je les préfère plus grandes, mais j’étais prêt à faire une exception. Elle était diablement jeune. À l’époque, j’avais un faible pour les femmes mûres. Celle-ci finirait bien par grandir, et je pouvais toujours patienter. Sautillant toujours sur les marches, elle jeta un regard paniqué en arrière. Je glissai un coup d’œil par-dessus son épaule – au demeurant fort élancée. Je ne m’attendais pas à une telle surprise.

Ils étaient deux. Deux gibiers de potence, aussi larges que hauts, se frayaient un chemin dans la foule. Deux masses hideuses à la cervelle ramollie. Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de marches. Naturellement, la gamine était terrorisée.

— Poussez-vous, implora-t-elle.

J’hésitai.

— En voilà des manières ! trouvai-je le temps de me moquer.

Les deux affreux n’étaient plus qu’à cinq pas.

— Monsieur, laissez-moi passer, lança-t-elle, l’air méchant.

Quelle trempe !

Le Forum avait son air habituel. Dans notre dos, légèrement sur la gauche, se trouvaient le Capitole et le Tabularium, siège des archives. À notre droite, j’apercevais les tribunaux et, plus loin sur la via Sacra, le temple de Castor. En face, au-delà des Rostres en marbre blanc, se dressait le Sénat. Les banquiers et les bouchers s’agglutinaient sous les portiques et une foule transpirante, principalement masculine, occupait le moindre espace libre. Des jurons retentissaient, lancés à la cantonade par les chaînes d’esclaves qui se croisaient sans cesse sur la place, comme dans un défilé militaire mal organisé. Une odeur d’ail et d’onguent capillaire imprégnait l’atmosphère.

La fille chercha à se faufiler sur ma droite. Je lui bloquai le passage.

— Vous cherchez votre chemin, jeune demoiselle ? demandai-je avec sollicitude.

Elle était trop désespérée pour jouer la comédie.

— Je dois parler à un magistrat !

Trois marches… Plus le temps de tergiverser. Son expression se modifia.

— Aidez-moi !

— Avec plaisir.

Je pris les choses en main. Je l’entraînai par le bras, au moment même où la première des brutes était sur le point de plonger sur elle. De près, il paraissait encore plus baraqué. Au Forum, mieux valait ne pas compter sur l’aide des passants. Je plantai la semelle de ma botte dans le plexus du premier malfrat et tendis la jambe d’un coup sec. Je sentis mon genou craquer mais la bête de somme vacilla contre son compère et tous deux partirent à la renverse, tels deux acrobates déséquilibrés.

Je cherchai désespérément un moyen de diversion. Les marches débordaient de la foule habituelle de vauriens parmi les étals de marchandises vendues à prix exorbitants. J’envisageai un instant de balancer des melons, mais chaque fruit écrasé réduirait d’autant les maigres ressources du récoltant – je savais ce qu’était un train de vie limité ! J’optai pour des ustensiles en cuivre du meilleur goût. Je parvins à renverser un étalage en le faisant basculer avec mon épaule : cruchons, bonbonnes et récipients en tout genre dégringolèrent le long des marches du temple, dans un fracas qui couvrait les maigres cris du vendeur lancé à leur poursuite, suivi d’un certain nombre de badauds comptant bien rentrer chez eux un nouveau saladier sous le bras.

J’attrapai la fille et lui fis gravir les marches du temple d’une seule traite. Je ne pris guère le temps d’admirer l’élégant portique ionien, préférant franchir au plus vite les six colonnes, afin de pénétrer dans le sanctuaire.

Elle gémit, mais je ne ralentis nullement le pas. La fraîcheur du lieu nous fit frissonner, et je ne pus retenir quelques gouttes de sueur froide à l’idée de nous retrouver dans une telle pénombre. Cela sentait le vieux, le très vieux. Nous courions d’un pas vif sur l’antique sol en pierre.

— J’ai le droit d’entrer ici ? susurra-t-elle.

— Prenez l’air pieux. Allons-y !

— Mais il est impossible de sortir !

Même si vous ignorez tout des temples, vous savez qu’ils présentent une seule entrée imposante, en façade. En revanche, si vous connaissez un tant soit peu les prêtres, vous aurez sans doute remarqué qu’ils se ménagent toujours une porte dérobée, à l’arrière. Les prêtres du temple de Saturne ne dérogeaient pas à la règle.

Je la fis sortir du côté du champ de course, et nous avons filé vers le sud. Pour la pauvre fille, cela ne valait guère mieux que la fosse aux lions ! Je la guidai à travers un dédale de rues mal famées et de passages pestilentiels.

— Mais où sommes-nous ?

— Dans le secteur de l’Aventin, treizième Région. Au sud du Cirque Maximus. Nous allons vers la via Ostia.

Des paroles aussi rassurantes que le sourire d’un requin pour une sole ! On avait dû la mettre en garde contre ces quartiers. D’ailleurs, si elle avait des gouvernantes dignes de ce nom, elles avaient dû lui toucher deux mots à propos des types comme moi. Je ralentis l’allure après avoir traversé la via Aurelia. Je me retrouvais en terrain familier et je n’avais pas envie que la petite rende l’âme.

— Où m’emmenez-vous ?

— À mon bureau.

Elle parut soulagée. Cela fut de courte durée. Mon bureau consistait en deux pièces au sixième étage d’un immeuble humide et froid, où seuls la crasse et les cafards morts maintenaient les murs en place. Sans laisser le temps à mes voisins d’évaluer le montant de sa garde-robe, je l’arrachai au chemin boueux qui faisait office de route dans le quartier pour la faire entrer dans la blanchisserie de Lenia, un lieu qui manquait totalement de distinction.

Dès que j’entendis la voix de mon logeur Smaractus, je rebroussai chemin sur-le-champ.